Le cimetière de Montrouge est accolé au périphérique
Sud. À la limite de la banlieue, il étale ses tombes sur les terres
parisiennes du XIVe arrondissement.
Ce cimetière ne peut rivaliser ni par sa taille ni par sa notoriété
avec ceux de Montmartre ou du Père-Lachaise. Ici les sommités, les
artistes, les gloires ne courent pas les pierres tombales. Il y a tout juste la
présence au repos de Michel Audiard et de Coluche pour nous émouvoir
et nous faire pleurer de rire.
On y trouve pourtant également dans le carré de la 19e division,
la tombe de René Crevel (1900-1935), une sépulture familiale en
granit rose, légèrement surélevée par rapport à
celles qui l'entourent.
René Crevel, trop jeune pour avoir participé à la Grande
Guerre et décédé avant que n'éclate la Seconde,
est la parfaite représentation de cette génération que
Gertrude Stein avait qualifié de 'perdue' en désignant ces jeunes
écrivains américains qu'elle côtoyait à Paris dans
les années vingt : Hemingway, Ezra Pound, T.S. Eliot, Francis Scott Fitzgerald.
Les quatre derniers jours de l'existence de René Crevel, du 14 au 17
juin 1935, se déroulent comme un compte à rebours inexorable.
Engagé politiquement, Crevel prépare le Congrès International
pour la Défense de la Culture organisé par l'Association des Ecrivains
Artistes Révolutionnaires (A.E.A.R.); Congrès qui doit se dérouler
du 21 au 25 juin.
Les surréalistes, dont il est à cette époque membre et
proche de Breton, leur chef suprême, doivent y participer, mais voilà
Le 14 juin sur le boulevard du Montparnasse l'oracle André Breton gifle
Ehrenbourg représentant de la délégation soviétique
à ce Congrès ; gifle que l'on peut soupçonner, ma foi,
de bien méritée : cet homme de bonne volonté proclamait
dans un ouvrage récemment paru, que les membres du groupe surréaliste
pratiquaient "l'onanisme, la pédérastie, le fétichiste,
l'exhibitionnisme et même la sodomie
" Sans une réconciliation
les surréalistes ne pourront avoir la parole au Congrès.
C'est à Crevel que revient la charge de recoller les morceaux. Dévoué
corps et âme au grand Manitou Breton, il effectue le 15 juin des va-et-vient
entre celui-ci et la délégation soviétique sans parvenir
à un résultat acceptable pour l'un ou l'autre des partis.
Le 16 juin, il reçoit les dernières analyses sur son état
de santé
Après plusieurs séjours en Suisse au sanatorium
de Davos, il se croit définitivement guéri de sa tuberculose,
mais ce courrier lui apprend que bien que les poumons ne soient plus atteints,
il est touché par une tuberculose rénale. Le spectre de la maladie
qui s'était si aisément évanoui de son esprit, revient
avec une macabre acuité pour mordre dans la chair de son excessive sensibilité.
Le 17 juin une ultime tentative (organisée par Crevel) pour effacer l'affront
de Breton et l'indélicatesse d'Ehrenbourg (les duels sont malheureusement
désormais proscrits) est tentée à La Closerie des Lilas.
Après un temps de palabres, d'excuses et d'entêtements, les surréalistes
et la délégation soviétique se séparent retranchés
sur leurs positions.
René Crevel est épuisé et déçu. Aragon se
propose de le raccompagner en voiture chez lui, au 25 rue Nicolo dans le XVIe
arrondissement. Après l'avoir déposé, il hésite
à repartir, il a trouvé son ami assez déprimé et
fébrile et n'ignore pas, non plus, que celui-ci se retrouvera seul dans
son appartement ce soir-là.
La voiture d'Aragon pourtant disparaît au bout de la rue Nicolo.
A l'aube du 18 juin on retrouve René Crevel inanimé dans sa salle
de bain où il a ouvert le gaz. Il est emporté d'urgence à
l'hôpital Boucicaut et décède dans l'après-midi.
Génération perdue !
René Crevel est né le 10 aout 1900 à Paris, au sein d'une
famille de la petite bourgeoisie parisienne, dont il tentera très vite
de s'écarter.
La mère castratrice restera pour le jeune Crevel la figure motrice de
son mal de vivre. Épouvantail qu'il essayera en vain d'exorciser de son
malaise, et cela dès son premier roman, Détours :
« Ma mère était de celles qui gardent la tradition
des housses sur les fauteuils et de l'ennui, méprisent les jolies femmes
et les hommes gais, détestent les bijoux, les oiseaux de paradis et les
dentelles.
