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Cécile-Marie HADRIEN


Je vous dépose quelque part ?


Cette phrase aussi banale qu’ambiguë si souvent prononcée comme amorce de drague dans la vie et les films des Trente Glorieuses et choisie comme titre par l’autrice pour son recueil, nous renvoie ici à une réalité moins connotée et plus contemporaine de trajets en voiture de moyenne ou longue distance proposés, par soucis écologique, économique ou de convivialité, sur une plateforme numérique à ceux qui souhaiteraient effectuer le même trajet. Gabriel à la C4 et Apolline à la Clio, fervent partisans de ce partage de leur véhicule personnel, nous narrent donc en alternance en seize nouvelles leurs propres expériences en la matière complétées par quelques covoiturages spontanés impromptus ayant donné lieu à des rencontres sympathiques, surprenantes, émouvantes, décalées ou drôles, nous positionnant alors comme passagers clandestins.

Gabriel commence l’aventure. C’est un Lyonnais timide qui se déplace beaucoup pour son travail, célibataire depuis que Suzanne l’a plaqué « pour un connard de dentiste », père d’une Chloé d’une vingtaine d’années, toujours accompagné de sa petite chatte Lola et fan de Bashung. Il aura successivement pour passagers : Lilie, jeune fille de la « génération Lady Gaga » dont la  poitrine attire le regard, végan et allergique au poil de chat qui se rend en vacances à Lyon chez sa meilleure amie ; un vieux chasseur alcoolisé qui a planté sa camionnette de nuit sur une route des Ardennes ; un septuagénaire dont la femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer qui de Honfleur à Versailles tourne en boucle sur le sujet ; Johanne et David, couple peu conventionnel qui gère des chambres d’hôte à Rambouillet et se rend à Honfleur pour une croisière avec d’anciens clients ; deux gamines de vingt ans collées à leur smartphone qui lui trouvent une ressemblance avec « docteur House » et un professeur de fac cinquantenaire en conflit avec sa maîtresse qui lors d’un Lyon-Paris le prend pour confident et conseiller.
Les deux derniers récits de Gabriel différent quelque peu. Les yogourts goût fraise parce que le chauffeur y est accompagné de sa fille et que, face à l’éleveur de chiens pris en stop qui avoue spontanément « avoir tué » une épouse lourdement dépressive qu’il n’arrivait plus à gérer, c’est elle qui va prendre la situation en main. La nouvelle qui vient clore le recueil (Comme une page blanche) parce que la passagère en rade avec sa Clio sur l’autoroute un soir de tempête de neige qu’il prend en stop est tout simplement Apolline.               

Apolline divorcée depuis peu et mère de deux adolescents a quarante-cinq ans. C’est une Parisienne qui ne se déplace que pour les vacances et préfère avoir des femmes comme passagères. Elle accueille successivement dans sa Clio une cinquantenaire bavarde, optimiste et philosophe lors d’un Paris-Rennes ; Souana, migrant ghanéen (induite en erreur par la sonorité féminine de son prénom) pris en charge à Aix et passant par Paris pour rejoindre sa sœur en Belgique avant de poursuivre vers la Suède ; une jeune Ukrainienne en fuite dans le bois de Fontainebleau qui se jette de nuit sous ses roues ; Dimitri, gastro-entérologue à la belle voix de baryton « largué en plein séjour romantique à l’île de Ré » qui lui propose un détour gastronomique par Nantes avant de filer sur Paris ; une quarantenaire au look Birkin croisée le temps d’une cigarette sur une aire d’autoroute.
Les deux dernières nouvelles se distinguent une fois encore. Écrire dit-elle, de façon symétrique avec Gabriel, car la fille d’Apolline installée à l’arrière de la Clio lors d’un Marciac-Paris se mêlera àla conversationamorcée entre sa mère et leur covoitureuse, une femme libre fan de Duras de cinquante ans ayant choisi d’élever seule ses trois enfants. Dans Apparition Apolline termine par un clin d’œil autobiographique malicieux, sa présence au salon du livre de Colmar pour la sortie de ce recueil de nouvelles que nous avons en main, où ayant accepté de ramener deux collègues écrivains elle voit son trajet de retour perturbé par l’attitude irrationnelle de l’un d’entre eux.

