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Sophie VAN DER LINDEN


Après Constantinople


Dans ce roman, Sophie Van der Linden renoue avec un art qui a précédé  la photographie ; décrire des lieux ou des personnes telles qu’un peintre les voit et les peint sans recourir à l’image.

Les lieux de son roman, les paysages du Caire, de Constantinople, de la côte adriatique, des montagnes serbes ou de Sarajevo au XIXème siècle et sous domination ottomane sont fortement teintés d’orientalisme. C’est justement ce qui attire le peintre Georges-Henri François ; l’exotisme des costumes,  la couleur des chairs, les fêtes flamboyantes, les fastueux banquets, les hanches rebondies des almées*.

Mais le jupon qui va faire courir le peintre n’est pas celui auquel on pense… c’est celui que portent les hommes albanais et grecs, en coton blanc et à centaines de plis, qu’on nomme fustanelle. « Plis dont la figuration était aussi épineuse que celle des drapés pour les peintres de la Renaissance ». Le peintre aimerait s’en procurer pour les peindre tout à loisir dans son atelier parisien.

Pour rejoindre la fabrique où les plus belles fustanelles sont tissées et cousues, il part à cheval vers « le Domaine » qu’il situe aux confins de l’Epire et de la Thessalie**, dans une course épuisante. Au fil de sa chevauchée, il traverse des régions en guerre. « …la violence ne fut qu’effleurée. Approchée d’assez près, toutefois,  pour que le sang et le soufre s’insinuent dans leurs vêtements. »

Une fois arrivé au Domaine, il est invité par la Sultane à peindre les panneaux de bois des salles d’apparat en échange des fustanelles convoitées. Autant interloqué par cette demande que par la Sultane, « une femme à la peau noire qui n’est ni servante ni esclave », il va échouer plusieurs fois à satisfaire les vœux de son hôtesse. Il croit nécessaire de réaliser des motifs végétaux pour ne pas contrevenir aux préceptes musulmans qui condamnent les représentations du vivant. La Sultane veut tout autre chose, il s’attache alors à peindre les montagnes environnantes. Mais à quoi bon peindre ce qu’on voit de la fenêtre ? C’est une scène de chasse à laquelle il est convié qui lui donnera le sujet qui va enfin satisfaire la Sultane.

Pendant  son séjour au Domaine, tout étonne le peintre, tout lui est incompréhensible : le chemin qui se perd dans les ronces de la forêt, l’absence apparente de communication avec l’extérieur, l’énigme du passage des approvisionnements, des matériaux, la présence d’un  janissaire, dont l’ordre est dissous depuis le début du XIXème siècle, mais dont le cor  retentit encore dans la montagne, la régence d’une femme noire à l’autorité incontestée. Le peintre  est confronté à une réalité qui contredit son Orient fantasmé « …né de la lecture compulsive de poètes arabes traduits en français, de textes de voyageurs l’ayant précédé en ces terres, d’un imaginaire langoureusement façonné, des années durant, (…) qui s’était dissous dans l’intangible réalité que le peintre devait trouver en s’y rendant lui-même, un Orient rétif aux extrapolations chimériques, tout simplement concret et singulier. » Sa confrontation à la Sultane sur le sujet des panneaux montre à quel point le peintre est davantage  prisonnier de ses convictions a priori,  que du Domaine d’où il ne peut s’échapper sans le consentement de la maîtresse des lieux.

Dans ce roman,  Sophie Van der Linden exprime sa passion de la peinture. Pour décrire le charme de Constantinople, elle emprunte les yeux du peintre ; « bleu persan, toujours surprenant, toujours subtil », « voiles légers qui laissaient savamment s’échapper le ressort bouclé d’une abondante chevelure », « …dans les mosquées (…) caresser du regard et de la main les faïences usées déclinant sa palette favorite. » Elle prête au peintre ces mots après sa chevauchée : « j’ai trop souffert, ces jours, sans donner au papier tout le cœur de mon être, cette force qui me tient, et dont l’art me libère ». Le portrait qu’il fait de la Sultane semble à la fois l’apothéose du récit et de l’art du peintre.

Le style de ce roman est aussi précis, aussi coloré que le pinceau du peintre. Mieux que cela, il y a un continuum entre le velouté de  la langue de Sophie Van der Linden et celui des paysages  peints par Georges-Henri François. Ce roman s’est fait peinture pour mieux donner à voir la peinture imaginée de ce peintre. A la fin du récit on jurerait avoir vu le Domaine, le portrait du janissaire, la ville de pierre. C’est un joli voyage, d’apparence un peu désuet mais s’il emprunte les habits de l’orientalisme c’est pour mieux le revisiter et le rajeunir.

Nadine Dutier 
(28/01/19)   

* Danseuse, chanteuse et musicienne égyptienne qui venait distraire les femmes des riches seigneurs du harem. Plus d'infos sur Wikipédia

** Dans le nord de la Grèce d’aujourd’hui



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Lectures








Gallimard

Collection Sygne
(Janvier 2019)
160 pages - 15 €





Sophie Van der Linden

critique spécialiste de l'illustration et romancière

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