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Sol ELIAS

Tête de tambour


Manuel est un enfant à la santé fragile, couvé par sa mère, « Ils ne m’avaient pas tué quand ils avaient vu mon visage cyanosé de bébé tenu pour mort à la sortie du ventre de la mère [...] Je leur faisais payer le prix pour m’avoir impunément mis au monde ». Plutôt brillant en classe, l’enfant s’avère très tôt handicapé socialement car « hypersensible, hyperémotif », avec « tout de trop ou trop de rien ». De cette mère dévorante qui lui voue un amour fusionnel qui n’a d’égal que ses angoisses, nous ne connaîtrons que le surnom affectif que le fils chéri lui donne : Bonnie Cyclamen « parce qu’elle avait le cœur si bon et que ses paupières [...] avaient la forme de deux pétales et cette même couleur étrange, d’un bleu tirant vers le mauve ». Michel, le père qui travaille dur pour nourrir sa famille, est un homme autoritaire et plein de principes. Épuisé, humilié, il se sent exclu de la bulle mère-fils et vit comme une malédiction ce rejeton faible qui lui ressemble si peu, dont il a honte et qu’il ne comprend pas.
L’adolescence de Manuel a été fantasque et éprouvante. Un ado rageur sans foi ni loi, irrespectueux et fugueur comme tant d’autres qui masquait son mal-être et ses angoisses croissantes en se jetant à corps perdu dans de folles virées marquées par des excès en tous genres avec des copains peu recommandables qui profitent de lui. Mais l’apathie striée de vertiges et de migraines puis les hallucinations ont fini par s’installer de façon récurrente faisant tout éclater. Lors de son  premier séjour en clinique suite à une tentative de suicide, des tendances psychotiques et neurasthéniques seront décelées par les psychiatres. Michel et Bonnie espérant encore que leur fils sera un jour, comme tous même les pires de ses copains, prêt à affronter le monde des adultes et pour cela s’engager dans un métier et fréquenter une gentille fille qui le stabilisera, ferment les yeux ou serrent les poings.
« À part battre et gueuler, qu’est-ce que tu sais faire ? Tu ne vaux pas mieux qu’un animal, disait le père. Tu n’aimes personne ». « Les autres m’étaient toujours des outils, ma propriété, mes jouets [...] Pas d’existence propre. Toujours des moyens d’obtenir quelque chose ou de remplir le vide, de rembourrer le trou d’angoisse dans ma poitrine », confirme celui-ci dans ses notes. 
Aux vingt-huit ans du garçon le diagnostic en forme de couperet tombe : Manuel est schizophrène, une maladie complexe, protéiforme et probablement génétique qu’un lourd dispositif médicamenteux peut aider à gérer mais incurable. « La schizophrénie avait gagné la partie sur la vie. Elle avait tout raflé : le rêve, la création, l’amour, l’amitié. Quant à l’humanité, on ne l’évoquait même plus, c’était pour les autres. On n’avait rien trouvé pour l’aider à s’aimer, à se faire aimer, pour construire la vie. Le schizophrène n’a pas de projet d’avenir. Il ne peut pas. Pas d’avenir. Il n’a que le présent dégueulasse qui lui colle aux basques. » Comment vivre avec un « paquet de génétique avariée » ? « Je n’avais plus rien à quoi m’accrocher, que le filet posé en mailles serrées sur ma peur. » Comme la « tête de tambour » a compris « que la tête ça pourrissait tranquillement sans que la médecine psychiatrique, sous dotée, sous équipée, sous encadrée, puisse de toute façon enrayer le mouvement », il ne reste plus à Manuel qu’« à devenir encore plus fou qu’il ne l’est déjà, à se mortifier, se scarifier pour dire sa haine de lui-même et à se retourner contre ceux qui l’enchaînent et le regardent impuissants. » Alors, « Point zéro et centre de leur monde », il s’occupe en semant la discorde autour de lui transformant son foyer et celui de sa sœur en un « âtre de guerre ».
Ana-Sol, la sœur jumelle, s’enfermant dans sa chambre puis la bibliothèque universitaire pour se faire oublier, semble prendre ses distances avec ce foyer toxique. Mais la famille et ses drames rattraperont la femme mariée, installée avec son époux à proximité du trio infernal dès la venue au monde de la petite Soledad. L’adorable gamine sur laquelle Manuel transfèrera tout son attachement ne pourra voir son oncle que sous surveillance de peur que son comportement imprévisible ne la mette en danger.   
À la quarantaine Manuel se retrouve interné dans une clinique psychiatrique. Entre camisole chimique, Coca et cigarettes, la « tête fêlée » passera dans divers établissements les vingt dernières  années de son existence. S’inventant un double de papier du nom d’Anaël, saisi par une « tendance impérieuse à aligner des phrases appelées à se rétrécir de ligne en ligne jusqu’à devenir signes obscurs, microscopiques, indéchiffrables pour le commun des mortels », il y écrira le « récit de ses vies », comme un testament destiné à Soledad, sa seule lumière dans l’obscurité.   

