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Gianna MOLINARI


Ici tout est encore possible



Il sera facile à la narratrice d’obtenir le poste de gardienne de nuit que l’héritier d’une usine de carton, dit « le chef », cherche à pourvoir. Elle découvre vite que l’usine en difficulté fonctionne au ralenti, que de nombreux ouvriers en sont déjà partis et que le site semble vivre ses derniers mois dans l’attente d’un éventuel repreneur.  La jeune femme n’y croisera de fait que quelques travailleurs dont un certain Lose, un cuisinier atypique, et le deuxième gardien de nuit avec lequel elle va assurer en rotation la sécurité des locaux à partir des quatre écrans de surveillance dans un local réservé. Son équipier nommé Clemens, garçon sympathique de moins de trente ans, va immédiatement lui prêter main forte pour s’installer dans une salle vide mise à disposition par le patron quand il apprendra que la gardienne souhaite dormir sur place. Lui loue une chambre en ville et vient chaque jour en vélo. Il est en poste depuis quelque temps dans l’attente d’accumuler le pécule nécessaire pour réaliser ses rêves de voyages et assouvir son désir de découvrir le monde. Elle a quitté la ville où elle occupait un emploi dans une bibliothèque pour une quête plus existentielle : elle « aspire à l’incertitude, à davantage d’authenticité peut-être au concret », « aimerait être capable de distinguer l’important de l’accessoire », et le site de l’usine lui semble un nouveau terrain d’exploration où tout est encore possible. Le travail est tranquille et ils forment une équipe cordiale et complice.

Dès son recrutement le chef a attiré l’attention de sa nouvelle employée sur l’éventuelle présence d’un loup repéré par le cuisinier près des poubelles. « Autour de l’usine à quatre kilomètres à la ronde, s’étendent des champs sans relief. […] des chemins de terre les traversent et séparent maïs, céréales et colza. À l’endroit où ils s’interrompent commence la forêt. […] C’est de là que viennent les loups avait dit le chef quand il m’a fait visiter l’usine. » Les deux gardiens, chargés de surveiller avec soin le grillage, d’installer des pièges et de guetter sur leurs écrans les apparitions de l’intrus  s’acquittent de cette mission originale en curieux plus qu’en chasseurs. « Je n’ai pas peur du loup. J’ai parfois peur du noir. Par-delà le grillage de l’usine, seules sont perceptibles à distance les lumières de l’aéroport. Je me demande si le loup, pour peu qu’il soit dans les parages, trouve la lumière  trop vive, s’il entend le bruit des avions, si cela le dérange, l’agite ou l’inquiète […] Je me demande s’il a déjà farfouillé dans les restes de repas, s’il a erré sur les pistes de roulage, effleuré les roues des avions en stationnement. »  

Quand lors d’une ronde la narratrice découvre une croix à l'extérieur de l’enceinte de l'usine, elle questionne Clemens qui lui rapporte que c’est l’endroit où on a trouvé le cadavre d’un «homme tombé du ciel» il y a quelques années. Lose qui avait alors suivi l’affaire de près lui fournit le dossier constitué à partir de coupures de presse et des quelques documents qu’il avait alors collectés sur l’affaire. « Sur le mort on n’avait trouvé aucun papier d’identité. La police avait tout juste constaté  qu’il portait une chaîne de cou, un tee-shirt et un jean. Il avait sur lui un billet de la banque centrale centrafricaine, sur son tee-shirt figurait le logo d’une entreprise dont paraît-il, le siège se trouve au Cameroun». Les autorités avaient donc supposé qu'il s'agissait d'un réfugié caché dans le train d'atterrissage d’un avion s’apprêtant à se poser à l’aéroport proche. La narratrice, aussi bouleversée que lui par cette histoire, marche sur ses traces : « Au cimetière, je parcours les rangées de tombes, je passe en revue les dates de décès et ces vies résumées par un tiret entre une date de naissance et de mort. Un tiret pour une vie entière. […] Je repère sa tombe à l’extrémité d’une rangée. Sur la plaque verte, il manque la date de naissance. Le tiret manque lui aussi. » « Aucune photo de l’homme tombé du ciel […] La chute et son long séjour dans la foret ont rendu son visage méconnaissable. Il n’a pas de visage, pas de nom. Sa famille ne sera pas informée de sa mort, elle ne saura pas où sa tombe se trouve.»
Quand, l’annonce de la fermeture de l’usine s’officialise, Lose prend un poste au sol à l’aéroport et la gardienne de nuit en profite lors d’une visite de courtoisie pour approcher, grâce à la complicité d’une mécanicienne, un des appareils afin de visualiser un train d’atterrissage et découvrir la réalité de cette cachette fatale à « l’homme tombé du ciel ». 
C’est sur l’usine vidée de tous ses occupants que le livre se referme.

