On ne peut être passionné de littérature et de poésie
sans croiser un jour la voix de Jorge Luis Borges. Une voix qui sait nous polir
l'âme pour qu'elle reçoive mieux les émotions que fait naître
la poésie
Le Dialogue de Jorge Luis Borges et Victoria Ocampo, publié en
Argentine en 1969 était inédit en France avant cette belle publication
aux éditions Bartillat.
Au centre de ce dialogue un album de photos ou plutôt des photos comme
jetées en vrac sur une table basse alors que s'entretiennent deux amis
: l'auteur de Aleph et la fondatrice de la revue SUR.
À travers ses portraits de famille et ses clichés de lieux où
il vécut, Borges raconte ses ancêtres tel son grand père
Acevedo de San Nicolas qui aimait répéter "Je suis né
du bon côté de la rivière du milieu" et s'est battu
à Pavón, à Cepeda et au Puenta Alsina à cette époque
où les civils avaient alors davantage l'expérience de la guerre
que les militaires actuels ; il raconte aussi par exemple la maison de Paraná
où est né son père et que Borges voit en rêve et
dans la réalité, mais, ajoute-t-il, comme je l'ai très
souvent vue sur une photographie, je crois que l'image que j'ai gardée
d'elle est celle de la photo et non celle de la maison que j'ai vue quand je
suis allé dans la province d'Entre Rios.
Ainsi au fil de cet échange complice nous est dévoilée
l'amitié exceptionnelle de ces deux personnages qui marquèrent
les lettres de la jeune nation argentine.
Lorsque Victoria Ocampo crée la revue SUR (Sud en espagnol) revue
essentielle de la vie culturelle argentine, elle fait appel en 1927 à
un jeune poète encore méconnu. Elle vient d'entendre à
l'Institut Populaire des Conférences le texte de Jorge Luis Borges, La
langue des Argentins, lu par Manuel Rojas Silbeyra, Borges étant
encore trop tendre pour s'adresser lui-même à l'assemblée
présente. Aussitôt elle lui adresse une lettre pour l'inviter à
rejoindre la rédaction de sa revue. Borges lui répond en la remerciant
de l'intérêt qu'elle porte à son travail et termine sa réponse
par ces mots : "Si j'écris un jour une page qui me donne satisfaction,
je vous promets de vous l'envoyer." C'est en fait une longue collaboration
qui s'établira entre ces deux joyaux de la littérature argentine,
à la suite de cette invitation.
Victoria Ocampo ne se contentera pas de publier les textes de Borges dans sa
revue, elle fera tout pour que son travail soit reconnu à l'étranger.
Dans ce rôle de passeur se trouvera Roger Caillois qui, malgré
les rapports distants qu'il aura avec Jorge Luis qu'il trouve bien trop pédant,
le considère comme l'écrivain d'ici le plus intéressant.
Après avoir publié en 1944 dans Lettres Françaises
deux nouvelles de Borges : La Loterie de Babylone et La Bibliothèque
de Babel, il publie en 1951 dans la collection La Croix du Sud qu'il
dirige chez Gallimard, Fictions traduit de l'argentin par Néstor
Ibarra. La reconnaissance ne se fait pas attendre et cette version française
sera traduite dans de nombreux pays Européens, puis traversera l'Atlantique
pour atteindre les Etats-Unis d'Amérique.
L'édition de Dialogue chez Bartillat compte outre de nombreuses
photos (celles que Borges commente tout au long de l'entretien), des lettres
de Georgie (ainsi Victoria Ocampo nommait Jorge Luis) à la directrice
de SUR, ainsi qu'une lettre de mise au point de Victoria après
la parution en 1964 du numéro de l'Herne sur Borges, et les critiques
de son rédacteur en chef et ami. Elle ne manque pas de lui rappeler ce
qu'il lui doit : Cependant, ce métier sacrificiel (directeur de
revue) quand il n'est pas lucratif apporte parfois quelque
chose de positif. Par exemple, si la revue SUR n'avait pas invité en
1939 Roger Caillois, auteur jeune et inconnu, pour faire des conférences
à Buenos Aires, la traduction de vos uvres cher Georgie, aurait
dû peut-être attendre quelques années. Il ne se serait, bien
sûr, agi que d'un délai. Un autre Colomb vous aurait découvert
(pour les Européens). Mais en l'occurrence le choix heureux de SUR a
été bénéfique pour la diffusion de l'uvre
de Jorge Luis Borges, argentin inconnu au-delà des mers (même si
personnellement, j'avais beaucoup parlé de lui dans les capitales d'Europe
et des Etats-Unis).
En fin d'ouvrage, on trouvera des témoignages croisés de ces deux
écrivains majeurs pour l'Argentine : Vision de Jorge Luis Borges
et Hommage à Victoria Ocampo.
Pour mieux pénétrer l'univers complice et parfois orageux de
ces deux êtres dont la passion première est la Littérature
avec un grand L, il faut lire la passionnante introduction d'Odile Felgine qui
retrace l'aventure de cette relation qui liera Borges et Ocampo pendant plus
d'une cinquante d'années et couvrira la longue période de l'existence
de la revue SUR.
Vient de paraître également, aux éditions Gallimard, Poèmes
d'Amour de Jorge Luis Borges. Traduction de l'espagnol (Argentine) et préface
de Silvia Baron Supervielle. Avant-propos de María Kodama, édition
bilingue.
David Nahmias
(29/04/14)