Marcel Aymé

ou

L'honnête homme
du XXe siècle



par Claude Chanaud




Un lecteur sage fuit un vain amusement
et veut mettre à profit son divertissement.


Ce conseil de Boileau date de 1671. A la même époque madame de Sévigné écrivait à sa fille de Grignan : "Sans la consolation de la lecture nous mourrions d'ennui présentement." Idée commune aux gens de plume et aux lecteurs d'Encres Vagabondes, la lecture implique également une notion de choix que Voltaire précisait ainsi : "Un lecteur en use avec les livres comme un citoyen avec les hommes : on ne vit pas avec tous ses contemporains, on choisit quelques amis." J'y souscris évidemment. D'autant que, si je lis beaucoup, je ne décolle réellement de mon quotidien qu'avec des auteurs sélectionnés au cours du temps, notamment avec monsieur Marcel Aymé.
Touché lors de ma douzième année par ce conteur hors du commun et son imaginaire ludique, j'avais subtilisé Brulebois, La Table aux crevés, La Jument verte et Gustalin à la bibliothèque de mes parents, laquelle n'était pas fermée aux enfants. Ainsi, dans les années quarante, grâce à ces quatre livres, j'ai pu quitter l'univers contraignant des pensionnaires pour m'envoler vers le bonheur d'un autre, infiniment plus agréable à vivre que l'internat, le monde nécessaire du merveilleux et de la poésie.
Le collégien que j'étais s'imprégnait, sans s'en douter, d'une écriture marquée d'une suprême élégance et d'une grande rigueur. Mais surtout, certaines similitudes entre l'environnement des fictions situées dans son Jura natal et celui de mon bas-Berry ajoutaient du crédible à des aventures d'hommes et de femmes dont je pénétrais les coulisses par le livre. Faute d'avoir une autre clef.
Aujourd'hui où l'adulte confirme sans restriction le choix instinctif de l'enfant, je consacre cette rubrique à Marcel Aymé. Avec humilité. En effet, j'ai conscience de mettre mes pas dans ceux de nombreux critiques littéraires ayant analysé avec admiration combien les facettes discrètes de l'homme privé rejoignaient les infiniment talentueuses et variées de l'homme de lettres. Et combien cet écrivain d'exception s'est appliqué toute sa vie à ne pas être une vedette. En hommage lucide, Michel Lécureur l'avait baptisé : Un honnête homme (voir 1 ci-contre).
Je l'ai placé très jeune à mon chevet. Il y est toujours. Je ne vais pas développer dans cet article tous les éléments analysés par ses nombreux commentateurs et faisant de lui -je les cite pour mémoire- le puriste au style parfaitement maîtrisé, le philosophe attentif, l'auteur déçu qui se réfugia dans le rêve, un irremplaçable témoin du siècle, le romancier sachant marier harmonieusement le réalisme au fantastique, un "anti-héros" mettant une auréole à des individus moyens, ni pires ni meilleurs que les autres, le moraliste malicieux, l'occasionnel tonton flingueur, le dramaturge aux convictions solides, l'humaniste modeste et le ciseleur de mots sachant dire toutes choses avec une étonnante simplicité.
J'y joins simplement mon ravissement concernant l'art du raccourci qui lui est propre. Il est à la fois présentation facétieuse, art minimal à la manière des ironographes, contraste révélateur, efficace synthèse et décor de la comédie en cours. Relisez cette évocation d'un bourg du 19ème siècle : "Il se pratiquait à Claquebue quatorze manières de faire l'amour que le curé n'approuvait pas toutes."
En quelques mots, tout se trouve en germe de cette célèbre fresque rurale qu'est La Jument Verte. Cette diagonale inspirée, véritable clin d’œil de complicité goguenarde, n'est pas un hasard d'écriture. Jean Dubuffet, un des premiers, a su analyser ces chemins de traverse qui expriment plus, tout en disant moins : "Il y a – concluait-il – une parenté entre les plus hauts moments de l'art et les raccourcis saugrenus qui provoquent le rire."
On est conscient qu'en littérature comme dans bien d'autres domaines, ces fulgurances d'expression sont le propre des très grands.
Concernant donc ce suzerain des lettres, tout ce qui procède de l'élogieux a été dit et redit au fil du temps. En conséquence, à côté des nombreux panégyristes parlant de lui comme d'un maître incontestable, le présent texte évoque surtout deux points qui se veulent dégagés des modes, des pressions et des a priori du siècle précédent.
Le premier est un hommage à l'œuvre qui perdure au travers de ses créatures. En effet, certains de ses personnages ont gagné une place à la limite de la notoriété et du mythique.
Les nombreux aficionados (voir 2 ci-contre) de l'écrivain arrivent effectivement à les considérer comme des voisins de palier, des amis d'enfance, voire des frères de lait. Ils les relisent, les évoquent, les fréquentent et, à l'occasion, ils jouent avec eux. En fait ces héros modestes vivent maintenant dans notre imaginaire à côté de tous les personnages peuplant notre culture.
Ils alimentent ainsi un véritable code de conversation propre aux initiés, à l'instar des fidèles de Balzac pour les personnages de la Comédie Humaine, des Stendhaliens discourant sur l'itinéraire de Julien Sorel, des inconditionnels de Proust démontrant le symbolisme de leur auteur préféré, des passionnés de Queneau citant le "Tu causes tu causes" du perroquet Laverdure ou des adeptes de Frédéric Dard décrivant les exploits d'Alexandre-Benoit Bérurier. Chacun reconnaîtra les siens.
Certains "fans" ayméens accompagnent Dutilleul avec inquiétude, lorsque le passe muraille a rendez-vous avec la dame de son cœur. D'autres sont amoureux de l'écuyère en même temps que le Nain du cirque Barnaboum et dans le moment où elle s'éloigne de lui, leur cœur saigne. Au moment d'aller aux urnes, un de mes amis, lecteur averti, évoque l'anticlérical Honoré Haudoin annonçant la couleur "Attention... les calotins relèvent la tête !" Et quand il accompagne quelques huîtres d'un vin opportun, le même, à la façon du grand Léopold dans le roman Uranus, déclame son Andromaque de bistroquet :
"C'est du blanc que buvait mon Hector
Pour monter aux tranchées, et il avait pas tort."

