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Eduardo SACHERI


La nuit de l’Usine


L’histoire se passe au début du XXIe siècle à O’Connor, un village perdu de la province de Buenos Aires frappé de plein fouet par la crise économique. 

Face au chômage qui les touche, sous la houlette de Perlassi, un ancien footballeur qui a eu son heure de gloire avant de revenir dans son village pour tenir une station-service, des habitants décident d’unir leurs économies et ressources pour sauver leur village. Leur projet est de racheter « l’usine » abandonnée depuis vingt ans pour la transformer en coopérative agricole afin de permettre aux petits agriculteurs de conjuguer leurs forces pour survivre mais aussi  créer quelques emplois pour éviter l’exil rural à leurs enfants.
Autour de la figure charismatique de Perlassi, une équipe se constitue composée de son fils étudiant (Rodrigo), des inséparables frères Lopez intellectuellement limités mais courageux et investis, de Lorgio patron d’une petite entreprise de transport et son fils Harman qu’il critique sans cesse, de Belaunde le garde-barrière d’une gare sans train et de Fontana, le réparateur de vieux pneus. Chacun doit s’employer à convaincre quelques autres de participer à la cagnotte. La somme récoltée s’élève finalement à 242 000 dollars alors que le propriétaire en demande 400 000 et, bien qu’admirateur inconditionnel du footballer, il ne baissera pas son prix à moins de 350 000. Le collectif doit donc se résoudre à emprunter à la banque de Villégas, la ville proche, la différence. La banque chez qui Perlassi a son compte accepte facilement mais lui demande pour hâter l’affaire de verser le jour même les 242 000 dollars collectés sur son compte.

Le lendemain de la transaction soit le premier décembre 2001, avant donc l’obtention officielle du prêt,  le président d’Argentine Fernando De La Rua et son ministre de l’économie saisissent l’épargne des particuliers et bloquent tous les comptes bancaires du pays pour stopper la fuite des capitaux face à la crise endémique et gravissime. Les retraits seront dorénavant limités à 250 dollars par semaine, jusqu’à ce qu’un redressement se fasse sentir. Des centaines de familles seront ruinées, dont les petits épargnants de O’Connor, et le projet de reconversion de « l’usine » (en fait un ancien élevage industriel de poulets) tombe à l’eau. 

Quelques mois plus tard, Belaunde apprend par une indiscrétion qu’ils ont été victimes d’une escroquerie : Manzi, un riche commerçant local, grâce à la complicité du banquier de Villégas, aurait récupéré 300 000 dollars en liquide à la banque quelques minutes après leur dépôt. Cela juste avant la fermeture de l’établissement et la veille de la mise en place du blocage des comptes.
Les habitants de O’Connor qui comprennent subitement mieux la construction d’une nouvelle station-service, l’achat d’un nouveau terrain et d’une épicerie en ces temps de crise par ce parvenu arrogant, ne décolèrent pas. C’est alors que, non dans un esprit de vengeance mais pour rétablir la justice, ils élaborent un plan pour récupérer leur bien.

Grace aux contacts des uns et des autres avec des artisans de Villégas, ils supputent que Manzi cacherait son argent dans une cave blindée dissimulée dans un de ses champs et qu’il l’aurait dotée d’une alarme quasi inviolable. Mais il en faut plus pour décourager la bande prête à tout pour parvenir à ses fins. Le hobby de Firmin Perlassi c’est la cinéphilie et plus particulièrement la filmographie d’Audrey Hepburn qu’il visionne inlassablement sur son magnétoscope. C’est là qu’il piochera ses diverses propositions de scénarios.
Une épopée rocambolesque s’en suivra dont je ne dévoilerai rien mais qui mérite vraiment le détour.
 

