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Fiona MOZLEY

Elmet


Cathy et Daniel, à la mort de leur grand-mère chez qui ils vivaient sur la côte, viennent d’être récupérés par leur père. John, un boxeur à mains nues de haut niveau connu et apprécié du milieu et du public pour son sérieux, sa pugnacité et la régularité dans la victoire, vit des combats clandestins. Si le "champion" repart à chaque fois avec une coquette somme en récompense de sa performance, ce n’est bien évidemment que peu de chose à côté des substantiels bénéfices que les organisateurs encaissent des parieurs. Le chargé de famille décide d’embarquer les deux enfants dans le Yorkshire, région natale de son épouse disparue. Là, tous trois camperont en lisière de forêt à distance du village, à l’endroit choisi par le père pour construire de ses mains une maison en dur. « On était arrivés peu de temps avant mon quatorzième anniversaire. Cathy venait juste d'avoir quinze ans. C'était le début de l'été, ce qui laissait à papa tout le temps nécessaire pour construire la maison. Il savait qu'elle serait terminée bien avant l'hiver. Dès la mi-septembre, on put l'occuper. » Ce havre imaginé par cette force de la nature impressionnante mais précautionneuse de ses gamins, devrait leur permettre, entre poulailler, potager et proximité avec la forêt, de vivre harmonieusement en marge de la société. « À l'époque, il ne cherchait qu'une chose : nous endurcir contre l'inconnu. Contre les choses sombres du monde. Car plus on en savait, plus on serait armés. »
C’est Vivien, une ancienne amie de la mère des enfants connue pour son érudition, qui, dans sa maison à égale distance entre celle bâtie par John et le village, pourvoit à leur instruction. Le géant, pour ne pas laisser ses gamins seuls trop souvent, ne participe plus qu’occasionnellement aux combats rémunérés, partageant son quotidien entre l’entretien de la forêt, l’approvisionnement en bois de chauffage pour la maison et la chasse pour améliorer l’ordinaire. Cette vie en liberté convient bien à celui qui supporte mal l’autorité et s’est toujours méfié des institutions et des autres. Il continue cependant à se montrer solidaire des victimes injustement mises en difficulté et incapables de se défendre en mettant à leur disposition sa force et son pouvoir naturel de persuasion. Cathy lui ressemble dans sa proximité avec la nature, sa colère sourde face à l’injustice, son courage et sa pugnacité face à l’adversité, et s’en distingue par le rapport complexe et défiant qu’elle entretient avec le corps féminin. Daniel, doux rêveur à la frêle constitution se livrant volontiers à la contemplation et la lecture, appréciant de s’occuper de la maison, du potager et de la cuisine, trouve chez Vivien la quiétude et l’affection quasi maternelle que ce père et cette sœur qu’il admire et aime profondément ne sauraient lui donner. Dans cette vie en quasi autarcie, la brute au grand cœur qui n'a peur de rien ni de personne mais n’aspire qu’à la paix, prêt à tout pour protéger ses enfants, invente pour sa petite famille une vie sauvage en harmonie avec son environnement et dans le respect de chacun qui ressemblerait presque au bonheur. « Il voulait nous garder à l’écart, nous garder en nous-mêmes, nous protéger du monde. Nous donner une chance, disait-il, de vivre notre propre vie. »
Mais l’adversité se rappelle à son bon souvenir. La parenthèse idyllique prendra fin avec la visite à la petite maison d’un certain M. Price, gros propriétaire agricole local ayant racheté pour une bouchée de pain les maisons d’une bonne part du comté lors de la récession et imposant depuis à leurs occupants un loyer prohibitif. Il vient pour faire valoir ses droits de propriété sur le lopin de terre où John a installé son foyer, à moins qu’en échange, celui-ci qui dans sa jeunesse était son ancien homme de main n’accepte pour éviter l’expulsion de sa famille de revenir à son service pour percevoir les loyers impayés et jeter les récalcitrants à la rue. John, effondré, enrage « qu’il y ait un bout de papier pour dire qu’une terre qui vit et qui respire, qui évolue, qui se mouille et qui sèche, appartient à quelqu’un et que cette personne peut en faire ce qu’elle veut, ou rien en faire, et aussi empêcher les autres de s’en occuper. » Révolté par cet odieux chantage et refusant absolument d’effectuer la sale besogne à laquelle celui qui ne cesse de s’enrichir en spoliant ceux qu’il considère comme ses vassaux le destine, John comprend vite qu’il lui faut trouver des alliés. Seule la résistance collective pourrait donner une chance de réussite à la lutte contre le tout puissant seigneur local. Avec la complicité vite acquise d’Ewart Royce, vieux leader syndicaliste de l’ancienne mine locale qui connaît une grande partie de la communauté, la lutte s’organise.
Entre combat à mains nues, étranglement, mutilations diverses et bidon d’essence enflammé, le dernier tiers du roman basculera dans la violence, la haine, le feu et le sang. Quel sera le vainqueur de cet affrontement sans merci entre le géant et le puissant ? 

