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Michal BEN-NAFTALI

L’énigme Elsa Weiss



L’auteur étudiait dans le lycée de Tel-Aviv où enseignait Elsa Weiss comme professeur d’anglais, elle était une de ses élèves.
Elsa Weiss faisait régner la terreur dans sa classe mais ses élèves la respectaient. « Nous vivions dans la tension aiguë qu’elle créait entre la récompense et la sanction, dans un espace dont les dimensions étaient imposées par la menace qu’elle incarnait par son existence même. »
Il semble aux élèves que rien n’existe dans la vie de leur professeur en dehors de son métier d’enseignante. Rien ne filtre d’elle et de son histoire. Elle enseigne  sans rien laisser paraître, comme si cette neutralité allait  la protéger, elle et ses élèves. Pourtant, elle devient « celle à qui la chose était arrivée, et nous qui étions nés deux générations après elle, dans un autre pays, sur un autre continent, [...] que pouvions-nous comprendre à tout cela ? »

Au début des années 80, quarante ans après la Shoah, Elsa Weiss se suicide. Quand Michal Ben-Naftali devient à son tour prof de langue, elle s’interroge sur ce que fut la vie de son ancien professeur. Elle sait qu’Elsa Weiss quitta la Hongrie en 44 par le fameux « train Kastner ». L’avocat Rudolf Kastner négocia avec les SS la vie sauve de 1600 Juifs hongrois en échange d’une rançon payée par les Juifs les plus fortunés. On ne sait rien d’autre d’Elsa Weiss, elle ne fréquentait personne, ne se livrait à personne. Pour tenter d’éclairer le silence assourdissant des rescapés, Michal Ben-Naftali invente la vie de cette femme ; sa jeunesse en Hongrie, sa vie paisible en famille à Kolozsvar, l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne, l’enfermement dans le ghetto, la promiscuité  avec 10 000 autres Juifs, puis l’interminable voyage en train, les semaines tragiques passées au camp de Bergen-Belsen. L’invention de cette vie, l’auteur la recueille dans ses rêves et à travers une quête historique.

Une autre lecture de ce roman s’impose au lecteur attentif au choix des mots, au style employé. Ainsi, la description du professeur à travers le regard des élèves fourmille d’oxymores, d’associations contradictoires ; « ses cours passaient à toute allure ou plutôt à une lenteur extrême et une vitesse extrême », « à la fois proche et loin des élèves, elle éprouvait une joie qu’elle n’autorisait pas à prendre le dessus », « une survivante coupable, préposée à enseigner à des générations de coupables ». Cette ambivalence linguistique suggère le secret bien gardé de la vie d’Elsa, le mur dressé autour d’elle pour rendre impossible toute intrusion intime. Mais aussi la culpabilité d’avoir été choisie parmi des milliers d’autres qui n’ont pas eu cette chance. Culpabilité ravivée par le procès Kastner dans les années 55-57 suite à l’accusation portée contre lui d’avoir collaboré avec les nazis, d’avoir pactisé avec le diable. Comme tous les survivants interrogés par l’auteur, Elsa ne témoigne pas au procès, « personne ne voulait réveiller les démons endormis » mais les accusations la blessent. « Si elle avait eu la vie sauve grâce à des négociations avec les nazis, cela signifiait qu’elle n’était pas une victime pure, ni une survivante pure, mais plutôt une survivante impure. » « Elle n’avait pêché contre personne mais elle portait tout le poids de la faute. » Peu après le procès, Kastner est assassiné.

Dans la jeunesse inventée d’Elsa, l’auteur confronte Elsa à la force des mots ; elle prit conscience « d’avoir été créée non seulement par le corps de ses géniteurs mais encore par leurs mots », « elle pensait que le mal avait été créé avec le mot, tout comme Dieu avait créé le soleil, la lune, les étoiles et les êtres humains. » Quand la région de Kolozsvar passe de la Roumanie à la Hongrie, elle découvre cette nouvelle langue et succombe au « pouvoir d’attraction de la langue des voisins ennemis », « elle jongle avec les gros mots », « plus tard, les mots l’atteindront jusqu’aux larmes ».

Le choix d’enseigner l’anglais plutôt que le français qu’Elsa maitrisait également, serait selon  l’auteure  celui  « d’une langue neutre qui n’était celle de personne, ni la langue maudite d’aucun être cher ». Dans le camp de Bergen-Belsen, elle enseigne l’anglais et le français à des enfants « pour leur créer un monde qui se faisait et se défaisait par la seule force des mots qu’ils apprenaient ensemble ». Elle les emmène dans les univers imaginaires de sa mémoire, « ils étaient partout sauf à Bergen-Belsen »
L’énigme d’Elsa est peut-être contenue dans son interrogation à son retour du camp ; « Qui était cette "elle" qui était encore en vie ? Qu’est-ce qui était encore vivant en elle ? »

Ce besoin de réinventer la vie de ceux à qui la vie a été volée nous l’avons découvert dans d’autres romans, celui d’Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, et Celui qui disait non par Adeline Baldacchino. Dans L’énigme Elsa Weiss, l’auteure semble s’identifier fortement à son ancien professeur, elle semble être visitée par son souvenir ou par sa vie imaginaire. Elle fait aussi le procès des Institutions qui n’ont pas compris le drame des survivants. « Elle sentait une grande méfiance autour d’elle, de la haine, différente de celle qu’elle avait connue, plus difficile à supporter, celle des dirigeants, celle envers les dirigeants, envers les pauvres survivants, une haine qui suscitait la sienne, qui prenait la place de l’amour. »

Nadine Dutier 
(10/01/19)    



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Actes Sud

(Janvier 2019)
208 pages - 21 €


Traduit de l’hébreu par
Rosie Pinhas-Delpuech









Michal Ben-Naftali,
née à Tel-Aviv en 1963, traductrice en hébreu de nombreux auteurs dont André Breton ou Annie Ernaux, enseigne la littérature française et l'écriture créative à l'Université de Tel Aviv. L'Énigme Elsa Weiss est son premier roman