       Ce gang d’opérette composé de vieillards têtus ou nostalgiques et de plus jeunes respectueux de leurs anciens n’a rien d’une bande de malfrats. Ce sont des êtres simples qui n’ont comme atouts que leur détermination, leur solidarité et leur révolte. Et s’ils semblent d’office voués à l’échec dans cette difficile entreprise, ils n’en sont que davantage touchants et parviennent à forcer notre admiration. Dans cette aventure très masculine chacun se distingue par un trait particulier. Perlassi le charismatique chef improvisé et involontaire  est aussi un veuf inconsolable, un père aimant et un ami fidèle. Son fils Rodrigo jongle entre ses études, un soutien inconditionnel à son père et ses premiers émois amoureux. Fontana l’anarchiste dans son garage à l’abandon envahi par les pneus depuis l’abandon de sa femme est un homme seul qui n’a que Perlassi comme ami. Lorgio, dont les parents ont fui la misère en Espagne pour s’installer là, peine à comprendre l’insouciance et l’inconstance de son fils Harman. Les frères Lopez,  ces  branquignols de première classe parents des Pieds Nickelés par leur bonne volonté maladroite et leur couple à la Dupont-Dupond, appellent la bienveillance collective et ajoutent leur patte grand-guignolesque à l’affaire. Le fidèle Belaunde est plus discret mais non moins engagé et le vieux Medina, souscripteur mais initialement  en dehors du projet de « récupération » de la collecte s’avère un personnage atypique de résistant, inflexible mais rusé, offrant des ressources finalement bien utiles au dénouement fatidique que les autres ne soupçonnaient pas.

Si, dans cette histoire digne des frères Coen ou du Ken Loach de La part des anges, le réalisme est bien présent  par le tableau socio-historique et économique de l’Argentine contemporaine sur fond de crise, de chômage et d’exode rural, on est loin ici du pamphlet politique et de la charge frontale. C’est l’empathie et la tendresse de l’auteur pour ses personnages donquichottesques et burlesques parfois qui l’emportent sur la violence. Face à Manzi le méchant capitaliste qui dans ses inquiétudes quant à son magot nous rappelle le Harpagon de Molière, au-delà de la perversité du système qui broie la population sans lui laisser la moindre alternative, la solidarité et l’amitié liant ces victimes qui réclament justice prennent toute la place en nourrissant de façon lumineuse le scénario. Et comme ceux-là n’ont plus rien à perdre, que cette richesse humaine les rend forts, ils avancent sans peur. Cette fresque sociale où les perdants décident de prendre leur revanche sur ceux qui les dupent  prend la forme d’un  magistral pied-de-nez au désespoir induit par le contexte historique et leur entreprise à l’issue au mieux improbable devient alors le moteur d’un récit chaleureux et non sans humour, plein de vie et de  rebondissements.

En écho à Karl Marx quand il écrivait « L’histoire ne fait rien, c’est l’homme, réel et vivant, qui fait tout » (Thèses sur Feuerbach) et à la célèbre citation de Victor Hugo « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent » (Les Châtiments), à sa façon et avec le rire en bandoulière, Eduardo Sacheri  plutôt que  la soumission et la résignation prône comme eux la révolte. Et ce roman noir aussi bienveillant et humaniste que décalé qui imagine un instant qu’une lutte juste et solidaire pourrait nous sauver des ravages du capitalisme triomphant, de l’individualisme et de la course au profit qui génèrent les crises modernes, outre qu’il est écrit sans prétention pour nous distraire, fait un bien fou. 
Un roman populaire divertissant mais non anodin, éminemment optimiste et généreux, qui pourrait rencontrer chez nous un public aussi large et un accueil aussi enthousiaste que celui reçu dans son pays d’origine.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/06/18)    



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Héloïse d’Ormesson

(Avril 2018)
448 pages - 22 €


Traduit de l’espagnol
(Argentine) par
Nicolas Véron
















Eduardo Sacheri,
né à Buenos Aires en 1967, enseigne l’histoire. Son premier roman, Dans ses yeux, a été adapté au cinéma par Juan José Campanella et a remporté l’Oscar du meilleur film étranger en 2010. La Nuit de l’usine a été couronné par le prix Alfaguara.