Eugène Dabit


(1898-1936)




par David Nahmias et François Possot



De la rue Paul-de-Kock à la 44° division

Bien planquée entre la rue de Romainville et la rue des Bois, à l'orée du XIX° (arrondissement), la rue Paul-de-Kock n'est pas évidente à trouver pour le profane. La station de métro la plus proche n'est pas Place des Fêtes,comme Eugène Dabit le préconisait à ses visiteurs, mais Télégraphe,sur la ligne 11 - Mairie des Lilas - Châtelet.
Si ma mémoire est bonne, Paul de Kock - rien à voir avec le bacille de son presque homonyme - était un écrivain vaguement polisson du XIX° (siècle). Ma mémoire est excellente car, si aucune des œuvres de ce brave homme ne figure sur les rayonnages de ma bibliothèque, le Petit Robert m'informe que, né à Passy en 1793, Paul de Kock décéda à Paris en 1871 et qu'en soixante-dix-huit années d'une vie bien remplie, il s'illustra comme auteur de drames, de vaudevilles, de contes et de chansons, mais qu'il connut surtout un succès prodigieux en rédigeant des romans-feuilletons brassant des thèmes romantiques avec des scènes réalistes, voire grivoises, qui offrent paraît-il, de drolatiques peintures des petits bourgeois, des étudiants et des « grisettes » de l'époque. Quelques unes de ses œuvres les plus marquantes portent les titres évocateurs de Gustave ou le mauvais sujet, Mon voisin Raymond, La jeune fille et sa bonne, et surtout La pucelle de Belleville qui doit valoir son pesant de roudoudou.
Si Paul de Kock a sombré dans un oubli aussi profond que discret, la petite rue pavillonnaire qui porte son nom existe toujours. Tout comme la vie d'Eugène Dabit, elle se termine en cul de sac sur une volée de marches montant jusqu'à la rue Emile-Desvaux.
La rue Paul-de-Kock abrite en son numéro 7 la maison que Béatrice Appia et Eugène Dabit firent construire et où ils s'installèrent en octobre 1925, avant même qu'elle ne soit terminée, un an après leur mariage.
Dans sa biographie consacrée à Eugène Dabit, Pierre-Edmond Robert précise que cette grande et confortable demeure était faite pour la peinture, avec un vaste atelier aux hautes verrières ; dans le jardin : un appentis pour les cadres et les châssis, et même un banc de pierre pour y faire poser les modèles…mais que l'opulence toute bourgeoise de cette maison fit que Dabit n'y recevait guère ses amis… lorsqu'il cultivait sa légende d'écrivain issu du peuple…
Roger Martin du Gard s'y rendit le 2 janvier 1928 afin de faire la connaissance du jeune écrivain. Ce premier contact fut chaleureux. Dabit lui raconta les faits marquants de sa vie, lui montra ses toiles, lui en offrit une de son épouse, et impressionna très favorablement son visiteur : « Je n'ai jamais rencontré un être aussi authentiquement artiste… Il est devenu ce qu'il est par cela seul qu'il est foncièrement une nature d'artiste sous sa gangue d'ouvrier… »nota-t-il dans son journal.
Pour Dabit, c'est un peu comme si le bon Dieu s'était rendu chez lui. Après le départ de Roger Martin du Gard , il lui écrivit le soir-même : «… Il n'y a pas bien longtemps que vous m'avez quitté… ces heures ont passé si vite que je doute presque de votre venue. Je m'en faisais une joie depuis des jours, j'en étais ému et c'est déjà fini… Je suis plein de regrets. J'aurais voulu vous donner davantage et tout mon passé se bousculait sur mes lèvres, comme mon amitié. Aussi n'ai-je pu vous dire que des choses confuses… »
En ce début du XXI° siècle, si la rue Paul-de-Kock est cernée d'immeubles de haute taille et de fort vilain aspect, elle a réussi à conserver cette tranquillité et ce côté un peu désuet qui font le charme de ces petits vestiges du temps passé que l'on désigne chez les marchands de biens sous le délicat vocable de « campagne à Paris ».
Les maisonnettes sont restées, ni vraiment jolies, ni franchement hideuses, elles forment un ensemble un peu hétéroclite, mais non dénué d'attraits.
Les volets du pavillon qui fait face au numéro 7 sont fermés et un écriteau « à vendre » me fait rêver quelques instants. Je m'imagine habiter ce lieu et, de ma fenêtre, guetter les allées et venues de mes voisins : Eugène rentrant chez lui en lisant quelque journal, ou Béatrice, chargée d'un sac à provisions en toile cirée noire, franchissant la porte de la maison. Mais ce n'est qu'un fantasme - surtout le sac en toile cirée noire. De toutes manières, le pavillon à vendre est assez mochard et, je n'ai pas les moyens de l'acquérir.
La maison portant le numéro 7 est désormais jouxtée avec celle portant le numéro 5, et l'étiquette apposée sur l'interphone ne précise pas le nom des habitants, juste un chiffre le 7 (impair et manque).
Dabit reconnaîtrait-il sa « maison verte » ? D'ailleurs, elle n'est plus verte… Elle est devenue bleue. D'un bleu ciel un peu vif, assez semblable à celui utilisé en Grèce pour le revêtement des habitations. Ce lieu où il semble qu'il fut heureux, où il a écrit, où il a peint et qu'il eût du mal à quitter lorsqu'il n'arrivait pas à se séparer de Béatrice :
«… rue Paul-de-Kock. Le dernier jour. Je traîne, je traîne ma vie et mon passé… »
« … j'étais heureux, rue Paul-de-Kock. A présent, c'est fini, et pour toujours, je crois. C'est ailleurs que je dois vivre… entre ma vie passée, dix années de ma vie rue Paul-de-Kock, et celle de demain, il va y avoir ce long et curieux voyage… »
Etrange prémonition… ce long et curieux voyage, il ne le ressent pas et, tout comme son départ de la rue Paul-de-Kock, il semble le redouter :
« … je dîne avec Béatrice rue Paul-de-Kock. Est-ce la dernière soirée que je passe dans cette maison ? Oui, peut-être, mais pas la dernière soirée que je vis auprès de Béatrice. Sauf si ce voyage en U.R.S.S. m'est fatal… »
Son pressentiment se révéla, hélas, tristement fondé.
Aujourd'hui, au numéro 7 de la rue Paul-de-Kock, aucune plaque commémorative n'indique que cette maison servit jadis de domicile à un écrivain qui s'appelait Eugène Dabit et qu'il l'occupa jusqu'en 1936, année de sa mort.
Par contre, au 102 quai de Jemmapes, la ville de Paris, comme elle le fait sur tous les lieux ou bâtiments ayant un rapport avec son histoire, a fait planter une borne grise en forme d'écusson qui résume, en lettres rouges et blanches, la genèse de l'Hôtel du Nord :