Brune et sans grâce, elle incarnait, dans le genre maigre, la bourgeoise
dite de tête. Elle m'aimait beaucoup, voulut faire de moi un homme rangé
comme une armoire à glace, m'apprit l'arithmétique, les principes
de la civilité puérile et honnête, le catéchisme.
"Deux fois deux quatre On ne met pas ses coudes sur la table - Dieu
est un pur esprit créateur du ciel et de la terre On embrasse
sa mère le soir avant de se coucher." Même la tendresse lui
semblait réglementaire et moi, je préférais aux siennes
les joues de la femme de chambre qui avait la peau douce et se parfumait à
l'illet. »
Cette mère soucieuse des traditions, entrainera un jour de novembre 1914,
dans un état de parfaite hystérie, ce jeune fils fragile (René
alors âgé de 14 ans) devant le corps de son père dont les
pieds se balançaient à quelques décimètres du sol.
Ce drame et l'influence de cette mère tyrannique seront souvent évoqués
dans les trois premiers romans de René Crevel que l'on peut considérer
comme une trilogie amplement inspirée de sa biographie : Détours
(1924), Mon Corps et moi (1925) et La Mort difficile (1926). Ces
romans sont également le miroir de cette génération "perdue"'
qui traverse cette période que l'on baptisa en France "les années
folles"'.
Cette génération est malgré tout l'héritière
de la brèche ouverte par Apollinaire et Picasso vers un art nouveau dans
lequel tout est à inventer, tout est à rêver.
René Crevel raconte comment un jour devant un tableau de Giorgio de Chirico,
il eut enfin la vision d'un monde nouveau. Ainsi, avec ses amis de l'époque
Marcel Arland, Jacques Baron, Georges Limbour, Max Morise, Roger Vitrac
et surtout Tristan Tzara il fonde la revue dadaïste Aventure
qui ne comptera que trois numéros. À la parution de ce dernier
numéro, le groupe se désintègre. René Crevel reste
fidèle à Tzara, le reste de l'équipée rejoint les
surréalistes de Breton.
Tzara avouera quelque temps après la disparition de Crevel : Le souvenir
de René Crevel est indestructiblement lié à une part de
ma vie, et, telle une coordonnée de sang et d'adolescence, il détermine
encore une des formes de mon émotion devant la beauté et la laideur,
l'espoir et le dénouement de ce monde.
Mais dès 1923 Dada est moribond.
Invité par Breton à initier les surréalistes aux sommeils
hypnotiques, René Crevel accepte et se rapproche ainsi du mouvement surréaliste,
avec lequel il sera lié jusqu'à sa mort, et cela malgré
de plus ou moins longues périodes de ruptures provoquées, entre
autres, par sa mésentente avec Desnos, ses critiques concernant l'écriture
automatique, etc.
Dans un article publié aux Feuilles libres, il égratigne
Les Pas Perdus de Maître Breton sur son socle perché :
« Victime des mots, Breton ne se rend point compte qu'ils ont un sens,
une valeur, qu'ils engagent qui les prononce.
Il écrit :
Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes. Semez vos enfants au coin
d'un bois.
Lâchez la proie pour l'ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation
d'avenir ; partez sur les routes.
De ces conseils qui pourraient nous sembler émouvants si celui qui les
donne les avait suivis, de ces conseils, il a fait un petit poème en
prose bien indifférent. »
René Crevel rejoindra Breton et les surréalistes surtout lorsque
le mouvement prendra des positions plus engagées pour la révolution
et politiquement proches des siennes. Néanmoins en 1935 Crevel adhérera
à l'Association des Ecrivains Artistes Révolutionnaires proche
du Parti Communiste, à laquelle Breton et son groupe refuseront d'adhérer.
C'est à cette époque qu'il délaisse l'écriture romanesque
pour la rédaction d'essais et d'articles engagés : L'Esprit
contre la raison (1927), Êtes-vous fous ? (1929), Les Pieds
dans le plat (1933), Paul Klee, Renée Sintenis, Dali ou l'anti-obscurantisme
tous les trois en 1930, etc.
En décembre 1926, René Crevel apprend qu'il est atteint d'une
tuberculose pulmonaire.
À compter de cette date, ses séjours en sanatorium vont se renouveler.
Morzine et Champsel-les-Bains en Haute-Savoie, Seelisberg et Leysin en Suisse,
et finalement Davos toujours en Suisse.
De ses séjours successifs il nous laisse une abondante correspondance
largement publiée, mais malheureusement de manière anarchique
et au hasard des tiroirs renversés ici et là.
