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Richard GRANT

Les poissons-chats du Mississipi



Les poissons-chats du Mississippi est le récit d’un journaliste voyageur et écrivain anglais ayant quitté New-York où il vivait pour s’installer avec sa compagne Mariah dans le delta du Mississippi, cet État pauvre du sud, ex-terre d’esclavage et de plantation de coton, peuplé à 80% de Noirs et « synonyme  de racisme, d’ignorance et de retard culturel » pour tous ses amis de Manhattan. Là-bas Mariah découvre la maison délabrée mais grande qu’il vient d’acheter sur un coup de cœur, dans un paysage sublime au milieu de deux hectares d'étangs, avec des oiseaux d’une ahurissante variété, des serpents, des alligators, des cerfs, des tatous, des moustiques féroces et de proches voisins serviables et sympathiques. Si l’exubérance de la nature, la montée des eaux et l’acharnement des tatous et autres visiteurs incongrus vont mettre à mal les projets potagers de Mariah, ils se débrouillent. Quand lui part plusieurs jours pour une conférence ou une exploration de plus d’une journée de l’État qui les a adoptés, elle est accueillie par les voisins pour ne pas rester seule. Mariah trouvera même un emploi en librairie et une formation à une heure de là.

Les petits bonheurs, les fêtes, les découvertes et les incompréhensions se succèdent tandis que lui continue avec opiniâtreté à explorer le delta pour tenter de mieux l’appréhender.
« Les gens surnommaient le delta "la Silicon Valley de l’agriculture" à cause de son agriculture de pointe. Cette dernière n’avait plus besoin de cités, de communautés ou d’êtres humains. Juste d’immenses étendues exploitables, de lignes de crédit et de réseaux de transport jusqu’aux marchés mondiaux. Mais les communautés humaines se sont obstinées et ont emmagasiné une culture très riche. »
« Fondée par d’anciens esclaves en 1817, Mound Bayou est la plus ancienne ville entièrement noire d’Amérique. Durant plusieurs décennies, elle a offert un brillant exemple aux Noirs opprimés et miséreux du Mississippi, avec ses propres sociétés de crédit mutuel, compagnies d‘assurance, journaux, hôpitaux, écoles, zoos et élections locales gérés par des Noirs. Théodore Roosevelt l’a décrite comme "Le joyaux du Delta". A présent elle luttait contre le chômage et une pauvreté élevée, la drogue, les gangs, une assiette d’imposition et une population en baisse, des taux de maladies cardiaques et de diabète extrêmement hauts. Pourtant à la traverser ses habitants semblent amicaux, pas désespérés ou en colère, sans doute grâce à la profonde religiosité du delta noir. Sa population de mille cinq cent âmes faisait encore vivre quatorze églises. » Cependant aujourd’hui, le pénitencier local est presque devenu le seul pourvoyeur d’emplois du canton et l’alcool, la violence, la drogue et les armes prolifèrent inexorablement.

La grande force de ce récit est son authenticité. Le narrateur, chaque soir y relate ses rencontres, ses surprises, ses découvertes avec une curiosité à toute épreuve et une bienveillance patente à travers plusieurs filtres sociologiques : le racisme, l’éducation, la culture (dont le rapport aux armes et à la chasse), la pauvreté et la religion. Par ailleurs la musique, la nature et surtout l’humain, qu’il soit Noir ou Blanc, femme ou homme, est au centre de ses intérêts.
« Il y avait des magasins de vêtements pour Noirs et d’autres pour Blancs. Blancs et Noirs amenaient leurs voitures dans des stations de lavage et des garages différents. Ils n’allaient pas chez les mêmes fleuristes, qui agençaient des compositions de façon différente. Il y avait des funérariums pour Noirs et d’autres pour Blancs et, les uns et les autres enterraient leurs morts séparément. [...] Les petits Afro-américains étudiaient dans des établissements publics sous-financés aux taux d’obtention de diplômes extrêmement bas. Les Blancs allaient dans des écoles privées nommées académies. »
« Dans un lieu où le visage de la pauvreté était majoritairement noir, il était facile de faire des suppositions fautives concernant la cause des problèmes sociaux. [...] La pauvreté américaine engendrait des problèmes sociaux similaires partout où elle s’implantait, que ce soit sur les réserves indiennes, dans les ghettos et les quartiers latino-américains, dans les parcs pour caravanes investis par les Blancs défavorisées de l’est du Kentucky et de l’ouest de la Virginie.»

C’est un monde replié sur lui-même, décalé mais étonnant, généreux ou violent, qu’il nous fait découvrir sans parvenir à vraiment l’analyser mais en se prenant au fil des jours d’une réelle affection pour lui ou tout au moins pour sa population. Car avant toute chose c’est aux individus qu’il rencontre et lui ouvrent les portes du delta dans ses paradoxes et sa diversité, qu’ils soient éleveurs de poissons-chats, joueurs de blues, acteurs comme Morgan Freeman, pasteurs, chasseurs, artisans ou milliardaires excentriques, qu’il s’attache. « Telles sont les difficultés que toute tentative de généralisation du racisme rencontre [...] c’est une cible mouvante, une accumulation de perceptions individuelles et une longue histoire de préjugés », en conclut-il.Le lecteur aura même en supplément le retour d’une expérience pédagogique et celle d’un établissement pénitentiaire non dignes d’intérêt.  Un index (noms propres et entrées thématiques mêlés) vient clore le document pour en exploiter toute la richesse.

Ce qui fait aussi la différence c’est ce langage direct et teinté d’humour, intime parfois, ce rythme vif et ce goût pour la cocasserie des situations qui n’a d’égal que celui de l’analyse. Si le récit est extrêmement documenté et sérieux cela ne l’empêche ni faire rire ou de séduire, ni d’émouvoir, ni même de faire réfléchir. 

Des fêtes, deux enterrements et un mariage plus tard, avec le plaisir d’accompagner, outre le couple initial, des personnalités fortes et belles comme James et Lucy ou plus inquiétantes comme le dentiste du pénitencier, l’insondable mystère du delta s’entrouvre pour nous dans sa brutale et chaleureuse humanité, dans un tableau sans jugement mais non sans autodérision, sans réflexion et sans enseignements. Un autre regard sur les États-Unis avec un dépaysement garanti.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/06/19)    



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Hoëbeke

Étonnants voyageurs
(Mars 2019)
336 pages - 24 €


Traduit de l'anglais par
Alexandra Maillard









Richard Grant,
écrivain britannique, est né en Malaisie. Après avoir obtenu un diplôme en histoire à l’University College de Londres,
il est parti s’installer
à Tucson, en Arizona.










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