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Stéphane FIÈRE


La campagne n’est pas un jardin


Dorlange est un petit village d’une centaine d’habitants situé en zone rurale de moyenne montagne du centre de la France, à 1200 m d’altitude et  à deux heures de Lyon. La commune, isolée des grands axes de communication et de l’accès au réseau Internet qui a vu ses commerces de proximité et son école fermer les uns après les autres, appartient à une communauté de communes de quelques milliers d’habitants à peine. Une nature préservée dans un endroit oublié de tous.
Mais depuis quelques années le pouvoir d’attraction des villes semble s’éroder et le mouvement d’exode rural être contrebalancé par le désir chez certains d’un retour à la campagne. Des néo-ruraux  en quête d’une meilleure qualité de vie  s’y installent, rachetant pour une bouchée de pain les anciens commerces, les maisons de maître, les granges et les fermes abandonnées. 
L’ancienne école de Dorlange a été transformée par des quadras en centre équestre, d’autres, venus comme eux de la grande ville (Paris, Lyon, Lille, Marseille…), ont ouvert une petite exploitation de maraîchage bio, un élevage en plein air de volailles et de porcs fermiers, un autre traditionnel de moutons, une coopérative bio, un auberge pour randonneurs en périphérie avec des produits de proximité au menu,  un centre de bien-être et de méditation, un autre de sylvothérapie, des chambres d’hôtes dans un bâtiment à haute qualité environnementale, un atelier de peinture, un d’ébénisterie, une maison d’édition pour la jeunesse.  Des Hollandais que personne ne connaît tant ils vivent entre eux en complète autarcie ont aussi ouvert à la sortie du village des chambres d’hôtes exclusivement réservées à leurs compatriotes. Plus inattendu, un jeune couple de bobobéats parisiens venus de la publicité convertissent une vieille grange en bâtiment passif pour y installer un « gîte haut de gamme réservé aux Chinois upper class de trente à quarante-cinq ans » et misent sur les réseaux sociaux chinois pour lancer leur formule de courts séjours d’immersion en pleine campagne traditionnelle apte à l’évacuation du stress et au ressourcement par le contact avec la nature et offrant une expérience de vie authentique et  originale. 
S’ajoutent à ceux-là des retraités de classe moyenne venus chercher au village le calme et l’air pur.  Des cadres supérieurs  lyonnais commencent aussi à investir Dorlange où l’offre de logements de caractère à vendre pour un prix dérisoire est une aubaine pour celui qui cherche une résidence secondaire accessible pour y passer en famille les week-ends et les petites vacances scolaires. Un écrivain ayant choisi de vivre en ermite dans une cabane au fond des bois pour nourrir son prochain roman vient parfaire le tableau. 
Il va sans dire que pour les quelques agriculteurs traditionnels encore actifs et les vieux natifs du village restés là – ceux-là mêmes que les néoruraux qualifient de semi-demeurés, fossiles mi-bêtes mi-sauvages, ou rustres réactionnaires – ces citadins sans racines, ces flanflans, ces pioupious, ces alternatifs de carnaval décervelés apôtres de la décroissance, cette armada dépareillée de bras cassés et de losers ataviques, de rêveurs impénitents, de bobobéats et d’aimables incapables restent toujours des étrangers et des envahisseurs. Si leur présence a certes empêché le village d’être rayé de la carte et qu’avec le temps les AOC finissent par les tolérer, ils ne les tiennent pas moins ostensiblement en dehors de la vie communale et du conseil municipal. Entre les deux clans la coexistence reste pacifique mais n’est pas toujours facile.
Antoine est le seul à pouvoir faire lien. Natif  de Dorlange, parti pendant dix ans travailler dans des exploitations forestières aux États-Unis avant de revenir s’installer dans la maison de son enfance, ce  « de souche mais déraciné puis replanté » fait partie du conseil municipal, connaît toute les histoires du village et ses anciens depuis l’enfance mais a par son âge et son séjour aux States une proximité générationnelle et culturelle évidente avec les nouveaux venus. Il a avec Florimont, ce paysan athée, ancien résistant et doyen du village dont la ferme jouxte sa maison, une relation amicale très privilégiée. Antoine doit par ailleurs à sa fonction de chroniqueur régulier pour le journal local une place centrale dans la vie de la communauté.

Quand la préfecture annonce l’obligation d’accueillir dans le département – et donc dans leur communauté de communes dont le score aux dernières élections a dépassé les 60% pour le bleu milicien – des demandeurs d’asile syriens, la population de Dorlange réagit au quart de tour. Face à cette décision arbitraire et cette perspective d’invasion, les antagonismes déjà présents s’exacerbent. Face à l’hostilité et la haine manifestées par la vieille bourgeoisie locale, les racistes vindicatifs de droite et le F.L.I.C (Front de Lutte contre l'Islamisation de nos Communes) implanté localement, Antoine, Manon, Camille, Catherine, Florimont, Léa... tentent dans un généreux mouvement de solidarité d’apaiser les esprits pour pouvoir organiser bénévolement l’accueil des familles syriennes au mieux. Ils n’empêcheront ni la haine de souffler ni le conflit de pourrir le climat social de l’ex petit village tranquille et la situation hors de contrôle deviendra vite explosive. 