Le titre Elmet, nom du royaume celtique indépendant aux environs du VIIe siècle qui correspondait au Yorkshire, induit une intemporalité et un mystère qui amorce subtilement ce roman aux frontières du conte. L’histoire commence comme un conte de fées dans la petite maison à l’orée d’un bois, avec un père d’une force herculéenne et d’une attention toute maternelle, respectueux de la nature (voire écologiste avant l’heure) et ses deux enfants. L’éducation donnée par le père est assez libre et exempte de codes sociaux. L’inversion des rôles traditionnels entre sa fille, une adolescente fière, rebelle et combative, qui ne cherche qu’à s’aguerrir pour lui ressembler et son fils plus à l’aise à s’occuper de la maison, à cuisiner, attentif et curieux d’apprendre dans les livres, semble peu lui importer. Il s’agit avant tout pour lui qu’ils soient eux-mêmes afin de pouvoir choisir leur vie future. La petite famille vit en autarcie de manière simple et en harmonie avec la nature, personnage à part entière du récit, amplement et précisément décrite dans ses composantes végétales comme animales. Le fait que les Smythe soient des êtres peu causants voire silencieux, donne du relief à la perception des bruits naturels comme le chant des oiseaux, les glapissements des renardeaux, le craquement du bois qui se fend. Une manière aussi de faire ressentir plus fortement par le lecteur l’isolement social du trio et leur totale immersion dans la nature. Le paysage sauvage du Yorkshire (région natale de l’auteure) fait de landes, de forêts et de brumes est aussi une terre de légendes et de littérature. Emily Brontë l’avait utilisé avant elle dans Les Hauts de Hurlevent (classique de la littérature anglaise du XIXe siècle) n’y ajoutant que la tempête et le vent ici absent, afin d’enrichir l’atmosphère violente et romanesque qu’elle voulait donner son roman. Elmet, s’inscrit dans sa lignée.       

Avec l’intrusion de Price (page 64) le roman ne garde du conte que quelques clins d’œil appuyés, comme l’utilisation du titre de "Seigneur" pour Price et celui de "serfs" pour les journaliers en référence à la période féodale. Mais on change vite de ton et de contexte, quittant l’intemporel du récit premier pour entrer dans la récession en 1990 du Royaume-Uni sous Margaret Thatcher, voyant l’économie prospère du Yorkshire de la révolution industrielle s’effondrer, comme une bonne partie du territoire, et péricliter. Mais chaque guerre et chaque crise génère ses profiteurs. Ainsi M. Price, en rachetant les habitations modestes acquises par leurs anciens locataires quand, acculés par le chômage, ils ne peuvent plus payer leurs traites, a pu devenir grâce à la complicité des banques et de ses amis bien placés le plus grand propriétaire foncier du comté. Ne restent à ses victimes que leurs yeux pour pleurer et un loyer mensuel à lui payer ou, par défaut, à faire les journaliers quasi gratuitement pour lui. Les deux grands fils du "Seigneur", revenus dans la propriété familiale après leurs études, n’ont rien à lui envier : enfants gâtés prétentieux, provocateurs, vicieux et violents, ils se croient tout permis et Cathy, comme d’autres, en fera les frais.
À travers le personnage d’Ewart Royce, la fermeture de la mine de charbon proche qui fut un drame pour l’économie locale et l’affaiblissement du syndicalisme qui en découle sont également abordés. Le roman se fait alors social, politique et engagé, abordant dans un scénario à la Ken Loach, au plus près des plus modestes, la lutte de classes face au rapport de force apparemment joué d’avance et le recours au collectif et à la solidarité pour simplement survivre et défendre sa dignité. Dans cette deuxième partie qui traite de la misère des travailleurs agricoles et de l’injustice sociale, on pourrait aussi trouver une parenté avec Les raisins de la colère, plus de quatre-vingts ans plus tard sur un autre territoire. 
 