                  « Gabriel et Apolline sont-ils des anges de la route ? » questionne l’éditeur sur la quatrième de couverture. Par leur bienveillance envers les autres sans aucun doute mais ils m’ont davantage paru l’un et l’autre représentatifs des êtres humains avec leur aspect charnel, leur curiosité et leur appétit pour l’existence, même si pareillement ex-compagnons meurtris par une séparation non désirée ils cherchent à la fois à habiter leur nouvelle liberté et à peupler leur solitude en s’ouvrant aux autres lors de ces voyages partagés. Tous deux sont de même déstabilisés par ces enfants, adolescents ou jeune adulte, qu’ils aiment mais ont parfois du mal à comprendre et envers lesquels ils craignent toujours de ne pas en faire assez ou de mal faire.

Les habitués du  covoiturage souriront aux commentaires sur la musique diffusée dans le véhicule qui souvent fait débat, sur les passagers trop parfumés qui donnent la nausée, sur les bavards impénitents, sur ceux qui mettent tout le monde en retard, jouent les Calimero, créent le malaise avec leurs blagues racistes et sexistes ou leurs propositions détournées comme le couple des hôtes parfaits (un classique du genre si j’en crois ceux de mon entourage qui privilégient ce mode de transport). On aurait pu y trouver aussi les conducteurs qui se traînent et s’arrêtent toutes les heures ou ceux qui conduisent comme des fous en vantant le confort et la puissance de leur voiture, ceux qui rendent compte de leurs succès, leur importance ou leur niveau de vie ou ceux dont l’univers est aux antipodes du vôtre avec lesquels vous n’auriez jamais eu l’occasion d’échanger dans d’autres circonstances et qui vous font découvrir un métier, un pays, un sujet, autrement.

Le covoiturage est un cadre désinhibant. L‘univers clos de l’habitacle est un cocon qui abolit la distance entre les voyageurs et suspend le temps et le trajet est une parenthèse qui favorise d’autant plus la confidence que se raconter à un inconnu que l’on ne reverra probablement jamais est sans conséquence. Le corps se détend, l’intime affleure, la parole se libère et les mots pour dire la rupture, la solitude, le vieillissement, la perte d’un être cher, le choc des générations mais aussi l’amour, le sexe, une passion et le plaisir sous toutes ses formes viennent aux lèvres presque naturellement. Alors ces passagers de hasard embarqués quelques heures, avec leurs humeurs, leurs problèmes, leurs désirs, leurs émois, leurs colères, leurs rêves, se livrent ou cabotinent. Qu’ils intéressent ou agacent, amusent ou inquiètent, on se laisse surprendre au détour d’une phrase de ce qu’ils nous renvoient de nous-mêmes ou de cette zone inconnue où ils nous embarquent. D’autant, au-delà de l’anecdote qui fait sourire ou de l’angoisse qui soudain fait écho à la nôtre, qu’à travers ces récits intimes se glissent des problématiques qui si elles ne nous touchent pas tous directement sont très présentes dans notre société actuelle et ne peuvent laisser indifférent comme la question du genre, de l’homosexualité et de la transition (Destin et déroute), la difficulté d’être l’accompagnant d’un conjoint malade (Jusqu’à la lie, Yogourt goût fraise), la réalité humaine des migrants (Sur le trajet Conakry-Stockholm), les réseaux de prostitution (Feu arrière) ou l’addiction (La biche, Génération Y et Z).       

Dans ces nouvelles de quelques pages où la version féminine et masculine se complètent harmonieusement, Cécile-Marie Hadrien avec vivacité et beaucoup d’humour, avec empathie et finesse, nous offre à travers l’intimité de ses personnages, passagers ou chauffeurs, un juste concentré de la nature humaine dans sa mesquinerie ou sa générosité, ses travers et sa beauté. Il y a dans Je vous dépose quelque part ? une simplicité, un respect dans le regard, une sensualité joyeuse, de la tendresse et une dose de malice qui, si l’envie venait à la nouvelliste d’exploiter plus avant cette ressource inépuisable et variée du covoiturage pour mettre en mots les autres, la vie et la société, nous feraient attendre une « saison 2 » avec impatience. À suivre ?

Dominique Baillon-Lalande 
(26/06/23)    



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Lectures







Cécile-Marie  HADRIEN, Je vous dépose quelque part ?
Quadrature

(Février 2023)
120 pages - 18 €

Version numérique
9,99 €














Cécile-Marie Hadrien
a publié une trilogie romanesque aux éditions Paul & Mike et plusieurs nouvelles dans des revues.