Outre son sentiment d'ennui grandissant, dans ces établissements de soins
; ennui qu'il exprime fréquemment dans ses missives :
Je supporte bien 3 ou 4 semaines, mais après 28 jours de chaise longue,
d'huile de foie de morue, de piqûres et de nourriture sans sel, je me
sens devenir fou et n'ai d'autres ressources que d'aller arroser ma folie d'un
assez sinistre whisky en compagnie d'autres toussotants. (Lettre à
Jean-louis de Faucigny-Lucinge, 1933).
Moi je suis en Suisse, faisant cures sans sel, sel d'or, chaise longue, huile
de foie de morue. Ce n'est guère gai. C'est démoralisant, c'est
usant pour la cervelle. Enfin, Ibounovna, je me fais une raison. J'ai toujours
des bacilles et une petite caverne au sommet du poumon qui a eu la thraco. L'autre
étant plein de cicatrices, mais bon. (Lettre à Choura Tchelitchev
1934).
Sans doute trouverez-vous que j'ai beaucoup tardé à vous donner
de mes nouvelles, mais les jours sont si terriblement monotones que la veille
se confond avec le lendemain et l'on ne sait plus où l'on est du temps
(Lettre à Georges Hugnet, 1934).
Ces lettres adressées à des correspondants aussi renommés
que Marcel Jouhandeau, André Gide, Marie Laurencin, Marcelle Sauvageot,
Tristan Tzara pour ne citer qu'eux, sont également des témoignages
de la vie politique et littéraire de l'époque.
D'autres adressées aux femmes qui l'ont entouré et aimé
Théa Stemheim (dite Mopsa) et Tota Cuevas (le dernier amour, dite
Bobina) dévoilent la confusion de ses sentiments. Il écrit
à cette dernière : Contre la mort je pense à la vie.
À ma vie, donc à la Bobina que j'embrasse.
N'oublions pas également la première passion de René Crevel
pour le jeune peintre américain Eugène Mac Cown ; tumultueuse
et douloureuse pour Crevel, cette passion inspirera son roman La mort difficile
(titre prémonitoire).
René aime l'amour et pour lui l'amour n'a pas de sexe défini.
À l'inverse d'un André Gide pour qui tout événement
de son existence aussi minime qu'il soit devait être consigné pour
former les couches successives des pages de son journal ou alimenter les feuillets
de sa monumentale correspondance (pour Gide tout est littérature), René
Crevel ne tenait pas de journal intime.
Pourtant chacune de ses lettres propose une pièce du puzzle de sa biographie,
elles sont comme des actes notariés de son bref parcours à travers
son époque et sa génération 'perdue'.
C'est dans cet esprit que les éditions du Seuil, publient Les Inédits
de René Crevel. Sa correspondance uniquement inédite est offerte
au public non pas groupée par correspondant mais chronologiquement, tel
un journal intime. Les années sont précédées par
une brève biographie de l'auteur pour la période concernée
et l'ouvrage s'achève par le seul roman inédit de Crevel : L'arbre
à Méditation.
Excellente initiative mais dommage qu'un tel ouvrage n'ait pu contenir les lettres
publiées par ailleurs (chaque éditeur gardant jalousement sa part
de correspondance), par exemple avec les lettres contenues dans Lettres de
désir et de souffrance (Fayard, 1996), Lettres à Mopsa
(Paris-Méditerranée, 1997) et Correspondance de René
Crevel à Gertrude Stein (L'Harmattan, 2000) ; nous aurions pu avoir
avec cette correspondance pratiquement complète et chronologiquement
présentée l'authentique journal intime de René Crevel à
l'image de celui d'Eugène Dabit qu'il côtoya à l'A.E.A.R.
et qui mourut, au même âge, à Sébastopol l'année
suivant le suicide de Crevel.
Dabit qui écrivit dans son journal à la date du 22 juin 1935 :
Crevel est mort dans la nuit de lundi à mardi. Il s'est suicidé.
Il était tuberculeux. Perdu. Mais cachait avec tant de courage sa maladie.
Je ne pourrai jamais oublier son visage. Tant de fraîcheur, de générosité,
de passion, en lui ; de dégoût pour les choses basses, de violences
contre un monde bourgeois. Nous nous connaissions peu ; je pensais que nous
pourrions nous connaître plus, de jour en jour. Il y a deux semaines,
nous étions à côté l'un de l'autre à une réunion
du Congrès ; un soir, à une réunion de l'A.E.A.R., en hommage
de Henri Barbusse. Et voilà, Crevel est mort. Pas dans mon souvenir.
Ah ! génération perdue !
David Nahmias
(25/01/14)