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Geovani MARTINS

Le soleil sur ma tête


C’est dans le Brésil actuel, près de Rio de Janeiro miné par la fracture sociale, dans une de ces favelas, zones quasi autonomes repliées sur leur misère et leur culture, lieux de violence endémique, de drogue et d’économie parallèle, que se déroulent ces treize nouvelles. C’est à l’existence des jeunes favelados, enfants, adolescents ou jeunes adultes, que l’auteur connaît bien pour avoir grandi à leurs côtés, que Geovani Martins s’attache ici. Si la mort à travers la spirale infernale des violences mafieuses ou policières y est partout, si tous, au mieux fument de la verte, au pire s’adonnent au crack ou au LSD, malgré la peur, chez les plus jeunes la vie continue avec un goût pour le jeu, les chasses-poursuites, le plaisir du sport, des corps au soleil ou des chahuts dans l’eau, un sens fort de la camaraderie et de l’affection pour leur mère et leur fratrie, qui les font ressembler à tant d’autres enfants. Ils peuvent même temporairement être émus par les larmes des enfants du lieutenant « disparu » dans la favela sans laisser de trace lors de la retransmission de son enterrement symbolique à la télévision (L’histoire de la perruche et du singe), avoir du mal à trouver le sommeil la veille de la grande rentrée au collège (Premier jour), jouer à s’effrayer dans le jardin de madame Iiara les soirs de Macumba (Le mystère de la villa) ou s’émerveiller d’un papillon (Le papillon).
Dès la première nouvelle (P’tite virée), entre fraternel divertissement et violence, le ton est donné avec une escapade à la plage entre copains qui soudain bascule. « On était presque arrivés à l’arrêt de bus et là on a vu les keufs qui s’en prenaient à des lascars. (…) Au moment où on était presque en train de passer derrière (...) le fils de pute nous a dit de nous coller au mur nous aussi. Si t’avais pas d’argent pour le bus t’allais au poste, si t’avais trop d’argent pour le bus t’allais au poste, si t’avais pas de papiers t’allais au poste. (…) J’ai pensé, chuis foutu ; le temps que j’explique au bonhomme qu’un groin de cochon c’est pas une prise électrique, il m’aurait déjà tabassé. J’ai pas réfléchi à deux fois, j’ai jeté mes tongs et je suis parti en courant.  (...) J’ai pensé au Eschu Verrouilleur des chemins qui protège ma grand-mère et après au Jésus de mes tantes. Mec, je sais pas comment j’arrivais à courir, sérieux, tout mon corps, on aurait dit qu’il était bloqué, j’étais tout raide, tu vois ? Toute la rue me regardait. J’ai tourné la tête pour voir si le condé était encore là, mais il s’était déjà retourné pour fouiller les lascars. J’étais sauvé ! » Ce ne sera pas la seule cavale du recueil et l’auteur remet ça dans la deuxième partie avec Station Padre Miguel.
Évidemment pour le gamin qui joue encore aux gendarmes et aux voleurs et voudrait bien épater les copains avec l’arme que son père, agent de sécurité, range chez lui dans un tiroir quand il n’est pas en service, le drame s’approche plus encore (Spirale)
Devenus adolescents, ils s’initient à temps partiel aux trafics à l’intérieur de la favela ou se trouvent de petits boulots subalternes à l’extérieur pour aider la mère et payer leur conso de cannabis ou de crack. « Quand j’ai acheté ma première paire de Nike, j’ai dormi avec la première nuit. Je marchais dans la rue l’œil rivé sur mes pieds (…) mais c’était encore mieux quand j’ai mis les pieds au bahut, je me sentais une star. (…) Je me souviens également (…) que j’étais content de pouvoir aider au foyer pour la première fois et que les attentions de ma famille à mon égard avaient changé. » (Vendredi soir)
Puis ils vieillissent, tombent amoureux, se mettent en couple, espérant souvent construire une famille loin de la favela avec plus ou moins de succès (Le trip, le tag).

Généralement ces nouvelles se focalisent sur un épisode-clé ou significatif de ces existences mais dans L’aveugle exceptionnellement, c’est toute l’existence de Matias, de sa naissance à sa vieillesse, aidé d’abord par la communauté puis profitant de son handicap pour mendier dans le même bus de quoi survivre, qui nous est donnée en juste quelques pages.

