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La chronologie inversée utilisée, de la mort à l’enfance, si elle déstabilise initialement le lecteur, permet à l’auteur d’incarner avec toute l’intensité désirée la confusion qui domine chez ces trois personnages, leurs souffrances et leurs frustrations. Elle sème aussi le doute sur l’identité de cet étrange narrateur qui dansl’ensemble du livre incarne magistralement la fuite dans le silence et l’invisibilité, se disant dans la première nouvelle « n’être rien m’allait bien ». Elle interroge de même sur l’unicité de cette figure féminine qui se bat contre une angoisse qu’elle a si longtemps enfouie, sur les zones d’ombre de son enfance autour de la scène du château, sur ce qu’elle cache quand elle évoque dans un éclat de rire « ce vieux salaud de Gaston ». Ellequestionne enfin l’incroyable aveuglement ou déni de la mère de l’Homme à la chemise rouge quant au comportement de son mari sur son fils ou l’emportement victimaire de ce dernier qui, rongé par les souvenirs, pourrait lui-aussi avoir besoin un jour d’un psychiatre. « Les mots du vieux sont en moi des boules puantes, des dépôts de crotte, comme s’il avait chié en moi. » Les lieux choisis, cimetière, asile d’aliénés, château qui se dégrade, annoncent directement la couleur. Le bonheur ici n’est pas au rendez-vous. La vieillesse – « Je regardais les vieux alignés au soleil, lentement dépossédés de tout. (...) Dépossédés jusque dans leurs chambres où le béton refuse les punaises des photos. (…) Dépossédés du soi de jadis aimable ou haïssable », « Quand on est vieux ce n’est pas dans l’enfance qu’on retombe, c’est dans le singe », « Faut en finir avec tout ce romantisme de la mort, les vieilles images (…) On meurt sans dernière parole. On meurt incompréhensible, la bouche tuyautée. (…) On meurt relié au monde entier par des tuyaux (…) à l’image de nos vie » – constitue avec la haine et la mort les trois mots clés de la nouvelle-titre. La deuxième se focalise sur la folie : « C’est de ne rien oublier qu’on devient folle », « La maladie n’est pas la personne, c’est un mauvais vêtement qui colle à la peau ». Suit le récit de l’enfance abîmée, « entre les arbres déplumés, ce pavillon, tu vois, c’est l’endroit où je suis devenue vieille », qui vient mettre le point final au recueil. L’hypocrisie sociale régnant au château comme celle qui se dégage des propos convenus et bienveillants de la mère sur son époux, loin d’adoucir les faits viennent les aggraver. La violence du père sur le fils, du cousin sur la fillette lorsqu’il la flagelle avec une branche de noisetier pour la terroriser afin de s’assurer de son silence, celle symbolique de cette logorrhée verbale mortifère que l’homme impose au narrateur ou que Lili dans sa folie renvoie à son mari conscient qu’en cet instant elle le hait autant qu’elle rejette sa fille, est ici partout et n’a d’égale que l’intensité de la souffrance. Ce flou protecteur, cette atmosphère mystérieuse, cette confusion, présents dans chaque séquence, se conjuguent à une absence de toute analyse, approche sociale ou psychologique des personnages. Ceux-ci sont seuls, extraits de toute réalité sociale et rien ne viendra compléter ce que ces moments de crises peuvent nous révéler d’eux. Le narrateur en est le plus bel exemple : de cet être sensible mais discret, solitaire et taiseux (beau paradoxe de prendre comme narrateur un homme qui se méfie des mots !) pris à trois périodes de sa vie, l’âge précis, la position sociale et le travail ne nous seront jamais explicitement précisés laissant à chacun le pouvoir de combler les vides au gré de sa propre imagination. Est-ce par volonté de survie face aux dérapages incontrôlés et incompris ayant émaillé son existence que cet homme sans souvenirs ni passé, comme il le dit dans le dernier texte alors que l’on devine derrière cette négation un probable secret douloureux dont nous ne saurons rien, aurait fait le choix d’adopter le rôle de fantôme, de se faire spectateur solitaire de sa propre vie ? Cela rend d’autant plus troublant et attachant ce contemplatif énigmatique, « Juste attentif à la joie d’aller », qui loin d’exhaler le désespoir semble avoir tiré de ce retrait de sa propre vie quiétude et équilibre. Dans ce puzzle incomplet dont le thème serait le cycle de la vie de l’enfance à la mort, cet homme effacé incarnerait-il ici la pièce du sage face à celle de la folie emprisonnant Lili et celle du rejet paternel violent dont le fils mal-aimé et en colère ne se remettra jamais ? Le fil rouge unissant tout cela serait-il l’enfance, malmenée, brutalement interrompue avant l’heure, gommée, chez ces trois adultes mais aussi étonnamment forte, gaie et vivante chez la fillette du narrateur qui entrouvre comme une fenêtre sur le soleil et la lumière dans cette sombre histoire ? Décidément, les éditions Rhubarbe nous réservent de bien belles découvertes, exigeantes et rares. Ce livre, entre recueil de nouvelles et roman par nouvelles, sensible et poignant, nous plongeant sans repères dans une atmosphère étrange, instable et prégnante avec une belle écriture aux images fortes et à la musique subtile, y a toute sa place. Et si l’immersion proposée au lecteur n’est pas de tout repos, elle mérite qu’on s’y abandonne sans hésitation. Dominique Baillon-Lalande (15/07/20) |
Sommaire Lectures Rhubarbe 62 pages - 8 €
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