L'Hôtel du Nord doit sa célébrité au roman d'Eugène Dabit (1898-1936). Il connut dès sa publication en 1929 un grand succès, et valut à son auteur dont c'était la première œuvre le Prix du roman populiste. C'est plutôt un recueil de nouvelles : un couple, les Lecouvreur, parvient à acheter grâce à un petit héritage un hôtel dont les locataires sont les héros d'une suite d'histoires vraisemblablement vécues. Eugène Dabit a dépeint le Paris populaire côtoyé durant son enfance dans cette pension de mariniers tenue par ses parents. Les héros sont des personnages déracinés, menant une existence difficile. Le seul lien entre eux est cet hôtel qui leur sert de havre ; exproprié à la fin du livre, il tombe sous la pioche des démolisseurs. Malgré l'absence d'intrigue consistante, Marcel Carné a réussi à tirer de ce roman un film tumultueux et singulier. Sorti en 1938, il est aujourd'hui plus célèbre que le roman, grâce au travail du metteur en scène, aux dialogues d'Henri Jeanson, aux décors de Trauner, et à l'interprétation des acteurs, Louis Jouvet et Arletty en tête.

Le raccourci historique semble un peu léger. Les parents d'Eugène Dabit ne firent l'acquisition de l'Hôtel du Nord qu'au milieu des années 20, non par la grâce d'un petit héritage mais par celle de prêts consentis par les oncles d'Eugène : Émile et Auguste Hildenfinger et de ce fait, Dabit – il avait alors un peu plus de vingt-cinq ans – aurait difficilement pu y côtoyer durant son enfance les personnages déracinés décrits dans son roman.
En revanche, il y fit occasionnellement fonction de garçon de café et de portier de nuit, ce qui lui permit d'observer tout à loisir la clientèle de l'hôtel désormais composée, non plus de mariniers comme au début du siècle, mais d'une faune de petites gens, ouvriers, vendeuses, chômeurs, artistes miteux, petits rentiers.
L'hôtel n'a pas été démoli comme à la fin du livre de Dabit. Bien que sa façade ait été un peu retapée, il a gardé son nom et sa gueule d'atmosphère, mais il ne fait plus office de meublé. Transformées en « studios », les chambres ont été vendues individuellement.
L'Hôtel du Nord n'a conservé que la partie restaurant au rez-de-chaussée et accueille certains soirs des groupes musicaux. Lorsque j'y ai traîné mes guêtres, le menu, rédigé à la craie sur une ardoise, proposait comme plat du jour un prolétaire Bœuf carottes pour la modique somme de douze euros, monnaie qui plongerait sans doute Eugène dans un abîme de perplexité si, par miracle, il revenait parmi nous.
A deux pas de l'hôtel, à l'angle du quai de Jemmapes et de la rue de la Grange-aux-Belles, si chère à Mouloudji, le « Pont tournant » dont Dabit utilisa le nom, sinon le décor, pour son unique pièce de théâtre est, lui aussi, toujours présent. Le Couscous garni y a remplacé le Saucisses-frites d'antan et, aux beaux jours, une faune branchée se prélasse au soleil devant les quelques tables disposées sur le trottoir.
Même dans son ultime demeure, l'anonymat semble poursuivre Eugène Dabit. Le cimetière du Père-Lachaise regorge de personnalités de tous poils. A l'entrée, on peut se procurer pour une somme modique un plan détaillé des lieux sur lequel figure la Liste alphabétique des 250 personnages illustres qui le hantent, mais dans la colonne des “D”, point de Dabit, on passe directement de Pierre Dac et Édouard Daladier.