          Comme l’a raconté l’auteur lors d’une intervention publique à la Maison de la Poésie en octobre dernier à Paris, c’est à onze ans lors du déménagement familial dans une autre favela du sud de la ville jouxtant un quartier résidentiel qu’un choc s’est produit chez lui : « J’ai pris conscience que j’étais pauvre, avant la richesse je ne la voyais qu’à la télé. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à avoir honte puis honte de cette honte. » C’est grâce à sa grand-mère qui lui a appris à lire, lui a transmis le goût et le respect du livre tout en lui ouvrant les portes de sa culture populaire par la transmission orale que sa curiosité s’est trouvée éveillée et nourrie, grâce à la découverte fortuite de Roberto Drummond (1933-2002), célèbre romancier populaire brésilien incarnant la contre-culture américaine, qu’il se prendra ensuite de passion pour la littérature. À partir de là, un chemin vers l’écriture va se dégager devant lui. Soudain c’est une illumination : seule l’écriture peut le sortir de cette honte, lui permettre d’être lui-même et donner sens à sa vie. La part autobiographique et l’authenticité du traitement du sujet de la favela par l’auteur dans Le soleil sur ma tête trouvent ici bien évidemment leurs sources et leur moteur.

Si la peur, le danger et la mort planent en permanence dans ces nouvelles, par l’innocence de l’enfance et la jeunesse, le rire et la joie parviennent néanmoins à trouver place dans la réalité chaotique de la favela. Par l’utilisation systématique du monologue intérieur des jeunes protagonistes narrateurs, Geovani Martins, avec tendresse et humour, se tient alors loin de tout cliché au plus près de la vie quotidienne paradoxale de ces gamins, tour à tour sombre ou joyeuse mais toujours pleine de l’espoir de lendemains chantants. Si le réel nous est ici narré sans fard et sans complaisance, le regard à hauteur d’enfant ou d’adolescent porté avec empathie sur lui l’authentifie et l’humanise.
Le fait que l’écrivain conclut toutes les nouvelles par une fin positive ou ouverte sur la possibilité d’un ailleurs meilleur, renforce cette impression ressentie par le lecteur d’une immersion bienveillante, sans jugement ni misérabilisme. 
Bien sûr, Geovani Martins ne fait pas pour autant des favelas qui ont nourri ses souvenirs d’enfance un petit paradis et ces nouvelles ne sont pas sans exprimer sa révolte face au racisme des classes blanches aisées envers les favelados noirs et à dénoncer la violence d’une police trop souvent corrompue. Vendredi soir l’illustre très directement.

Cette connaissance personnelle des favelas brésiliennes qui donne toute leur chair à ces récits passe aussi par celle du langage particulier de ses habitants, mêlant argot, verlan, expressions populaires urbaines, inventions et déformations diverses. Mais c’est le choix singulier de l’écrivain de restituer le réel avec les mots, le phrasé et l’oralité de ceux qu’il raconte tout en les conjuguant avec une langue plus classique pour en traduire le plus justement possible les intentions auprès d’un cercle plus large de lecteurs, qui donne à ce recueil sa force et sa musique. Et c’est par ce jeu entre immersion et distance narrative, entre puissance émotionnelle et décalage produit par le travail fictionnel, que ces nouvelles font très évidemment littérature. La population brésilienne qui en a fait un grand succès ne s’y est pas trompé, les éditeurs du monde entier qui en ont acquis les droits et les critiques nationaux et internationaux qui ont encensé ce premier livre non plus. 

Ce tout jeune écrivain (28 ans) passé des favelas à la littérature est de l’étoffe des grands. Le soleil sur ma tête est un recueil à découvrir toutes affaires cessantes par les amoureux du Brésil et ceux de la nouvelle littéraire.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/12/19)    



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Lectures








Gallimard

(Octobre 2019)
144 pages - 15 €


Traduit du portugais
(Brésil)
par Mathieu Dosse








Geovani Martins
est né en 1991 à Bangu, dans les quartiers ouest de Rio de Janeiro où il a grandi et exercé divers petits métiers : homme-sandwich, distributeur de tracts, livreur, serveur...
Une adaptation pour le cinéma est en cours.