Ces vers font évidemment penser aux célèbres parodies du bon Georges Fourest et provoquent des rires potaches. En revanche, c'est un professeur agrégé de lettres qui, au titre des raccourcis efficaces, cite avec admiration cet extrait du repas de famille situé dans le premier chapitre de Travelingue "Monsieur Lasquin, se pencha sur son assiette et mourut avec un visage décent."
Personnellement, je participe aussi à ce jeu d'initiés. Si je croise un enterrement, j'évoque volontiers le hussard Bobislas caracolant aux portes du paradis et faisant passer sa dévote tante pour la catin du régiment. D'ailleurs, j'observe avec plaisir que saint Pierre leur fait signe de passer. A l'occasion d'un passage dans ma Brenne natale, je sais l'apparition de la Vouivre toujours possible à la frontière brumeuse de l'Étang du Sault et de la légende.
Enfin dans une attente évoquant, bien modestement, les queues interminables et sinistres de l'occupation, je pense à la nouvelle En attendant où chacun des participants exprime sa misère. Et j'y entends la menace persistante du rejet d'autrui au nom des idéologies et des religions : "Moi, dit un Juif... je suis Juif "
Cependant, le papa talentueux de ces personnages récurrents connut également des critiques voire des mises à l'écart faisant l'objet de mon second point. D.Couty, A.Rey et J-P de Beaumarchais l'ont souligné dans leur Dictionnaire des Littératures : "L'ignorance dans laquelle la critique et les manuels de littérature ont tenu les œuvres de Marcel Aymé relève du scandale culturel."
Il faut se rappeler que deux totalitarismes porteurs d'idées subversives et de conflits mondiaux ont marqué le dernier siècle et que les hommes de lettres n'ayant pas laissé leur peau dans ces tourmentes n'en étaient pas sortis indemnes pour autant. Surtout les sincères et les perspicaces qui, à son exemple, se tinrent à l'écart des engouements politiques et des consensus mous. A la Libération, en lui reprochant d'avoir écrit dans quelques journaux autorisés durant l'occupation, des politiques opportunistes et des plumitifs du type jaloux oublièrent volontairement son indépendance d'esprit "tous azimuts" ainsi que ses prises de position courageuses – et quasiment uniques dans la presse de l'époque – sur la politique antisémite du gouvernement de Vichy.
Durant les années qui suivirent, une partie de l'intelligentsia française manifesta à son sujet des positions outrancières et tentera, mais vainement, de l'assimiler aux "collabos" tels que l'égotique et outrancier Céline dont il revendiquait l'amitié mais dont il ne partageait pas les prises de position, un Paul Morand, maréchaliste jusqu'auboutiste, le germanophile Brasillach pour lequel il signa une pétition visant à obtenir sa grâce lors que ce dernier fut condamné à mort ou à des fascistes pur jus comme Drieu La Rochelle.
Aussi éloigné de ces diatribes partisanes que des mondanités qu'il détestait, Marcel Aymé continua néanmoins sa marche d'homme libre et de moraliste sans illusion.
Cependant, malgré ses nombreux et permanents succès de librairies, il lui faudra attendre plusieurs années pour être enfin mis à la place qu'il mérite dans l'univers des lettres contemporaines. Tout à côté de quelques autres que Pierre de Boisdeffre nomme avec un véritable bonheur d'expression "les derniers grands classiques".
A la suite de tous ces faits regrettables, il ne fut même pas rancunier. Cet homme était naturellement indulgent à autrui tout en restant compatissant aux marginalisés.
On peut même se demander si dans ses romans il y avait des méchants. Ou plutôt, si ces derniers n'étaient pas, tout simplement, les victimes des circonstances ou des passions ? En somme des marionnettes fragiles pratiquant le rêve comme cheminement heureux et, pour les plus chanceux, d'entre eux, l'humour comme viatique.