Dans son Journal, à la date du 7 septembre 1936, André Gide évoque l'inhumation des cendres du jeune écrivain, décédé des suites d'une scarlatine foudroyante, le 21 août de la même année, à Sébastopol. : … J'ai déjeuné chez Lipp, puis été prendre Clara Malraux pour la mener au Père-Lachaise… L'assistance était nombreuse ; gens du peuple surtout et en fait de littérateurs, rien que des amis dont le chagrin était réel. Emotion très vive. Le père m'a forcé à marcher à côté de lui, avec la plus proche famille. Les discours de Vaillant-Couturier et d'Aragon ont présenté Dabit comme un partisan actif et convaincu. Aragon, en particulier, a insisté sur la parfaite satisfaction morale de Dabit en U.R.S.S…. Hélas !…
Et le 8 septembre, Gide revient sur l'enterrement auquel il a assisté la veille, évoquant la douleur de la mère de son ami : …Au bras d'une parente, la pauvre femme se traîne péniblement jusqu'au caveau de famille, tout en haut de l'énorme cimetière. Devant la fosse elle perd contenance ; on entend de loin des cris affreux. Puis elle s'échappe d'entre les bras qui la soutiennent, comme une folle : “Allez-vous en tous. Laissez-moi… Mais laissez-moi donc. Je veux partir. Je veux partir…”
A la même époque, Jean Paulhan écrit à Marcel Jouhandeau : …T'ai-je parlé des obsèques ? Dabit n'aurait pas voulu, ou je le connaissais mal, ces poings fermés, ces discours d'Aragon et de Vaillant-Couturier, (V-C allant jusqu'à dire, le sot, que le grand regret de Dabit avait été de ne pas tomber les armes à la main, en combattant pour l'Espagne) ce cortège concentré, haineux, en savates et en espadrilles. Mais les partis sont immondes. Je ne pense pas seulement à ceux de gauche…
Puisqu'elle ne figure pas sur le plan officiel, je ne trouverai la trace de l'emplacement de la pierre tombale de Dabit que grâce au conservateur du cimetière. Suite à ma demande, un imprimé de la Mairie de Paris comportant un plan (délivré gratuitement, celui-là) m'apporte enfin la réponse, manuscrite, souhaitée :

« Vous recherchez :
Nom et prénom : Dabit, Eugène
Date inhumation : 1936
Réponse – Localisation :
Division : 44°
Ligne : 3/45°
N° de la tombe : 16/gauche.
Date de renouvellement de la concession : Cad. 254 »

Venant de la place Gambetta, en pénétrant dans le cimetière par la porte de la Dhuys, il suffit de remonter l'avenue des Combattants- é trangers et, après être passé devant le columbarium, de tourner à gauche et de s'engager sur le chemin du Quinconce, facile à trouver car, à son angle, se dresse la sépulture la plus fréquentée du Père-Lachaise, celle d'Allan Kardec… A deux tombes de celle de Sully Prud'homme, est situé le caveau des familles Cécile, Bourdeau, Dabit.
Pour mémoire, à l'extrémité du chemin du Quinconce, juste après Sarah Bernhardt, repose Marcel Mouloudji qui, de son vivant avait si joliment chanté la rue de la Grange-aux-Belles, à l'angle du quai de Jemmapes, du “Pont Tournant” et de l'Hôtel du Nord…

*


Dans un article de Combat du 4 novembre 1947 signé Henri Calet, on peut lire :

…Au numéro 102, j'ai vu une autre enseigne en lettres bleues sur une façade plate :
Hôtel du Nord