La fille d’Ana-Sol a réussi socialement et professionnellement quand, adulte, elle récupère l’étrange héritage de son oncle. Décoder les « ondes cérébrales brouillées » d’Anaël à travers ses pattes de mouche jetées sur de minuscules bouts de papier ou d’autres supports inattendus, est un travail ardu mais, par curiosité, tendresse ou devoir, la nièce s’accroche. Une lecture à hauts risques pour la trentenaire enceinte d’où surgissent bien des questionnements. « Doit-elle donner la vie à cet enfant en prenant le risque de le voir pourrir par la tête » comme son oncle ? « Nous portons tous nos fantômes, la vraie question est de savoir jusqu’où nous pouvons coexister avec eux sans qu’ils nous dévorent. » 

 

        Les courts chapitres nous plongent sans filtre dans la tête d’un schizophrène chez qui la conscience d’être un « demi-homme » a donné naissance à un désir féroce et désespéré de vengeance envers des parents qui, malgré le risque génétique qu’ils connaissaient de par l’histoire familiale maternelle, l’ont mis au monde. Si le récit démarre à l’enfance du personnage ne basculant dans le drame que dans sa seconde moitié, sa construction n’en est cependant pas linéaire. Au contraire l’alternance des situations et des protagonistes entourant Manuel rend magistralement palpable d’un chapitre à l’autre le désordre mental et l’ambivalence du personnage. Cet éclatement narratif renvoie également à la complexité des relations familiales et particulièrement à celle paradoxale et violente qui lie mère et fils et suffirait déjà à nourrir un roman. Le huis clos serait insoutenable si Manuel ne parvenait pas au-delà de sa rage non seulement à nous fasciner par sa lucidité mais aussi à nous émouvoir par la sensibilité toujours à fleur de peau dont il habite son introspection, si la souffrance et la solitude de l’homme blessé, confronté à l’impuissance de tous à lui venir en aide pour sortir de l’enfer où cet héritage génétique l’a jeté, ne faisaient parfois du démon dévastateur qu’il est devenu une victime. Sa relation lumineuse avec Soledad, sa naïveté face à ses copains, sa fuite désespérée dans les dépenses, l’alcool et le sexe, sa quête d’amour aussi décalée qu’absolue auprès des femmes (Anahè et Joana ses amoureuses temporaires mais aussi Ana-Sol la sœur traîtresse), sa recherche de réconfort auprès d’animaux de compagnie dont il ne parvient pas à s’occuper, font aussi de lui tout simplement un être contradictoire mais humain.    
 
Si le texte se livre à une critique implicite d’une psychiatrie plus destructrice que curative ou accompagnante, il y restitue également en pointillé mais avec justesse la marginalité et l’impression d’étrangeté ressentie par les schizophrènes face au monde, leur isolement et leur enfermement, l’intensité de leur souffrance, leur colère face à leur impuissance et celle de la médecine, leurs sentiments et ressentiments. Mais, ne se limitant pas au seul cas clinique de Manuel même exploré de l’intérieur à travers ses ressentis ou à la peur incontrôlée de tous face à ses dérèglements, le récit déborde sur d’autres questions plus générales en lien comme le rejet de la différence, la famille et l’hérédité, la difficulté du rapport à l’autre, celle de se construire comme adulte et le désir de reconnaissance sociale.
Le rôle joué dans la dernière partie par Soledad, celui de la jeune femme bien intégrée et donnée en exemple pour sa réussite confrontée aux écrits d’Anaël, va aussi dans ce sens. Ne se contentant pas de relayer les interrogations sur la frontière entre normalité et folie et sur le poids de la génétique qu’il y pose, la nièce se les approprie jusqu’à en faire des questions existentielles fondamentales pour elle-même et ses choix à venir. Par ce transfert, à travers sa position de jeune femme respectée et de future jeune mère, elle légitime les questions qu’elle reprend à son compte et par conséquence déplace momentanément celui qui les a posées initialement de la case du fou où il était enfermé à celle d’individu capable d’une pensée cohérente. Une validation et une réhabilitation qui bien évidemment bousculent les points de vue et les repères des uns et des autres.
Au-delà du parcours de Manuel et de la prise de conscience de Soledad, le récit peut résonner en chacun dans son rapport sensible et intime à la maladie et la démence, au mal-être ou à la dépression des ados, au poids des familles, à la responsabilité ou l’irresponsabilité de mettre un enfant au monde. En arrière-plan les notions d’injustice, de déterminisme et de culpabilité s’esquissent. Tout est fait ici pour changer le regard initial d’horreur et de peur face au schizophrène et lui redonner sa place d’être humain et de frère. 
 
C’est un premier roman original sur une maladie peu abordée dans la littérature et plus rarement encore avec une telle intensité, avec autant d’humanité et de respect, que Sol Elias, bien loin de l’utilisation spectaculaire ou anxiogène qui a souvent été faite du schizophrène dans divers thrillers, nous offre. L’écriture en adéquation avec chaque personnage et situation, tour à tour hachée ou atteinte d’une  logorrhée verbale au vocabulaire recherché, plus imagé et au rythme enveloppant, est parfaitement maîtrisée, puissante et efficace.
L’émotion, le trouble et la fascination sont au rendez-vous  et ce livre « coup de poing » d’une jeune auteure qui transforme son premier coup d’essai littéraire en coup de maître révèle assurément un écrivain à suivre de près. Qu’on se le dise !

Dominique Baillon-Lalande 
(04/02/19)    



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Rivages

(Janvier 2019)
200 pages - 18 €

















Sol Elias

Tête de tambour
est son premier roman.