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Jacek DEHNEL

Krivoklat

De la vie tranquille et réglée que Krivoklat, le héros de Dehnel, menait avant la mort de la compagne avec laquelle il avait vécu harmonieusement durant onze ans, il n’y a pas grand-chose à signaler si ce n’est leur passion commune pour la peinture et les musées. Ce citoyen autrichien discret et timide passait du reste totalement inaperçu avant que des actes de vandalisme d’œuvres d’art ne lui valent les colonnes des journaux, n’émeuvent l’opinion publique et l’envoient devant le tribunal puis en hôpital psychiatrique. Si la presse évoquait peu la qualité des tableaux que  l’« Acid Vandal » choisissait pourtant avec un soin méticuleux avant de les asperger d’un mélange d'acide sulfurique à quatre-vingt-dix pour cent, elle alignait avec frisson les zéros pour évoquer la valeur patrimoniale considérable des Rembrandt, Vermeer, Dürer, Klee, Bosch, Granach ou Van Gogh,  victimes de cette violence et graduait son indignation à la hauteur du risque de la perte éventuelle de ces trésors ou aux sommes avancées par les différents musées du monde occidental qui les abritaient pour leur restauration.
Pourtant celui qui se livrait par amour de l’art à ce geste choquant, espérant rendre ainsi à ces toiles incomparables leur caractère d’icône unique et irremplaçable puisque le produit choisi n’entamait au mieux que le vernis sans atteindre la peinture, s’obstinait. Son idéal non de destruction mais de libération de ces œuvres majeures et essentielles du carcan de la spéculation et de la banalisation où les selfies et la multiplication de reproductions indigentes et réductrices les enfermaient n’étant jamais atteint, il lui fallait continuer son combat quelles que soient la complexité et les conséquences toujours plus lourdes de sa délirante croisade. Imperméable à la peur, à chaque sortie ponctuelle de l’Immendorf Castle Medical Center obtenue grâce à une stratégie élaborée et un patient travail de dissimulation et de séduction des médecins, le malade réitérait son acte de bravade insensée, de façon rituelle, sans chercher aucunement à brouiller les pistes, fuir la justice ou l’établissement psychiatrique où la surveillance se trouverait pourtant renforcée par la suite.
De quoi promouvoir le terroriste dont la culpabilité était d’autant plus incontestable qu’il reconnaissait voire revendiquait lui-même cette étrange mission, au rang de « sérial vandal » qui lui avait valu à sa troisième performance sa photo dans le journal.  Un cas peu ordinaire qui, s’il avait laissé les juges perplexes et désarmés, présentait tous les atouts pour nourrir la curiosité, les thèses et la prétention des psychiatres auxquels il avait été confié. 

 

        Avec une férocité satirique proche de celle qui caractérisait le regard et le théâtre de Thomas Bernhard auquel il fait souvent référence, l’auteur, à travers son personnage-narrateur tourmenté, évoque et analyse l’internement, le quotidien et les traitements qui font l’institution psychiatrique dans un portrait à charge symboliquement traité comme les tableaux par Krivoklat au jet d’acide. Ainsi, au croisement entre la peinture et la psychiatrie, les deux sujets qui monopolisent l’esprit du pensionnaire entre les murs de l’établissement où il est enfermé, l’art-thérapie pratiqué par un psychiatre de renom qui utilise son cas pour ses écrits n’échappe pas au jeu de massacre mais devient la cible privilégiée des sarcasmes et de la fureur de ce patient averti.
Jacek Dehnel, plus largement et avec un sens du comique de l’absurde absent chez le dramaturge du vingtième siècle,  rejoint aussi son maître dans la causticité avec laquelle il considère la nature humaine et sa facilité d’adaptation au pire voire à la soumission chez le plus grand nombre. Ainsi,  cette classe moyenne qui dans les musées consomme des œuvres d'art plutôt que de les contempler parce que ses seules références sont le paraître et l’argent, incarne de façon agressive la bêtise et se rend coupable d’insulte envers l’art et de mépris pour les artistes, fautes graves aux yeux de Krivoklat prêt à endosser le costume de justicier. De même les malades et les médecins de l’HP, également veules, sournois, craintifs et soumis aux cadres et aux règles de l’établissement ou de la société, sont une belle illustration de cette médiocrité. Tous des moutons bêlant dans un monde pourri par l’argent qui bascule dans une folie collective du vide. Et que ce soit en art ou pour la maladie mentale, la toute-puissance de l’économie, d’une hiérarchie imposée, du diktat des médias ou de l’apparence, sont pareillement les maîtres du jeu.
Mais si Dehnel crache à travers son personnage sur la société occidentale, hypocrite et vénale, ici la conscience de la déliquescence du monde et le désespoir se trouvent heureusement traversés par l’Art qui dispense beauté, sens et humanité à qui sait le voir et par des êtres d’exception comme Krivoklat, sa femme et Zeyetmayer, cet assassin dessinateur de génie de la chambre 22A dont il a fait son unique ami. Trois êtres ayant choisi l’art comme vérité et la passion pour guide, des marginaux qui s’élèvent au-dessus du lot et sont sauvés par leur aptitude au refus et à la rébellion.

La confession de ce fou complexe, séduisant et d’une cohérence extrême, prend la forme d’un monologue aussi apparemment brouillon que passionné, aussi justement observateur et analytique que coléreux.  Si ce texte qui ne va jamais à la ligne se compose de phrase interminables dont la plus longue s’étend sur deux pages avec certaines formules obsessionnelles scandées en leitmotiv dans une incroyable logorrhée verbale, exige du lecteur de la concentration, il ne manque cependant ni de rythme, ni d’humour et dégage une forte musicalité qui parvient, une fois brisées les réticences premières de celui-ci, par l’embarquer et le ferrer habilement jusqu’à la dernière ligne sans le laisser reprendre son souffle.
Peut-être pourrait-on voir aussi dans cette forme singulière mais magnifiquement  adaptée à ce voyage au cœur de la folie, à cette exploration de l’intérieur du cerveau délirant de Krivoklat qui par moment nous trouble par la justesse de ses remarques et sa sagesse, une correspondance établie par Dehnel entre l’exigence et la pureté du regard propre à pénétrer l’intimité d’un tableau de maître et celle qu’il s’impose dans la recherche formelle de son récit pour transformer le fait-divers du siècle dernier qui lui a servi de modèle (Hans-Joachim Bohlmann avait vandalisé avec méthode plusieurs œuvres d'art dans les musées les plus célèbres d'Europe) en une réflexion sur la question même de l’art et de la création artistique.

La personnalité et la vivacité d’esprit du personnage de Krivoklat le fou se font vite fascinantes et transforment ce livre inclassable mais habité en une expérience riche, passionnante et hors du commun.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/04/18)    



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Lectures








Noir sur Blanc

(Février 2018)
160 pages - 18 €




Traduit du polonais par
Marie Furman-Bouvard








Jacek Dehnel,
né à Gdańsk en 1980,
est poète, romancier,
peintre et traducteur.



Bio-bibliographie de
Jacek Dehnel
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