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Jean YVANE

Cosa mentale


Cette citation du génial et prolixe italien Leonard de Vinci définissant ainsi sa conception de l’artiste qui ne devait pas se contenter de dessiner ce qu’il voyait mais aussi ce qu’il pouvait imaginer et se figurer en s’appuyant sur un point de vue choisi à dessein, sert icinon seulement de titre au recueil où elle se retrouve également mise en exergue mais sert à nouveau de titre à Jean Yvane pour la dernière nouvelle du livre. Celle-ci nous offre un époustouflant portrait du philosophe Michel Foucault que l’écrivain considère comme une personnalité éclairante de la pensée française du siècle dernier, à travers une conférence consacrée au « point de vue » à travers la peinture (Les Menines de Velázquez notamment) et Les Mots et les Choses. C’est à partir d’une enquête sur un corps retrouvé au pied de la falaise à Manneporte qui pourrait être l’histoire d’un homme à la recherche du point de vue pris par Monet pour son célèbre tableau d’Étretat que Jean Yvane rend ici hommage à celui qui refusa tout début et toute fin à la représentation du monde qu’il se proposait d’étudier (...et) fait de la narration un art de l’esquive et de l’assaut.  
Pour cette nouvelle comme les huit autres qui la précédent et croquent de même dans de courts récits des personnages importants du monde intellectuel et artistique de son époque, Jean Yvanefait sienne cette formule sous la forme de : Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense.

Jean Yvane dans ces neufs portraits affiche donc la couleur. L’écrivain considérant le travail intellectuel préparatoire aussi important que son résultat car le mystère se cache derrière la multiplicité des représentations multiplieles références en arrière-plan mais privilégie le biopic à la biographie en abordant chacun de ses sujets, leurs œuvres ou leurs univers avec distance et en choisissant un point de vue subjectif et particulier. Si tous ceux auxquels Jean Yvane s’attache ici en fictionnant un épisode de leur vie ou la laissant défiler sous un angle particulier, sont des artistes ou des intellectuels qui ont marqué le vingtième siècle et sont reconnus aujourd’hui, ce ne fut pas le cas pour tous de leur vivant. Beaucoup ont été critiqués pour leur modernité, rejetés pour leurs choix idéologiques, leur façon de vivre, leur indépendance et leur liberté créatrice, et cela a participé à forger cette admiration que Jean Yvane leur porte. Des êtres forts mais non sans paradoxe ou faiblesse (les problèmes cardiaques de Vian, la dépression chez Ionesco et Kafka, le cyanure à bulles pour Gainsbourg et le ballon de blanc pour Blondin) souvent touche-à-tout mais toujours d’une exigence absolue quant à leur Art, s’adonnant majoritairement à l’écriture sous toutes ses formes (articles de presse, théâtre, poésie, roman, nouvelle, essai) mais aussi à la musique et la chanson (Vian, Gainsbourg), la peinture (Ionesco à la fin de sa vie) et le cinéma pour Woody Allen. C’est avec autant d’empathie que de respect qu’il s’attache à chacun d’entre eux, qu’il l’ait rencontré physiquement et dont il fasse un personnage (comme Gainsbourg, Foucault, Ionesco, Perec) ou qu’il se les soit appropriés en mode imaginaire à travers leurs œuvres (Kafka, Beckett, Vian, Blondin, Woody Allen).

