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Jim CRACE

La mélodie


À une période du vingtième siècle non déterminée, dans une ville balnéaire non identifiable en mutation, Alfred Busi, sexagénaire et veuf inconsolable, est habitué aux bruits incessants que font les animaux fouillant dans ses poubelles devant la jolie villa en front de mer anciennement luxueuse mais aujourd’hui décrépite qu’il habite. Mais une nuit où le tintamarre plus important que de coutume l’amène à aller y voir, il est griffé et mordu au visage dans son arrière-cuisine par une créature mystérieuse. Il appelle alors pour le soigner Térina, sa  belle-sœur qui voit là l’œuvre de chats sauvages. Très vite la photo de son visage lacéré va faire la une des journaux locaux  mais quand Alfred croit deviner dans son agresseur un enfant nu miné par la faim les médias crient à l'invasion de bêtes féroces responsables des violences qui se déroulent en ville depuis quelque temps.
Plus Alfred, alias Mister Al, le chanteur de charme sur le déclin, appelle à la compassion, plus la presse locale attise la haine tandis que la population se laisse manipuler par la peur. Le New York Times lui-même se demande s’il n’existerait dans les bois tout proches des groupes humains primitifs organisant des raids sur les innocents et paisibles habitants du bord de mer.
Un petit journaliste de la presse locale du nom de ‘Sobriquet’ voit là l’occasion unique de faire sensation pour enfin faire décoller sa carrière en s’accrochant au sujet avec ténacité. Il ne quittera pas Mister Al et ses proches d’une semelle, attaché à leurs pas comme la vérole sur le bas-clergé. 
La célébrité locale voire nationale, en homme aimable et consciencieux, fait comme si de rien n’était et prépare son discours pour l’inauguration par les autorités de son buste dans un jardin public, profitant de cette occasion de sortir de sa mélancolie de veuf et de l’oubli auquel il se sent à court terme condamné. Mais une nouvelle agression l’attend, plus violente, quand, pour regagner son domicile la veille du concert donné en son honneur sur invitation par la municipalité, il traverse, à la lisière des immeubles de luxe des nouveaux quartiers, le jardin des indigents où se pressent des taudis peuplés de ‘néanderthaliens’. Riche de l’expérience précédente, de ça à la presse il ne dira rien mais perturbé et incapable de se produire en public il n’honorera pas, pour la première fois de sa carrière, ses engagements sans même en prévenir les autorités commanditaires.  
C’est peu de temps après qu’il découvrira par hasard dans la vitrine d’une agence immobilière l’annonce relative à la grande restructuration de son quartier incluant la villa de ses voisins, et par conséquence la sienne, avec en référence le nom du fils de Térina, un homme d’affaires sans scrupule qui se dit par voie de presse en faveur d’une croisade de salubrité municipale et se verrait bien maire, associé à cette affaire urbanistique et immobilière. Sa colère et sa révolte n’ont d’égal que son impuissance.
C’est alors qu’il se lie avec une jeune fille originale et marginale appartenant au collectif locataire  de la villa d’à côté en voie d’expulsion. Une belle rencontre qui lui redonnera force et courage…

Dans ce faux polar, habité par un personnage principal assez ridicule et pitoyable au démarrage puis de plus en plus respectable et émouvant au fur et à mesure de l’avancée du roman, se croisent les problématiques individuelles de la vieillesse et de la retombée dans l’anonymat qui l’accompagne pour le chanteur, du veuvage et de la solitude mais aussi de l’engagement. D’autre part bien vite avec l’évocation de la misère des habitants du Jardin des indigents qui fouillent les poubelles comme des bêtes, avec la violence générée par la faim et par la peur savamment orchestrée par les politiques dans la population, par la question de la transformation du bord de mer par les riches tenants de l‘immobilier qui veulent ainsi nettoyer la ville et faire une opération financière très lucrative, le roman quitte partiellement l’histoire personnelle de son héros pour prendre une dimension collective. On se retrouve alors avec une ville propre et bien-pensante aspirant à la tranquillité face à une zone de non-droits regroupant ceux que la société du profit a exclus puis exilés. Et entre misère des «migrants» parqués dans des «jungles» qui effrayent la population des villes proches et le rejet des catégories sociales populaires en périphérie des grandes villes de la plupart des pays aujourd’hui, cela nous rappellerait bien d’autres scénarios proches et contemporains.
À la charnière de ce destin particulier et du monde qui l’entoure, Mister Al, certes fatigué et déclinant depuis son veuvage n’a pas déclaré forfait et, incarnant en cela une belle figure de générosité et d’espoir,  les événements et la lutte raviveront la jeunesse de son cœur toujours aussi enclin à la tolérance, le respect et la bonté, lui faisant quitter cette mélancolie où il s’était enterré pour de saines colère face à l’injustice et de lumineux partages.

Derrière ce beau portrait d’une ancienne vedette de la chanson populaire au seuil de sa vieillesse, c’est en fait l’évolution de nos sociétés, les questions de la pauvreté et du vivre ensemble qu’avec autant d’humanité que de noirceur et non sans audace Jim Crace s’attache. 
Le roman à la lisière du réel et de l’imaginaire est bien ficelé, la tension et la fantaisie bien dosées, il est attrayant et facile à lire malgré le peu de dialogue et la longueur de certains monologues, la traduction est manifestement efficace et l’auteur maîtrise son art et son sujet avec talent parvenant avec aisance à amuser et émouvoir son lecteur sans faiblir de bout en bout. La superbe et fascinante couverture est un bonus fort appréciable. Bref Jim Crace avec son étonnante capacité de traiter d’un sujet brûlant d’actualité sans avoir l’air d’y toucher et en nous distrayant fait mouche et on en redemande.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/11/18)    



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Rivages

(Août 2018)
272 pages - 21 €


Traduit de l’anglais
par Laetitia DEVAUX









Jim Crace,
né en 1946 dans le Hertfordshire, a grandi à Londres. Plusieurs fois finaliste du Man Booker Price, il est traduit dans une douzaine de langues.

Bio-bibliographie
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