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Trilogie des rives, III
Le livre se déroule sur une seule journée propice aux souvenirs. Celle de la grande pêche annuelle sur la « Caspienne » orchestrée par Jonathan, alors que son père devient un fantôme immobilisé devant la fenêtre à suivre de loin cette pêche qui n’est qu’un concentré mémoriel de toutes celles qu’il a dirigées. « Quand on a l’eau, on a tout. » « La vraie Caspienne, c’est un lac. Même pas une mer fermée, un lac salé. Le plus grand lac salé au monde. C’est peut-être pour cela qu’on l’a appelée Caspienne , la leur. Parce que c’est le plus grand étang de par chez eux. Cent soixante hectares. Pas salés. Si grand que certains jours brouillés, on ne voit pas la rive d’en face. » Celle aussi de la remontée du sous-marin de la dernière mission de David, cet ami absent et silencieux depuis une vingtaine d’années, que Jonathan aimerait tant avoir à ses côtés. « Il ne sait si c’est David qui lui manque ou tout ce qu’il lui permettait. Il ne sait pas si c’est David ou son enfance. [...] Avec David tout était facile, même vivre. David était si vivant qu’il lui renvoyait des cris, des joies, des élans, des rires, des colères, des tristesses aussi… » « Après la pêche, la tradition était de distribuer le poisson aux invités, qui se mettaient alors en rang et attendaient servilement la récompense. Elle mettait David mal à l’aise. Jonathan ne la supportait pas. » Lui sait que le monde a changé et que la communauté locale, si elle contribue encore à la grande pêche dans les retenues d’eau, ne le fait plus qu’en commémoration de cette construction à laquelle les familles ont toutes participé et en déférence au châtelain qui avait à l’époque initié ce chantier transformant ces terres argileuses et sablonneuses inondables en riches terres cultivables. Mais ils lui préfèrent tous aujourd’hui les grandes chasses organisées sur le domaine, plus valorisantes par la qualité de leurs participants et plus lucratives. « Pour beaucoup, le plus important n’était pas la pêche mais la chasse, donc la présence de gibier sur l’étang. [...] Les chasses étaient et sont encore, pour les pêcheurs, un privilège, celui de pénétrer au plus profond du domaine, jusque dans les lieux les plus nobles et les plus retirés. [...] Ensemble par la grâce du garde et l’honneur que leur faisait le propriétaire, ils fréquentaient indirectement un milieu pour lequel ils éprouvaient tous un fond de fascination. En entrant dans la forêt, ils approchaient ce monde des patrons, des hommes de pouvoir et des personnalités, ce monde auquel ils n’appartiendraient jamais... » Entre les écologistes du Parc naturel et ceux du pays, les relations se construisent aujourd’hui aussi à base de tensions et de conventions sur les espèces à protéger et celles à éradiquer. « Il s’agissait de savoir qui avait le droit d’être là [...] d’y puiser ou non dans l’immense réservoir naturel poisson, gaz, gibier, chemins, fleurs, arbres, lumière, vagues, brumes, émerveillement. » Claire, après ses études de biologie végétale a été recrutée au parc. Une militante qui avant son mariage avec Jonathan avait pour les locaux « des airs de gouine et des mots d’intello ». Le temps a passé, Madame Alice, la châtelaine, l’ayant prise sous son aile, Claire, vingt ans plus tard, est devenue pour tous « Madame Jonathan ».
Le roman, pour explorer cette relation entre les mondes aquatique et humain qui en font sujet, s’attache aux pas de Jonathan, être insatisfait, peintre de l’impalpable, héritier et châtelain malgré lui et mari fidèle absent au monde et à lui-même puis accompagne David, l’aventurier plein de vie enfermé dans les entrailles de sa machine et son univers nocturne. Les chapitres sur la réalité et le quotidien de l’un et l’autre s’entremêlent et cela vaut aux lecteurs de longues descriptions belles et sensibles sur l’étang, la forêt, la pêche et la chasse, et d’autres plus scientifiques et plus inattendues sur ces tanks des profondeurs assez méconnus. Cependant, derrière ces pages précises de documentation, c’est la fascination et la peur de ces terres mêlées aux eaux et à la brume où le voyageur craint de se perdre ou celles du noir total de l’immersion aveugle dans l’océan Atlantique qui se révèlent. Si les légendes obscures et effrayantes hantent l’univers de l’étang, les mystères aquatiques et les conflits géopolitiques dominent de même celui du sous-marin. Plus proches de tous et plus banals, le ressenti des habitants, les liens de subordination de classe, de respect ou d’affection qui les unissent, les préjugés qui les animent, les histoires d’amour légitimes ou non qui nourrissent à tort ou à raison les rumeurs qui circulent, l’émergence de nouvelles préoccupations écologistes ou féminines qui viennent bousculer les traditions, tout cela trouve aussi ici sa place. « On n’était pas écolos à l’époque, ni dans le civil ni dans l’armée, c’est le moins qu’on puisse dire, aujourd’hui au moins on fait semblant. » « Il paraît que la Marine s’ouvre aux femmes depuis quelques années [...] Elle voudrait savoir si une femme peut entrer dans un monde d‘hommes et rester une femme. Et l’inverse. » Aux côtés de la nature et de l’eau, l’humain est ici partout, à travers l’amitié profonde, transgressive et complexe des deux protagonistes mais aussi par leur famille respective et ceux qui, puissants ou modestes, les entourent. Le regard d’Emmanuelle Pagano, si ouvertement marqué par l’acuité et la générosité dans ses premiers romans, ne s’est pas perdu dans ce thème de la nature et de l’eau qui lui tient à cœur. Les portraits que l’auteure dresse des uns et des autres bénéficient toujours de cette curiosité respectueuse et cette empathie qui nous la font aussi apprécier. « Ses mains à lui sont comme celles de tous les paysans. Plus que des mains de paysans, des mains du pays. Ces mains qui ont façonné, qui ont dessiné le paysage, élevé les digues, creusé des fossés, défriché des brandes et entretenu des pâtures. Ce sont des mains qui ne connaissent pas les poches. » « Tout le monde collectionne des traces : journaux de bords, journaux intimes, cahiers de souvenirs, albums photos. Pour tous c’est un moyen de conjurer la mort, l’oubli. » Bien évidemment, ce roman peut se lire indépendamment des deux autres de la Trilogie des rives, même si la cohérence et les correspondances entre les trois volumes sont flagrantes. Dominique Baillon-Lalande (15/10/18) |
Sommaire Lectures Editions P.O.L. (Août 2018) 480 pages - 20 €
Pour visiter le blog de l'auteur : emmanuellepagano. wordpress.com/ Découvrir sur notre site d'autres livres du même auteur : Saufs riverains Ligne & Fils Nouons-nous Un renard à mains nues Les mains gamines Les Adolescents troglodytes Le tiroir à cheveux Pas devant les gens |
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