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Feuillets d’usine
« J’écris comme je pense sur ma ligne de production Entre documentaire sur les conditions de travail dans les usines de poissons et les abattoirs normands et longue mélopée sur la douleur entêtante du travail à la chaîne, l’auteur part à l’usine comme Apollinaire partait à la guerre : la peur au ventre, le corps fatigué, impuissant à aller contre le destin mais se faisant fort de trouver, dans le pire des endroits, un peu de beauté à contempler, un peu de beauté à laquelle penser. Car si c’est par amour qu’il accepte ses missions d’intérim – venu retrouver son épouse il a laissé derrière lui son travail d’éducateur – c’est aussi grâce à l’amour qu’il tient. À l’amour et à la force de la littérature dont il utilise toutes les ressources pour peupler les longues heures de travail herculéen qu’il doit fournir dès l’aurore : Rabelais, Dumas, Beckett ou Aragon lui tiennent compagnie. Se souvenir d’un vers, retrouver le refrain d’une chanson sont autant de victoires sur l’abrutissement qui guette l’ouvrier. C’est ainsi qu’il arrive à prendre du recul par rapport aux tâches les plus ingrates et rebutantes : en savourant l’absurde d’une nuit passée à « égoutter du tofu » ou en concurrençant la plus surréaliste des poésies quand il « dépote des chimères ». Mais parfois, même la littérature ne peut sauver de l’aliénation du travail, par exemple lorsque l’on quitte le monde de la conserverie pour entrer dans celui des abattoirs, nouveau cercle de l’enfer. Quand la littérature cède le pas à l’inhumain reste alors le besoin, le devoir de témoigner : Car le narrateur, qui lit Le journal d’un manœuvre de Thierry Metz*, est aussi là pour rendre compte, porter la voix des ouvriers, s’inscrire dans un courant de littérature prolétarienne. À la manière d’un Robert Linhart*, il nous offre une véritable plongée dans l’usine et ses chaînes de production, dans la folie des cadences à maintenir, dans la puanteur du travail, de la douleur et de la fatigue qu’on ramène avec soi le soir, lors de ces week-ends toujours trop courts puisqu’il faut : Quelques chapitres brossent également les portraits d’une poignée de collègues : celui qui, pour plus de confort, aimerait remplacer les glaçons des bacs de poissons par de l’eau chaude, Mohamad avec qui il covoiture, l’étudiant en histoire toujours en retard, le jeune ouvrier qui projette de se marier avec son compagnon, Brendan qui perdra son doigt… Si, bien sûr, des relations se tissent, si des gestes d’entraide existent, c’est cependant seul que chaque ouvrier semble affronter le travail ; les conditions actuelles et les changements quotidiens d’horaires rendant difficile toute solidarité, toute mise en place d’un collectif. Et contrairement aux années 60 de Robert Linhart la conscience politique n’est plus au rendez-vous. Aujourd’hui le poste d’intérimaire n’offre plus la possibilité de faire grève et si la solidarité ouvrière fait encore quelques percées le grand temps des luttes semble passé : Las À travers ce véritable flux de conscience (250 pages sans ponctuation) d’un ouvrier sur sa chaîne, Joseph Ponthus atteint donc avec brio son objectif : Amandine Farges (08/01/19)
* Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre, Gallimard, l'Arpenteur, 1990 |
Sommaire Lectures La table ronde (Janvier 2019) 272 pages - 18 € Folio (Août 2020) 288 pages - 7,50 €
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