        Des trois familles syriennes finalement installées à Dorlange, de leurs drames, leurs espoirs,  leur culture, qui n’occupent qu’une vingtaine de pages sur les plus de trois cent cinquante du roman, nous apprendrons peu de choses. Comme le titre de Stéphane Fière l’indique sans ambiguïté ce n’est pas la question des mouvements migratoires actuels et des réfugiés que l’auteur a prise pour sujet mais la question de l’aménagement du territoire rural et l’observation sociologique d’un village traditionnel laissé à l’abandon puis réinvesti par des "rurbains" qui en changent par cela même l’identité initiale. L’arrivée des Syriens ne sert ici que de révélateur de cette fracture qui divise les gens de la terre et ceux des villes, opposeles générations et les électorats,les classes moyennes cultivées à ceux que  la société numérique et l’isolement géographique ont mis en marge. Et la violence du choc à Dorlange est à la mesure des frustrations et de la peur qui habitent ces exclus d’un nouveau genre, en poussant régulièrement certains à rejoindre les rangs des partisans du repli et de la haine.

Dans cette galerie de personnages, certains sont hauts en couleur (mention spéciale pour Bertille et Ghislain et leur fabuleux projet de gîte de luxe écologiquement correct avec douches en plein air et toilettes sèches dédié aux riches Chinois et pour le vieux Florimont, personnage complexe mais truculent et attachant en diable), d’autres sont plus grossièrement dessinés voire caricaturaux (personnage du Maire préoccupé de sa seule réélection et de son enrichissement personnel, Camille en femme de cardiologue bourreau des cœurs et bovaryenne insipide, Annie grotesque dans ses élucubrations racistes) et les autres jouent honnêtement leur rôle avec une diversité  qui anime le roman sans temps mort.
Antoine, sur lequel une bonne partie du roman repose, présente la particularité d’être à la fois l’acteur-clé du scénario par sa stature d’entre-deux et par ses liens privilégiés avec la préfecture, l’observateur averti par lequel les informations sur le village et les événements qui s’y déroulent nous parviennent, le narrateur distant et humoristique à l’œuvre dans les chroniques journalistiques  qui nous sont restituées en italiques lors des scènes pivots du scénario. C’est aussi un des deux personnages  (avec Camille) dont les pensées intimes nous sont dévoilées. La conjugaison de ces différentes entrées qui nourrissent le personnage d’Antoine d’une épaisseur psychologique comme acteur et de crédibilité comme narrateur, noue aussi une certaine proximité entre lui et le lecteur au fil du roman. Ce personnage pourrait être également un double occasionnel de l’auteur par son côté nomade (Stéphane Fière ayant passé plusieurs années aux USA avant d’aller vivre en Chine puis de revenir en France dans un village rural), par son goût des mots et par le regard distancié et sociologico-littéraire porté sur ce et ceux qui l’entourent.  

À travers le portrait plus sociologique que psychologique de ce village en mutation et en crise, pris comme modèle réduit de l’ensemble des territoires ruraux à son image, de nombreux sujets d’actualité pointent de façon plus ou moins marginale. Si les thématiques du retour à la nature, de l’écologie, de la montée de l’extrême droite nationaliste et des déplacements de populations internationaux mais aussi entre ville et campagne avec la problématique de l’intégration qui en découle constituent le corps même du récit, d’autres au second plan le traversent comme la manipulation politique et la corruption, le racisme, le sexisme et le harcèlement sexuel, l’homosexualité et la PMA, les enjeux du numérique et des réseaux sociaux.  

La chronique de quelques pages écrite par l’écrivain-ermite remplaçant Antoine pour relater le banquet d’accueil des Syriens à Dorlange est par sa fausse naïveté enrobant une causticité féroce un  morceau de bravoure irrésistible qui mérite à lui seul le détour.
Une petite réserve pour la fin du roman, assez convenue, plutôt en deçà de ce à quoi le lecteur aguiché par cette incroyable farce bourrée d’humour pouvait s’attendre.   


Dans cette comédie sautant du coq à l'âne avec une liberté de parole et de ton de bon aloi, c’est avec vivacité et drôlerie que les scènes, dignes par moment du Guignol lyonnais, s’enchaînent.  
Comme avec Camarade Wang achète la France, Stéphane Fière nous offre ici un roman insolent et original dont les facéties ne gomment ni la pertinence du phénomène social abordé ni la justesse du regard que l’auteur lui porte.  Un divertissement intelligent.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/08/19)    



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Stéphane FIÈRE,  La campagne n’est pas un jardin
Phébus

(Août 2019)
368 pages - 20 €











Stéphane Fière,
a vécu plus de vingt ans dans le monde chinois (Taiwan, Hong-Kong, Shanghai...). En 2014, il s’est installé dans une commune de la Haute-Loire. La campagne n’est pas un jardin est son sixième roman.





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