                      Gianna Molinari cultive l’art de l’ellipse mais ses phrases courtes et son style  minimaliste n’exclut pas des fulgurances parfois poétiques et le recours aux images. En insérant des dessins, des photos, des articles de presse en écho, elle multiplie les pistes d’approche, au risque de nous perdre parfois pour mieux susciter notre attention. Ici tout est encore possible n’est donc pas un roman psychologique et le récit ne nous apprendra pas grand-chose sur l’héroïne (et narratrice) ou ses comparses. Si Gianna Molinari la fait parler à la première personne du présent, elle ne cherche, tel l’objectif d’une caméra de télé-surveillance, ni à provoquer l’émotion ni à faciliter l’identification du lecteur avec elle. L’intérêt est ici ailleurs, dans l’atmosphère de délitement du monde du travail dans lequel l’autrice immerge ses protagonistes avec le tableau de la fermeture de l’usine de carton mais aussi dans le récit de la conquête des terres par l’homme qui chasse les animaux de leur territoire et le drame de l’émigré clandestin tombé du ciel. Cependant, là encore, Gianna Molinari, par cette multiplication même des sujets d’actualité qu’elle aborde et surtout par le traitement formel qu’elle en fait, se démarque nettement du pamphlet écologique, économique ou social que l’on pourrait attendre. Au débat et à la démonstration, l’autrice préfère l’incarnation concrète de situations aptes à illustrer les injustices ou les dangers, usant volontiers d’un art de la suggestion et d’une subtilité dont elle fait sa marque. 
Comme son personnage la romancière aime à flirter avec l’ambiguïté. Dans une oscillation récurrente entre réalité et imaginaire qu’elle finit par confondre, elle installe le doute et cultive le mystère. Ce loup qu’on traque existe-t-il vraiment ou serait-ce le délire d’un cuisinier qui s’ennuie ? La narratrice, dont on connaît si peu les antécédents, aurait-elle pris ce travail de gardiennage, rendu absurde par l’imminence de la fermeture de l’usine, comme couverture pour commettre un braquage ? Le cadavre retrouvé en forêt est-il vraiment celui d’un migrant camerounais tombé du ciel ? Dans ce monde des apparences hanté par une peur sournoise, la vérité et le sens se dérobent, les identités deviennent confuses et les limites ou frontières incertaines. Nos repères se brouillent, l’image du loup et celle du migrant, risquant tous deux leur vie en quittant leur terre d'origine pour se nourrir, se superposent, la cantine désertée devient laboratoire de portions congelées pour cosmonautes, la vidéo-surveillance n’a plus comme cible que les faits et gestes du patron d’une usine qui se délite et les hypothétiques apparitions d’un animal sauvage. Un gouffre s’ouvre sous nos pieds.
À travers sa transfiguration du réel (l’homme tombé du ciel s’inspire d’un fait divers de 2010 en forêt zurichoise et les fermetures d’entreprises sont légion partout), en questionnant la mort et la disparition sous ses diverses formes, Gianna Molinari nous invite à la curiosité et nous alerte sur la dégradation des relations de l’homme à la nature, au travail et à l’autre. Le titre pourrait surprendre vu la tonalité du roman si on n’y voyait pas, derrière l’appel à une prise de conscience collective face à l’urgence, un irrépressible et communicatif espoir de changement radical de société avant qu’il ne soit trop tard.  
Tout est possible ici est un livre audacieux, intense et fascinant où l’insolite s’infiltre dans la banalité du quotidien et l’intimité pour, dans un subtil jeu de miroir,  faire ressurgir le tragique et l’absurdité de notre monde. Finaliste avec ce premier roman du German Book Prize et du Swiss Book Prize, lauréate du prix Walser 2018 et du Clemens-Brentano Prize for literature, Gianna Molinari s’y révèle une jeune autrice suisse de talent à découvrir et à suivre.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/10/19)    



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Delcourt Littérature

(Août 2019)
188 pages - 18,50 €




Traduit de l'allemand
(Suisse)
par Françoise Toraille











Gianna Molinari,
née à Bâle en 1988, vit aujourd’hui à Zurich. Ici, tout est encore possible est son premier roman.