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Antoine CHOPLIN

Partiellement nuageux


Nous sommes au Chili. Ernesto, astronome dans un  modeste observatoire de Quidico, petite ville côtière où il vit seul avec son chat nommé Crabe, attend le remplacement de la lame de son vieux télescope Walter. C’est un homme hors du monde et du temps qui, outre les heures passées à étudier le ciel, aime à faire de longues marches là où ses pas l’emmènent en terre Mapuche. Son seul ami, Diego, est un aborigène respectueux des traditions. Il sculpte des troncs d’araucarias de plus de cinq mètres pour en faire des totems ensuite dressés en groupe sur un promontoire le visage tourné vers l’Île des Morts.
Immobilisé dans la veille astronomique qui lui incombe et inquiet de n’avoir aucune réponse de la Fondation quant à la réparation de Walter, Ernesto fait en bus de nuit le long voyage jusqu’à Santiago. Dans l’attente de l’ouverture des bureaux il se rend à la Moneda, ce palais présidentiel imprégné par le souvenir de la mort de Salvador Allende lors du coup d’État du 11 septembre 1973. Ensuite rassuré par l’administration quant à l’acceptation de sa demande, il se rend au Musée de la Mémoire construit en hommage aux victimes de la dictature de Pinochet  exposant entre autres les photos fournies par les familles, alignées les unes à côté des autres jusqu’à couvrir un immense mur blanc. Un lieu émouvant où il ne manque jamais de faire pèlerinage en souvenir de  Paulina, son amoureuse arrêtée par la junte militaire et dont le corps ne fut jamais retrouvé. Parmi le public recueilli, il remarque une jeune femme venue sans doute elle aussi rendre visite à l’un des siens. Ils échangent quelques mots puis repartent chacun de leur côté. Bouleversé par les passages nuageux qui obscurcissent le regard de celle dont il connaît maintenant le prénom, Ema, et séduit par ce sourire qui dessine de si jolies fossettes sur son visage, Ernesto se sent envahi d’un trouble nouveau. Ce souvenir s’incruste dans sa mémoire jusqu’à le pousser à revenir quelque temps plus tard à la capitale pour la revoir.
Entre ces deux êtres solitaires et brisés qui tairont longtemps leur blessure secrète, d’un silence à un sourire, d’une maladresse à un frôlement de main, la complicité s’installe. Et si chacun d’eux se trouve, comme la plupart des Chiliens, inextricablement lié à la tragique histoire des dix-sept années de pleins pouvoirs du général Pinochet avec ses 30 000 opposants, actifs ou non, emprisonnés, torturés ou enlevés et ses 3000 morts, ce passé n’est pas obligatoirement de nature à les réunir. En effet, si Ema se plonge dans les archives ce n’est pas pour retrouver ou honorer un être cher à jamais absent mais pour tenter de comprendre ce qui, alors qu’elle n’était qu’une enfant heureuse et chérie, se cachait derrière la tendresse de ce père alors pilote militaire. Quand les traumatismes de l’Histoire sont encore à vif et que les deux amants ne se tiennent pas sur la même rive de la tragédie passée, la résilience n’est-elle pas une trahison ? L’appel de la vie et l’amour parviendront-ils à renvoyer les fantômes des heures sombres à leur sommeil laissant les amoureux s’engager ensemble sur le chemin de la lumière et de la reconstruction ?

