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Victoire de Changy

L’île longue


Deux femmes en Iran.
Une jeune Française prend seule l’avion pour Téhéran sur un coup de tête par désir de prendre le large ou de se retrouver. L’Iran s’est ouvert récemment aux touristes et ce pays l’attire par sa poésie et son mystère. Sa curiosité a aussi été aiguillonnée par la photo d’une belle et énigmatique Iranienne, ex-amoureuse d’un ami proche. Dès son arrivée, elle cherche à s’imprégner de la vie locale en déambulant dans les rues et les marchés populaires en observant tout avec attention : « Je sais les très vieilles femmes qui, pour garder en place le tchador et les paumes appuyées sur les béquilles, tiennent le tissu fermé avec leur dents. [...] Je sais que l’homme du bazar claquera la langue comme un serpent pour qu’une fille, comme moi la veille, ferme les boutons de son col jusqu’au menton. Je sais que cet autre qui empile ses pains dans la rue en tendra spontanément un à la fille qui, comme moi la veille, s’arrêtera intriguée par la procédure. Voilà l’Iran. Qui ouvre ou qui ferme. Qui tend ou qui prend. »   
L’Iranienne du duo c’est Tala, vingt ans, fille aînée d’une famille à l’histoire douloureuse, jeune femme libre qui « ne se laisse pas facilement marcher sur les yeux ». À seize ans, elle a été mariée « avec un garçon qui, dès l'enfance, traînait dans ses pattes. Pas vraiment un cousin, pas un voisin non plus, elle n'a jamais trop su. Quand ils ont eu l'air de tendre vers l'âge adulte, quand seins d'un côté et barbe de l'autre ont commencé à poindre, le père de Tala a pris la main de Tala et l'a mise dans celle du garçon. [...] La mère avait déjà perdu la voix et on n'avait rien voulu savoir de ses sourcils froncés. » La guerre a plus tard éloigné l’époux dont elle n’a plus de nouvelles depuis plusieurs mois. Disparu peut-être, ce qui égoïstement pour la jeune femme ne serait pas un drame. De cette union est née une petite fille au prénom de garçon, Bijan, qu’elle élève seule depuis sa naissance. C’est une gamine de trois ans facile, vive et charmeuse que tout intéresse. Quand le roman débute Tala vient de perdre une mère aimante mais depuis longtemps  en souffrance. L’aînée a toujours pressenti  chez cette femme aussi lumineuse qu’empêchée une blessure cachée dont celle-ci n’aurait jamais réussi à se guérir malgré ses efforts quotidiens pour donner le change à sa famille. Elle explore donc avec attention les photos, les quelques écrits et cartes postales laissés par la défunte jusqu’à ce qu’elle y trouve un possible indice. Plusieurs documents la renvoient à Queshm, « l’île longue au sable noir et d’argent »  sur la côte sud de l’Iran. 
La jeune Iranienne et la Française se croisent au hasard, se recroisent, et finissent par faire plus ample connaissance. Le trio improbable, à travers gestes et mots simples, parvient à se créer une vraie complicité et ne se quitte plus. Une belle rencontre. Quand Tala se décide à faire avec sa fille ce voyage sur les traces du passé maternel, c’est tout naturellement que la Française les accompagnera.
Sur place, outre la beauté de l’endroit entre mer et désert et l’attrait de la plage et des baignades, la quête des deux femmes semble vite tourner court : nul ne semble se souvenir de la disparue ou manifester le moindre désir de les aider. C’est parfois même un sentiment de méfiance voire d’agacement que l’insistance de ces étranges vacancières donne l’impression de provoquer. Fort heureusement quand Tala en vient à  douter, la présence et les encouragements de sa compagne de voyage et l’implication active de la petite Bijan à ce qu’elle vit comme un jeu dont elle ne comprendrait pas l’abandon brutal, réactivent vite sa détermination.
C’est alors qu’une vieille dame compatissante face à l’énergie déployée par le trio atypique et à leur visible déception face au silence qu’on leur oppose, leur offre l’hospitalité. Avec elle, leur séjour pourrait prendre une autre tournure...

