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Le roman se passe au Malawi, à la charnière entre l’Afrique orientale et l’Afrique Australe, dans la région des grands lacs. C’est à Elia, douze ans, qui aide ses frères chaque soir à faire leurs devoirs en rageant d’avoir dû quitter l’école pour participer aux tâches ménagères, que revient la corvée de chercher l’eau au marigot. Cette tâche essentielle à la vie de tous signifiait une longue marche à travers la forêt, avec une charge lourde et sous une chaleur accablante. « Y avait-il, dans tout le pays, se demandait Elia, et sur cette terre, un seul animal – hormis le petit à la mamelle – qui comptât sur un autre pour lui fournir sa ration journalière ? (…) L’eau était la force des femmes d’Afrique. Et une épine à leur talon (…) Elia avait toutes les raisons de se mettre en colère contre l’injustice qu’on faisait à son sexe. (…) elle se fit la promesse solennelle de préserver sa fille de la corvée d’eau afin que l’enfant ne ratât aucune journée d’école. » Seule la perspective de retrouver au marigot les autres femmes, dans « un temps suspendu, volé aux hommes », entre rires, commérages et chahut et surtout sa copine Lizi, lui fait accélérer le pas. « Ici, elles devenaient complices dans l’adversité dont elles avaient à peine conscience et qui les opposait à la puissance des mâles. Elia est douloureusement consciente de cette injustice qui la frappe, elle et ses sœurs, (…) Elle n’a pas envie d’être mariée et de vivre la même vie que celle de sa mère ». La deuxième partie du roman s’attache à Ladarius, l’enfant-sorcier comme l’appellent ceux de son village depuis que ses parents sont morts foudroyés dans sa petite enfance et qu’à ses onze ans la tante qui l’a recueilli a subi le même sort alors que le gamin était lui à l’abri dans l’école. Devant le refus collectif de l’accueillir, le chef le prend donc dans sa maison auprès de sa femme et ses neuf filles, lui offrant sa protection. Il lui construit une case près de la leur, lui fournit une barque et lui fait enseigner les rudiments du métier de pêcheur qu’il pratiquera très piètrement par la suite. Il vit là une petite dizaine d’années de façon assez douce sans qu’aucun des drames prophétisés par les villageoises ne survienne, avant que les « Fétiches » qui l’avaient à l’œil aient d’autres desseins pour lui et changent le cours de sa vie. Le chef Albert dont les filles sont maintenant en âge de se marier se débarrasse de cette pièce rapportée de l’âge de son aînée non sans lui avoir trouvé un emploi plus loin sur le lac. C’est de nuit sur l’Île des pierres de sinistre réputation qu’ils débarquent. Là, Tafadzwa, la vieille directrice du « camp de vacances pour jeunes filles » chargée de leur initiation sexuelle, les attend. « Ici, elles apprennent tout ce qu’une femme doit savoir pour satisfaire son époux et le garder au foyer. Les filles sont vierges et en parfaite santé. Au terme de leur apprentissage, elles sont soumises à un dernier rite, le Kusasa fumbi, un rite de purification. Après une journée de jeûne, une décoction de plantes, à la nuit tombée, la jeune fille est déflorée par le Fisi » lui explique la vieille le jour de son embauche. « Grâce à toi, les foyers connaîtront la prospérité. Les familles t’en seront reconnaissantes. Elles te paieront pour ça. Tu gagneras bien mieux ta vie que lorsque tu étais pêcheur. » Le chef s’est déjà éclipsé et le jeune homme n’a pas d’autre alternative que d’accepter ses nouvelles fonctions. Sur cette île auprès de la vieille, de sa fille douce et charmante qui gère les finances et les relations extérieures de l’établissement et des adolescentes nubiles qui en sont les seules occupantes, il endosse le costume d’homme-hyène pour déflorer les pensionnaires lors de la nuit qui précède leur retour chez elles, dans un lieu réservé et plongé dans l’obscurité la plus totale. Un travail solitaire, puisqu’il est l’unique homme de l’île et qu’il est logé dans une cabane isolée au cœur de la forêt et que nul ne doit l’apercevoir, ni les filles ni les très rares visiteurs, ce dont il semble fort bien s’accommoder. Dans la troisième partie, Ladarius, l’enfant maudit et rejeté depuis toujours, fier d’avoir été choisi pour perpétrer la pratique ancestrale du Kusasa fumbi qu’il assumera consciencieusement durant vingt ans, sera une fois de plus rattrapé par les Fétiches qui lui joueront une fois encore un mauvais tour, juste au moment où Elia, elle, a été soustraite à son village pour ressortir femme du « camp de vacances ». On se doute que la colère de l’adolescente ne s’est pas tarie pendant le voyage et, la docilité n’étant pas son registre, il est fort probable qu’elle donnera bien du fil à retordre à la détestable et puissante Tafadzwa...
Au-delà de l’émotion première ressentie face à ces actes inacceptables et destructeurs effectués sur des mineures, très vite affleure un questionnement plus général des rapports de force au sein d’une communauté, de la frontière entre le bien et le mal et de la culpabilité. Dans ce village isolé, pauvre et livré à lui-même puisque son chef plus enclin à l’enrichissement personnel qu’à servir la communauté aurait même, pensent certains sans oser le dire, facilité le kidnapping de certaines jeunes filles par des Blancs contre de l’argent, comment faire porter la responsabilité de ces pratiques aux mères, pères et familles soumis à la tradition qui craignent d’être déshonorés et exclus du collectif s’ils font un pas de côté ? Comment comprendre l’apathie et la soumission de ces mères qui, bien qu’anciennes victimes de cette éducation différenciée qui favorise les garçons au détriment des filles et de cette initiation sexuelle traumatisante, les perpétuent ? Le poids des traditions explique-t-il tout, justifie-t-il tout ? Quelles entraves les lient et quelle fatalité les habite pour qu’elles se rendent ainsi complices de ce qui les a elles-mêmes fait souffrir ? Coupable, la mère d’Elia, d’avoir laissé la tante Tafadzwa emmener la petite, de l’avoir appelée même, peut-être, pour que ce qui devait être fait soit fait ? Coupable le Fisi, ce garçon stigmatisé depuis l’enfance et rejeté de tous, débarqué sur l’Île des pierres sans savoir ce qui l’attendait, condamné à la clandestinité et la solitude, hyène-robot chargé de déflorer ces toutes jeunes filles qu’il ne désire pas pour remplir la mission dont on l’a chargé explicitement : perpétrer le rite ancestral de purification pour protéger leur famille et apporter la prospérité à leur foyer ? Sans le chef Albert qui l’a amené auprès de son amie Tafadzwa dont le fisi venait de décéder et qui peinait à en trouver un nouveau, la tradition serait-elle tombée par défaut en désuétude ? Même si Tafadzwa, ex-putain sur le tard qui semble moins attachée au rite auquel elle soumet les filles qu’à la sécurité financière et au pouvoir que cette entreprise lui apporte pousse peu le lecteur à lui trouver des circonstances atténuantes, on ne peut que se demander quelle part de culpabilité revient à chacun quand la responsabilité est collective ? Le festin des hyènes est un roman à multiples entrées, paradoxal, où le réalisme le plus cru épouse la philosophie, le conte et la poésie. C’est un livre habité où Fabienne Juhel nous happe, nous entraîne, nous capture, nous secoue, pour nous laisser aussi envoûtés, effrayés, dérangés que séduits. Dominique Baillon-Lalande (20/10/21) |
Sommaire Lectures Rouergue (Octobre 2021) 208 pages – 18,80 €
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