Auprès de cette communauté agencée par lui, Jean Yvane nous entraîne dans un studio d’enregistrement pour la version française du film d’animation tiré de l’Histoire du Soldat de Ramuz et Stravinski réalisé par l’Américain R. O. Blechman en 1984 à laquelle participaient Serge Gainsbourg et Henri Salvador. « Voici une paire d’amis prêtant leurs voix à la double incarnation du bien et du mal, sur une route de campagne où Dieu ne saurait les surprendre », pour nous y faire découvrir un artiste timide et anxieux bien éloigné de l’image provocatrice qu’il entretenait sur les plateaux de télévision (Rythmo blues) ;
Il imagine un Kafka, amer et reclus dans sa cave pour écrire qu’il s’amuse à mettre en ménage avec une certaine Félicie aussi soumise que fascinée par son poète maudit, calquée sur le premier amour de l’écrivain tchèque, Félice Bauer, avec laquelle il eut dans sa jeunesse une liaison platonique pendant cinq ans rompant par deux fois leurs fiançailles mais entretenant avec elle des échanges épistolaires journaliers et nourris. (L’habitant de la cave) ;
 Un fonctionnaire de l’Institut National de Géographie, amateur de sigles et de nombres qui passe son temps libre à jouer le concierge dans un immeuble parisien avant d’annexer le métro dont il a mémorisé le plan des lignes et le nom des stations pour renseigner les usagers sur leur parcours souterrain (« Comment dit-on à un Peul : si monsieur désire se rendre à Barbès-Rochechouart vous devez... ») rend un écho discret à « La vie mode d’emploi ». « Jo l’obscur » est un hommage à Georges Perec, documentaliste en neurologie au CNRS, verbicruciste et surtout écrivain et membre de l’Oulipo, rencontré par l’auteur en 1965 qui gardera de cet auteur de théâtre, romancier spécialiste de l’infra-ordinaire un homme brillant doublé d’un homme généreux ;
Est-ce en rapport avec les paroles de l’Âme slave (J'ai l'air slave / Je suis né à Ville d'Avray / Mes parents étaient bien français / Ma mère s'app'lait Jeanne et mon père Victor/ Mais j'm'appelle Igor) que Jean Yvane a choisi de nommer son Boris Vian Igor ? Dans « La case départ » l’artiste prolixe des nuits de Saint-Germain soufflant dans sa trompinette, écrivant des centaines de chansons, touchant au théâtre et au cinéma, traducteur, écrivain et inventeur, est un tourbillon et un trublion joyeux au cœur fragile et au regard aigu qui vit à cent à l’heure avant de mourir pendant la projection d’un film adapté d’un de ses livres à même pas quarante ans comme il l’avait lui-même prédit. « Plus tard, à l’heure de la consécration, les filles choisiront pour fleur de prédilection le nénuphar ravageur » ;  
« Kronos », pseudonyme qu’Antoine Blondin le journaliste avait lui-même choisi pour signer ses articles sportifs notamment sur le Tour de France dont il faisait une épopée qui fascinait les lecteurs associant ainsi à jamais son nom au sport cycliste, s’ouvre sur cette phrase pleine d’autodérision sur son alcoolisme notoire : « Moi, Messieurs, c’est à jeun que je titube ». L’artiste est lui aussi un touche-à-tout, bon vivant haut en couleur, un homme de passion et de démesure célèbre pour ses articles de presse, écrivain de romans dont certains furent primés à l’époque mais aujourd’hui tombés dans l’oubli, dialoguiste pour le cinéma, dont Jean Yvane nous restitue avec un plaisir et une tendresse évidente l’amour pour la course cycliste comme la truculence ;
Jean Yvane évoque ensuite Eugène Ionesco et son épouse qu’il a côtoyés de prêt, l’un des maîtres (avec Beckett) du théâtre de l’absurde et membre du collège de pataphysique au côté de Vian, Prévert et Queneau. Le dramaturge aussi dépressif que Kafka réclame à son épouse lors d’un petit déjeuner copieux dix bonnes raisons pour l’inciter à vivre jusqu’au lendemain. (Les dix commandements) ;
Le personnage inspiré par un Samuel Beckett malade dans « Dessine-moi un maton » tente à l’aide d’un morceau de miroir un impossible dialogue avec un homme détenu depuis dix-sept ans à la prison de la Santé juste en face de chez lui. Il y a celui qui tient le miroir et l’autre auquel on a tout pris nom, liberté, lacets qui se fera la belle…
« La griffe d’Orion » rend hommage à Woody Allen, l’humoriste, scénariste, écrivain et réalisateur américain dans un scénario prenant pour sujet son couple avec une Mia Farrow épuisée par son accouchement. L’ombre diabolique (Orion) sortie du biberon qu’elle entrevoit la terrifie et elle demande à Allen de la chasser définitivement. Une métaphore surprenante et inquiétante d’une vie conjugale houleuse.

Loin des hommages conventionnels, posthumes ou commémoratifs, laudateurs ça va de soi, auxquels on est habitué, ces portraits originaux ciselés sur mesure avec sensibilité, justesse, humour parfois, transmettent dans Cosa mentale, en quelques anecdotes ou quelques pages, l’empathie que Jean Yvane ressent pour ces grands hommes qui lui ont offert de si belles émotions. Et, étrangement, la cohérence de ce panthéon intime, la façon dont la subjectivité de ses points de vue et l’aspect fragmentaire du traitement qu’il utilise pour signifier son admiration voire sa tendresse sont ici assumés, la frontière étrangement floutée entre le réel et l’imaginaire, la capacité de l’auteur à se glisser dans l’intimité́ de ses grands personnages, facilitent l’appropriation que peut en faire le lecteur et, au-delà de leur excellence artistique ou disciplinaire, confèrent à chaque figure  une humanité et une universalité tangible.
Dans cette belle immersion littéraire qui jamais ne tombe dans le pastiche, l’émotion et la curiosité sont au rendez-vous provoquant une irrésistible envie d’aller voir de plus près l’histoire ou les œuvres de chacun d’entre eux.
Un recueil original et brillant.    

Dominique Baillon-Lalande 
(26/12/23)    



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M.E.O.

104 pages - 15 €




















Jean Yvane
a publié une douzaine de romans aux éditions Denoël, Flammarion, Grasset et Pierre Guillaume de Roux. Également homme de théâtre, il a occupé diverses fonctions à la télévision ainsi qu'à la Commission européenne, et a été enseignant universitaire.
(Source éditeur)


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