    L’économie de mots dont Antoine Choplin a fait sa marque correspond à merveille à la pudeur des sentiments et la réserve qui caractérisent les deux protagonistes. De son style simple et limpide où les phrases semblent couler toutes seules, avec cette retenue qui l’amène à suggérer plus qu’à dire, avec la lenteur qui convient à ces êtres blessés et hésitants qui arpentent côte à côte sans se hâter rues et chemins, l’auteur colle au plus près de l’intimité et de la psychologie de ces personnages qu’il met en scène avec une notable bienveillance. En mêlant les dialogues, travaux d’approche ou confessions feutrées, au récit, il imprime à celui-ci une fluidité musicale générant dans son sillage de petites notes d’espoir et de joie en contrepoint à la noirceur du contexte historique. L’inventaire de mots-clefs qui chapeaute chaque chapitre comme un jeu de piste non dénué de mystère semble aussi dans sa forme faire écho à la longue liste de noms gravés sur le mur des disparus de Pinochet dans le vieux cimetière de Santiago de manière non plus dramatique mais ouverte et apaisée.
S’inscrivant dans cette logique de compensation et de balancier entre noirceur et énergie vitale, la description de Santiago et Valparaiso précise et documentée est animée de couleurs vives et chaudes.  Les lieux parlent, respirent, ont une mémoire certes tragique mais sont aussi habités par la lumière et la vie. Les pages sur la visite de la Sebastiana (maison à Valparaiso de Pablo Neruda, mort assez mystérieusement quelques jours après le coup d’état de 1973) avec la beauté à couper le souffle de la vue sur la baie que le poète s’était aménagée dans son bureau, sont, pour moi qui l’ai également visitée, une parfaite restitution non seulement du lieu mais de l’atmosphère qui s’en dégage. 
C’est également un regard de poète qu’Ernesto pose sur la mer, les paysages, ou dans son observatoire avec la complicité de Walter sur le ciel. D’ailleurs, de même qu’il aime dessiner dans son carnet les oiseaux dont il admire le plumage et le chant, l’homme à ses heures écrit des poèmes, simples et maladroits dit-il, teintés des émotions ressenties et tues.

Pour toutes ses raisons, le poids de la dictature de Pinochet et du drame des disparus évoqué ici en creux et en clair-obscur plus qu’avec violence, si le sujet garde toute son actualité et sa dénonciation toute pertinence à l’heure où la Cour suprême du Chili accorde une libération  conditionnelle à des détenus condamnés pour des crimes contre l’humanité commis sous Pinochet, n’écrase pas le roman mais laisse place au présent et au devenir. L’intimité tissée de mystère et de sensualité des amoureux, le rapport intense et ébloui à la nature entretenu par  le héros mais incarné aussi par les Mapuches lors de la cérémonie de replantation d’essences traditionnelles dans la forêt, la visite culturelle des villes chiliennes proposée au rythme de la flânerie, ouvrent le récit à l’imaginaire offrant au  lecteur la possibilité de vagabonder en toute liberté d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre, porté par la musique et l’atmosphère du récit vers l’émotion.  À la barbarie, l’écrivain choisit d’opposer la présence lointaine mais fascinante des astres, la grâce de l’éveil amoureux, la beauté sauvage des paysages, substituant au passé tragique un présent de paix et d’espoir. La scène très cinématographique d’Ema qui danse entre les totems de Diego en est une parfaite illustration.  

Les livres d’Antoine Choplin exercent décidément chez ses lecteurs une magie singulière qui ne cesse de se renouveler à chaque lecture. Court, dense, terrible et lumineux, ces cent trente-cinq pages à déguster lentement pour ne pas en atteindre la fin trop rapidement constituent un très grand roman où l’histoire de la dictature chilienne qui divise aujourd’hui encore le pays, les luttes et la culture Mapuche opposés à l’exploitation industrielle de la forêt qui pose de sérieux problèmes environnementaux et assèche les réserves d’eau, s’entremêlent de façon sensible, belle et profonde avec une histoire d’amour. Un livre sobre et élégant comme cet éditeur lyonnais a l’habitude de nous en offrir, un roman délicat au titre parfaitement trouvé à lire et relire sans modération.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/03/19)    



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La fosse aux ours

(Janvier 2019)
144 pages - 16 €







Antoine Choplin,
né en 1962, poète et romancier, a déjà publié une vingtaine de livres.


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