Au-delà de son œuvre sur laquelle l'ambiguïté ne règne plus et de l'homme fidèle à ses amitiés quel qu'en soit le prix à payer, on découvre effectivement un écrivain qui défendit à chaque occasion des thèses humanistes, y compris à des époques de dogmatismes exacerbés. Donc bien avant que les droits humains, mis entre parenthèse pendant les cinq années du gouvernement Pétain, soient remis à leur place, suite au rétablissement d'un état démocratique.
Il est vrai que durant sa jeunesse, Marcel Aymé avait déjà joint à sa connaissance de la communauté rurale le sens de la famille et des autres. Parlant de son grand père maternel qui l'a en partie élevé, il évoquera une manière d'être qui pourrait se définir aujourd'hui comme le respect dû à la personne humaine : "On témoignait la même attention, la même considération à tous, sans distinction de rang ni de condition, mais avec une recherche de gravité et de cordialité lorsqu'on avait affaire aux plus misérables, aux disgraciés et aux pauvres d'esprit."
Il connut également au cours de cette enfance à moitié paysanne les querelles politico-religieuses qui figurent en toile de fond dans certains de ses romans : "Je sentais bien à quel point le parti radical pesait sur ma vie d'enfant et combien le monde aurait été doux, débarrassé des curés et des anti-curés."
Enfin, jeune journaliste, il écrivit à propos d'un condamné à mort qu'on exécutait sur la place publique : "Quelques pas seulement me séparaient de lui, je le voyais de face et je le reconnaissais pour un frère, un homme tout proche de moi, infiniment plus proche que ne pouvaient l'être ceux qui l'avaient condamné."
On peut conclure que la tête des autres ne le laissa jamais indifférent, bien avant de devenir le titre d'une de ses pièces, peut-être la plus décapante et n'ayant rien perdu de sa modernité.
Mais, corollaire des chambardements du siècle et des positions partisanes, cet homme tolérant qui en avait subi les ondes de choc et en avait été blessé, passa progressivement de sa retenue naturelle à une vision désabusée sur les sociétés contemporaines.
Plus tard, quand les esprits furent calmés et que les idéologies cédèrent enfin le pas à la recherche des faits, puis à l'établissement progressif de la vérité historique, des gens proches du pouvoir voulurent fleurir de rouge le revers de son veston.
Il repoussa l'opportunité. Par la suite, il évoqua cette offre d'une réflexion où l'on retrouve sa permanente indépendance d'esprit, son souci de précision et son grand respect de l'imparfait du subjonctif : "Je les ai priés qu'ils voulussent bien, leur Légion d'honneur, se la carrer dans le train."
Merveilleuse réaction de ce grand lucide qui, de nos jours, est enfin reconnu aussi exemplaire sur le fond que sur la forme.
Décédé en 1967, Marcel Aymé reçut de Jean Anouilh l'hommage ci-dessous, à la suite duquel il me semble inutile d'ajouter le moindre commentaire : "Sans Légion d'honneur, sans jeune ministre ému, sans honneurs militaires et sans brochette de vieillards, le plus grand écrivain français vient de mourir."





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Pour mémoire





















1 - La biographie « Marcel Aymé, un honnête homme » de Michel Lécureur a paru en 1997. (Les belles lettres /Archimbaud - 25,15 €)

2 - Liste non exhaustive d'écrivains ayant dit, écrit et chanté leur admiration pour Marcel Aymé : Alexandre Vialatte, Paul Guth, Yvan Audouard, Billetdoux, Antoine Blondin, Alphonse Boudard, Roger Nimier, Jean-Louis Bory, Jeanson, Barjavel, Pierre Bost, A.Brissaud, Bernard Clavel, Escarpit, Genevoix, Georges Blond, Pierre Lepape, Morvan Lebesque, Mac Orlan, Elsa Triolet, François Mauriac, Jacques Perret, Maurice Nadaud, Emanuel Bove et Céline.