   Le roman est divisé en deux parties franchement différenciées par le ton et par l’esprit qui les habitent. Dans la première, l’auteure laisse le temps aux deux femmes de se présenter non par le biais d’une introspection ou d’une analyse psychologique mais en situation, par petites touches, de façon décousue. Puis elle provoque la rencontre sur une tonalité de douceur, de joie et de liberté qui tranche avec ce que le lecteur a pu deviner des angoisses de chacune et surtout de la vie publique de Téhéran verrouillée par la République islamique d’Iran. C’est le voyage qui va  clore cette phase de préliminaires un peu fantasque baignée de légèreté et de vitalité. La fillette qui tient un rôle prépondérant dans cette histoire de femmes en est l’illustration parfaite. Face au fantôme envahissant de la mère de Tala, elle incarne la vie, l’insouciance, l’espoir, autant qu’elle cimente le trio.
Dans la seconde partie, celle qui se déroule à Queshm, tout change. On passe de la ville grouillante au bord de mer paradisiaque mais aussi de la mentalité urbaine à une autre, îlienne et villageoise, repliée sur elle-même. À la complicité initiale s’ajoutent le plaisir mais aussi la douleur accrochée au fantôme maternel comme un boulet. Le personnage de la vieille femme gardienne du secret qui tisse un pont entre passé et présent, entre morte et vivantes, prend alors possession du récit. Elle rend possible la transmission intergénérationnelle et la délivrance. Mais surtout, plus audacieux encore, c’est le centre même de l’histoire qui dans le dernier tiers se déplace, focalisant l’intérêt du lecteur sur la mère de Tala et les événements qui lui ont brisé les ailes marquant sa vie à jamais et non plus sur le jeune trio.
Le thème si fréquemment abordé en littérature du secret de famille, porteur en lui-même d’un mystère et d’une tension, court en transversal ajoutant une pincée d’épices à l’ensemble avec dans sa traîne l’insoluble question : la mère pouvait-elle, devait-elle, rapporter à ses enfants ce passé qui l’avait en partie détruite, se découvrir, se libérer peut-être, au risque de les traumatiser ?

La problématique de la condition féminine sous la République islamique qui porte toute l’histoire se trouve ici abordée non sous forme analytique ou pamphlétaire mais en creux à partir de la seule  force d’évocation du récit se précisant et se faisant de plus en plus présente au fil des pages. Par l’introduction d’une présence étrangère (la Française) dans cette terre d’Islam, l’auteure affirme la dimension universelle de son sujet. Il ne s’agit pas pour l’auteure belge de stigmatiser la  condition des femmes dans la seule République islamique mais d’élargir le propos aux diverses théocraties voire à toutes nos sociétés contemporaines à travers les questions de la peur des hommes face à l’indépendance, le corps et de la sexualité des femmes, de l’auto-détermination, l’égalité et la liberté, constitutives du féminisme.
Contre toute attente dans un roman dont le noyau dur  (l’histoire la mère) appartient à l’univers de la tragédie, une note optimiste se devine en filigrane puis s’impose dans une bonne part du roman. Si la figure lumineuse de la petite Bijan y concourt nettement, cette dynamique positive ne lui est pas réservée. La vieille femme par ses paroles qui traduisent un cheminement vers la sérénité et la sagesse, le fil rouge de la transmission intergénérationnel qui tisse l’histoire avec une importance particulière apportée au langage (celui en construction de la petite, celui volé à sa grand-mère, celui multilingue et maladroit des deux jeunes femmes ou celui des corps), l’énergie vitale et la force du désir développées par les personnages, ouvrent dans la nuit de nombreuses brèches à la lumière et l’espoir. 

Ce roman choral et non linéaire peut, par son aspect protéiforme (entre récit, poésies et témoignages) et ses ellipses (on n’en saura peu par exemple sur la vie en France de la Française), dérouter son lecteur mais les personnages et le jeu subtil de l’ombre et la lumière qui anime les différentes scènes en les nimbant d’étrangeté et d’une particulière intensité contrebalancent cette difficulté par un vrai pouvoir de séduction. Pour ce faire, la langue majoritairement directe à base de phrases courtes flirte fréquemment avec le lyrisme et la poésie élaborant une partition d’une grande musicalité qui emporte le lecteur au-delà du sens dans l’émotion brute.

Dans ce livre à l’érudition assumée, c’est par le biais de l’intimité, des émotions et du rapport aux autres, que Victoire de Changy construit et conduit son histoire. Et l’ode à la liberté, à la parole, à la sexualité, à la vie et l’avenir des femmes qu’à travers une aventure littéraire formelle singulière la poétesse et militante exigeante nous offre dans L’île longue indubitablementséduit.Un roman surprenant et intense à découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/02/19)    



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Autrement

(Janvier 2019)
200 pages - 17 €













Victoire de Changy,
née en 1988, travaille dans le milieu culturel à Bruxelles. L’île longue
est son second roman.