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Lukas BÄRFUSS

Hagard

L'histoire se déroule en mars 2014, deux jours après la mystérieuse disparition du Boeing de la Malaysia Airlines.
Philip, promoteur immobilier en pleine ascension sociale à mi-chemin entre les quarante et cinquante ans, alors qu’un rendez-vous manqué laisse une heure vacante dans son agenda surchargé, entrevoit sur le trottoir la silhouette d’une  femme dont il ne voit pas le visage mais qui porte des ballerines bleu prune, « deux farouches belettes perdues dans le piétinement », qui le fascinent. Il cède par jeu à son envie de la suivre jusqu’à en perdre toute notion du temps, oubliant même de récupérer son gamin chez la nourrice. Parvenu ainsi à la gare où la foule se presse pour s’engouffrer dans les trains de banlieue, celui qui a toujours évité par dégoût d’utiliser les transports en commun s’apprête à faire demi-tour quand saisi par une incompréhensible pulsion il saute dans le wagon derrière la femme. La foule complique alors la filature mais la chance lui sourit: quand persuadé que l’oiseau s’est envolé il descend à l’arrêt suivant pour revenir à son point de départ sa silhouette se dessine à nouveau au bout du quai. Alors, tel un chasseur ou un maniaque sexuel guidé par son fantasme attendant le moment de sauter sur sa proie, il reprend sa traque. Jamais l’homme ne rogne la distance qui le sépare des ballerines couleur prune mais quand la femme disparaît dans une entrée d’immeuble, il se reproche d’avoir trop attendu pour l’accoster. Seul face à la nuit et le froid qui tombent il ne lui reste plus qu’à trouver un  poste d’observation proche et discret pour surveiller cette entrée. Cela serait presque tranquille si une pie ne lui disputait pas la place avec effronterie.

Lors des trente-six heures que durera au final cette errance urbaine hallucinée, Philip perdra une chaussure et sa dignité, sa voiture, son argent et ses papiers. La pluie, la saleté de la rue et le manque de sommeil lui donnent un air d’homme déchu ou dérangé. Il suffira d’une batterie de téléphone portable défaillante transformant son répertoire en Graal inaccessible pour que secrétaire et clients mais aussi proches de la sphère privée s’effacent peu à peu de sa propre mémoire comme s’il glissait progressivement dans un monde parallèle dont tout retour serait impossible.

    

C’est un livre complexe que Lukas Bärfuss nous offre là. Comme il l’écrit dans les toutes premières pages en avertissement à ses lecteurs : « Quiconque veut démêler les fils de la réalité s’emmêlera lui-même les pinceaux. »  De même, le titre fort bien choisi du livre (Hagard) donne d’office la note majeure du thème : l’égarement du personnage, l’irruption de l’irrationnel dans sa vie et le caractère halluciné de son aventure.
Rien pourtant ne pouvait laisser présager chez cet homme d’affaires hyperactif formé aux valeurs actuelles de la réussite, du paraître et de l’argent, la possibilité d’un tel basculement.    

Le lecteur est vite surpris par la relation inhabituelle de ce personnage avec un narrateur (l’auteur ?) qui endosse en direct le rôle du commentateur. Comme "héros", Philip nous renseigne bien naturellement sur les actes, les sentiments et les questionnements qui constituent cette escapade. S’y ajoutent l’observation fine d’un environnement nouveau pour lui (les transports, la banlieue, le bazar chinois…) qui capte toute son attention. La présence d’un narrateur omniscient qui s’octroie le droit de reprendre la parole quand ça lui chante non seulement pour commenter les propos de son protagoniste mais aussi pour signifier son propre trouble ou son incompréhension face à son comportement surprend mais s’admet vite comme un regard extérieur enrichissant.  Il faut par contre plus de temps pour comprendre le rôle joué par ces histoires apparemment parallèles apportées par d’autres personnages (nourrice, chauffeur de taxi, clients de bar...) avec lesquelles l’auteur parasite le récit initial. Mais au fil du roman des liens se tissent entre elles les amenant à se rapprocher en cercle concentriques non de la confusion mentale qui envahit Philip mais de la marge dans laquelle elle l’a entraîné.
Pourtant malgré ces apports complémentaires en faisceau, rien ne viendra lever le voile sur les motivations profondes qui animent le personnage pendant ces trente-six heures et ce mystère demeurera entier jusqu’à la fin, laissant le lecteur se faire à ce sujet sa propre opinion.

Outre sa complexité, la marque de ce roman c’est aussi son intensité. Celle de cette perte de contrôle subite et totale dont on pressent une issue fatale mais sans jamais en être certain tant l’auteur ménage le suspense. Celle du ressenti de ce personnage spolié de son statut social et de son identité qui, ayant perdu cadre et repères découvre soudain la liberté d’être lui-même, de vivre à fond son désir, de regarder autour de lui et de se tenir dans l’absolu et sans limite.
Il en est de même pour la structure et l’écriture du roman. Le dramaturge suisse manie les ressorts dramatiques des différentes scènes pour les faire converger de façon amplifiée et éminemment théâtrale, et si le temps du délire halluciné de Philip bien qu’initialement court semble suspendu, celui de la lecture est quant à lui dense et haletant.
L’ambiguïté mystérieuse dont l’auteur nimbe son texte, ses oscillations constantes entre tragédie et burlesque, réalisme et absurdité, amplifient la force du récit en jetant le trouble, voire le malaise, chez un lecteur aussi déstabilisé que fasciné.

Le roman porte clairement un regard critique sur le monde contemporain vu ici à travers la loupe des actualités TV. Mais ces nouvelles de violence, de misère, de catastrophes et de guerres venues envahir un quotidien policé, normalisé, assoupi et sécurisé aux heures de grande audience, sont diffusées de manière si tronquées, superficielles, répétitives voire manipulées qu’elles en perdent toute réalité, tout impact profond, anéantissant dans l’œuf chez ceux qui les découvrent toute velléité d’analyse et de réflexion. La dépendance technologique de Philip initialement relié aux siens et au monde par son téléphone portable, marqueur incontournable de ce début du XXIe siècle, est aussi pointée du doigt.

Dans ce roman étrange, intime et politique, qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse, l’errance du personnage pourrait s’apparenter à la quête éperdue d’un essentiel aussi insaisissable qu’indéfini.

Si  l’immersion dans ce livre peu conventionnel  n’est pas simple, si celui-ci semble porté par l’intention de déranger et d’alerter le lecteur sur ce présent perverti par l’argent et le succès générateurs d’un nouvel esclavage qui pourrait bien nous conduire au chaos généralisé, sa lecture en est une expérience littéraire puissante et marquante à ne pas manquer.  

Dominique Baillon-Lalande 
(02/02/18)    



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Lectures








Zoé

(Février 2018)
160 pages - 18 €


Traduit de l’allemand
par Lionel Felchlin
























Lukas Bärfuss,
né en Suisse en 1971, a déjà écrit de nombreuses pièces de théâtre et plusieurs romans.

Bio-bibliographie
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