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Michel JULLIEN


L’île aux troncs


En mai 1945, les troupes soviétiques entrent victorieuses dans Berlin. Le pays est ravagé par la guerre et les vétérans revenus du front, invalides, aveugles ou les membres broyés par les mines, ces hommes troncs que l’on nomme alors « hommes ampoules » ou « samovars », grouillent dans les villes. La pension versée par l’État ne leur permet qu’à peine de survive et les centres d’hébergement mis à leur disposition n’étant que des nids de misère et de violence surchargés et délabrés, ils sont nombreux à mendier et vivre dans la rue. Kotik Tchoubine et Piotr Sniezinsky, soldats décorés pour leur bravoure en font partie. Piotr a perdu ses deux jambes et les belles bottes de cuir qui les protégeaient depuis peu, fauché par le hauban en acier d’un pont sur la Varouza en 1942, à l’âge de  vingt ans. C’est une mine sur le front de Kaline qui emporta la même année la jambe, la fesse et le bras droits chez Konstantin dit Kotik. Les deux hommes se rencontrèrent sur un trottoir à Moscou et ne se quittèrent plus. Le premier réduit de moitié à l’horizontale, l’autre verticalement, ils formaient un tandem surprenant mais soudé, s’entraidant pour les gestes du quotidien, pour faire la manche, boire de la vodka et bavarder du matin au soir. Lassés de Moscou, ils tentent ensuite l’aventure à Leningrad.                    

Quatre ans après la victoire, le pays se relève animé par « le mythe triomphant de la Stavka » et « piaffait de puissance industrielle, urbaine, technologique et militaire avec le plan quinquennal ». « La cohorte des vétérans déglingués qui avaient porté haut l’héroïsme » dérange dans ce tableau d’une nation dynamique pleine de promesses et Staline décide alors d’éloigner du regard des travailleurs ces « parasites, improductifs et démoralisants ». Trois cents estropiés furent ainsi déplacés à Valaam, une île située au Nord-Ouest du pays, près de la Finlande. Les vétérans furent  hébergés dans un monastère désaffecté depuis la révolution dans des conditions d’espace, d’hygiène et une organisation communautaire bénéfiques à la santé physique et mentale de ceux qui avaient résisté aux rigueurs du premier hiver. Un lieu certes inaccessible plusieurs mois par an quand le plus grand lac d’Europe était pris par le gel, mais doté d’une nature accueillante pour ses nouveaux pensionnaires comme pour les renards, les  écureuils, les oiseaux et tous les animaux qui l’habitaient depuis toujours.
Kotik et Piotr s’y refont une santé et profitent de ces "vacances" où, pris en charge, ils n’ont plus à mendier pour élaborer leur rêve commun : aller à la rencontre de l’aviatrice Natalia Mekline, une héroïne de guerre dont ils ont découvert dans le journal à Moscou les exploits à bord de son petit Polikarpov aux frontières. Ils savent tout d’elle, jusqu’à sa date et son lieu de naissance, et imaginent le reste. Dix ans qu’ils gardent pieusement la photo illustrant l’article de presse et la déplient chaque soir pour l’admirer et l’honorer selon un rituel invariable. Loubny, berceau de sa famille où leur idole vit peut-être encore, est juste en face et il leur faudrait quitter la colonie en plein hiver quand le lac est gelé s’ils veulent pouvoir atteindre l’autre rive. Plusieurs années seront nécessaires aux deux hommes pour mettre au point les aspects pratiques de leur projet. Le fauteuil roulant de Piotr, muni de skis et quelques aménagements spécifiques pour accepter un passager supplémentaire, des vivres et des bagages, devrait faire un traîneau tout à fait acceptable.
Un jour, les conditions de voyage semblent réunies et, le 4 mars 1953, quatre ans après leur arrivée à Valaam, le duo d’éclopés se lance dans ce pari fou de franchir en plein hiver les deux mille kilomètres qui les séparent de l’objet de leur vénération...  

À partir d’un fait réel (l’exil des invalides de guerre dans l’île Valaam) et d’un tandem hors du commun et haut en couleur dont la tendresse bourrue, la solidarité et l’amour profond de la vie habitent le récit avec force et émotion,  Michel Jullien écrit pour nous une variation personnelle autour d’En attendant Godot, dans un esprit très respectueux du théâtre de l’absurde propre à Beckett. On y retrouve dans un lieu hors du monde un couple de compères exclus de la société indissociablement unis l’un à l’autre et tendus ensemble vers un même but, un ailleurs. Comme Estragon et Vladimir quand ils attendent ce Godot qu’ils ne connaissent pas, sans savoir en quoi il changera leur destin et sans même être certains qu’il va venir, l’homme tronc et son ami remplissent le vide de leur quotidien par une routine rassurante et habitent le silence par des conversations insensées qui tournent en boucle. Le fantôme Godot prendra pour Piotr et Kotik la forme du portrait découpé dans le  journal d’une jeune femme honorée comme héroïne de guerre. Et quand les deux estropiés meublent le temps en s’exerçant à la natation sur un tabouret, comme les deux autres se livrant à quelques gestes de gymnastique autour du banc, la scène devient éminemment grotesque, aussi cocasse que dérangeante.
Mais le parallèle s’arrête là. Le contexte historique et géographique autre mais surtout la façon dont l’auteur s’attache avec une tendresse sensible au destin de ces invalides de guerre rejetés par ceux qu’ils ont servis, ancrent vite le récit dans une autre direction. Ici, derrière l’absurdité des situations, à travers la détermination et la solidarité qui unissent Piotr et Kotik et leur donnent en contrepoint à leur alcoolisme un caractère lumineux, Michel Jullien laisse entrevoir une force vitale, une espérance  et une fraternelle humanité que l’on chercherait en vain chez Beckett. 

La langue aussi les différencie. Face au minimalisme formel et linguistique du dramaturge irlandais qui crée tension, la langue rythmée, hachée et imagée voire hallucinée de L’île aux troncs ne rechigne ni à la poésie ni, au contraire, à la brutalité dans les descriptions pour enrichir son pouvoir d’évocation. Si la construction du roman avec un deuxième chapitre, constitué d’un long flash-back sur l’errance des deux comparses à Moscou puis Leningrad s’insérant au milieu de leur séjour sur l’île, m’a étonnée sans me convaincre, j’ai par contre apprécié l’ajout d’un épilogue sur la vérité historique de Valaam et la figure de Natalia Mekline. Quant à la chute imaginée par l’auteur, elle surprendra plus d’un lecteur comme elle m’a surprise, ce qui est toujours  plaisant.

Fasciné par ces hommes tronqués mais néanmoins extrêmement vivants, le lecteur se laisse embarquer et prend du plaisir à suivre leur invraisemblable épopée.
Un roman étonnant qui nous fait découvrir un événement peu connu de l’après-guerre en Russie soviétique avec un travail formel abouti et séduisant. À découvrir absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/0918)   



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Verdier

(Août 2018)
128 pages - 14 €












Michel Jullien,
né en 1962 près de Paris, a enseigné au Brésil avant de rentrer en France et travailler dans l’édition tout en pratiquant l’alpinisme.

Bio-bibliographie sur
le site de l'éditeur :
Éditions Verdier