Dans une dernière rupture narrative, les trente dernières pages, dignes d’un thriller, retracent une scène d’horreur et de fureur se terminant dans un grand incendie. Malicieusement Fiona Mozley laisse alors la fin du roman ouverte sans préciser ouvertement ceux qui ont survécu ou non. Seule certitude pour le lecteur, Daniel, puisque qu’il est le narrateur de toute cette histoire, a pu fuir et le récit se termine sur son périple vers le nord, le long de la voie ferrée de la East Coast Main Line qui relie Londres à Edimbourg, où, seul pour la première fois, il se cherche lui-même tout en espérant y retrouver sa sœur.

Si la personnalité de Daniel est a priori moins forte que celles de John ou de Cathy, le fait que le récit se dise avec son ressenti et ses mots clairs et simples lui redonne une place majeure. C’est à travers son regard que la maison familiale dans laquelle s’ancre Elmet de son commencement à sa destruction existe, que le père, la sœur, Vivien, Peter, Royce, Price et les autres, prennent consistance. Sa curiosité, ses talents d’observateur, l’importance qu’il accorde au moindre détail, aux odeurs et aux couleurs, et l’extrême sensibilité qui le caractérise en font un rapporteur hors pair et participent grandement à l’atmosphère prégnante et singulière dans laquelle baigne l’ensemble du roman. Cela permet aussi à la romancière qui « n’aime pas les explications de texte » de se laisser porter par les émotions et les mots.
Aucune morale ne vient ici en conclusion et ce n’est pas tant l’opposition traditionnelle du conte entre le Bien et le Mal qui lui sert d’axe, mais une dichotomie entre l’harmonie (incarnée par la vie dans la maison familiale, Vivien et les lois qui régissent la nature) et la violence (réelle chez John, Cathy, Price et ses fils, symbolique en ce qui concerne la société et les relations sociales entre sexes et classes).   

La construction en boucle du livre a également toute son importance. Au récit chronologique (ou presque) des événements s’intercalent six courts textes en italique livrant aux lecteurs les pensées qui agitent le garçon lors de la fuite qui vient clore cette aventure personnelle et collective. L’incendie détruisant la maison nous est ainsi connu dès l’ouverture mais son déroulement et les circonstances l’ayant produit ne nous seront révélés qu’à l’issue du dernier chapitre. Ce n’est délibérément pas sur le suspense que joue ici l’auteure mais, si les événements ont leur importance et font avancer le récit, c’est davantage sur le contexte dans lesquels il se déroulent et la plongée dans l’humain et le social qui les fondent. Fiona Mozley, en s’appuyant non seulement sur l’antagonisme social de John et Price, pouvant être généralisé à tous les acteurs du livre, mais aussi sur leur contentieux personnel que nous n’apprendrons qu’à la toute fin du roman, aime à dire dans les interviews que son livre est « un western situé dans le nord de l’Angleterre », un western anticapitaliste en quelque sorte. Et à la violence effective de la société s’opposent la solidarité, les sentiments et les bienfaits de la nature. On est ici au cœur des contradictions de la nature humaine mais, et ce n’est pas la moindre beauté du livre, ce qui le traverse de part en part reste l’idée d’espoir.

C’est peu dire que ce premier roman d’une jeune auteure d’à peine trente ans, récompensé par de nombreux prix en Grande-Bretagne et retenu dans la dernière sélection du Man Booker Price de 2017, est une réussite. Il est tout simplement excellent et bluffant et mérite lecture absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/04/20)    



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Lectures








Joëlle Losfeld

(Janvier 2020)
240 pages – 19 €

Version numérique
13,99 €



Traduit de l'anglais par
Laetitia Devaux









Fiona Mozley,
est née en 1988. Elmet
est son premier roman.