Eugène Dabit a vécu là, derrière ce mur, en face de cette sorte de square et de ce bâtiment pour les secours aux noyés, près de ce canal Saint-Martin. Il y a joué, il a grandi, il a regardé l'eau dormante, il a marché, il a traversé le pont tournant, sur ce même trottoir de bois.
Nous sommes entrés dans le bistrot voisin de l'hôtel qui s'appelle « La chope aux singes » ; nous avons bu un verre de vin à sa santé, je veux dire à son bon souvenir. J'ai parlé de lui, de façon imprécise.
Je l'ai mal connu : je le revois pourtant dans un manteau de cuir qui lui venait aux genoux, nu-tête. Il avait remarqué mon premier livre ; il avait écrit qu'il me jugerait sur mes livres suivants ; il n'a pas eu le temps de les lire ; il n'a pas pu me juger, il est mort loin d'ici, à Sébastopol, je crois, loin du canal Saint-Martin, loin de l'hôtel du Nord, de la « chope aux singes », du pont tournant, loin de ses amis…


*


La leçon de Petit Louis

Petit Louis, le premier roman qu'écrivit Eugène Dabit devait, pendant un temps, avoir pour titre : Apprentissage ; celui de la vie, celui du passage de l'adolescence à l'âge d'adulte . On sait aujourd'hui que ce premier texte autobiographique, fut surtout pour son auteur l'apprentissage de son métier de romancier.
En lisant et relisant Petit Louis je me suis souvent posé la question de savoir quelle avait été la leçon qu'il reçut de ses maîtres et si ceux-ci ne furent pas d'abord des maîtres castrateurs. Eugène Dabit avait la fâcheuse habitude d'exhiber ses manuscrits. A peine le premier jet achevé, il l'exposait aux critiques de ses amis, dont la sincérité était certes réelle, mais qui devaient le juger d'abord avec la sensibilité de leurs yeux éduqués à une certaine idée du beau, du réussi.
A-t-on étouffé dans l'œuf une écriture capable d'émouvoir bien plus qu'elle n'émeut ?
Quelle teneur avait le texte originel de Petit Louis qu'Eugène a donné à ses mentors ? Deux des premières versions ont été détruites et seules quelques pages de la troisième version sont conservées dans les archives de l'écrivain, nous ne possédons que le roman achevé et publié, un texte qui ne nous permet pas d'imaginer le travail qu'il y eut en amont.
Dans une de ses nombreuses lettres, Roger Martin du Gard, conjure Eugène Dabit à la modération : quand on pense que votre art risque d'en mourir ni plus ni moins, que vos livres risquent de devenir illisibles, on a bien le droit d'insister ! Si vous continuez dans cette voie, par gaucherie, impatience d'écrire, manque de rigueur envers vous-même, complaisance au seul don du jaillissement vous allez vite lasser, agacer, détourner de vous, vos lecteurs les plus fidèles… (Lettre du 16 mai 1932, à propos de Villa Oasis)
Je suis incapable de considérer cette mise en garde de Martin du Gard, exagérée ou non. Il me manque les pièces du dossier (les manuscrits détruits) ; mais lorsque je lis, ce même R.M.G., dire de l'édition définitive de Petit Louis « Ce livre est excellent ! », un incommensurable doute s'élève en moi. Dans la version définitive de ce roman, la langue d'Eugène Dabit semble pauvre, à moins qu'elle n'ait été asséchée, ses phrases sont minimalistes à l'extrême, minimalistes non pas comme celles de ces auteurs qui ont su émouvoir par de simples traits tirés sur la page, mais comme si on leur avait taillé l'embout, émasculé la partie émotive. Une simplicité morne, et qui désarme…écrira John Charpentier dans le Mercure de France.
Le tort de Dabit a-t-il été de se rendre trop fréquemment au Tertre, la résidence de Roger Martin du Gard, là où il recevait sa “leçon de choses”; son atelier d'écriture où il apprenait plus sûrement la manière du maître plutôt que de savoir utiliser son propre geste, sa propre expression naturelle.
Eugène Dabit à toujours douté de son travail et a toujours su mesurer son œuvre avec modestie, plusieurs notes dans son journal et plusieurs aveux dans sa correspondance répètent qu'il ne tient pas à faire un grand livre, une grande œuvre ; alors le petit Eugène demande humblement conseil et surtout se fie à l'avis des autres.
Petit Louisa été achevé à Cassis où Dabit a corrigé chaque page, presque chaque phrase… avec son ami Chauveau qui ne l'a pas ménagé non plus… Ce roman a eu plus d'un chaperon. Cela est allé du rédacteur en chef de la revue Europe, Léon Bazalgette, qui après la lecture du premier manuscrit lui donne quelques conseils et le renvoie à son étal ; jusqu'au travail, phrase après phrase, avec son complice Chauveau ; sans oublier l'épurateur, le grand maître Roger; ce maître qui lui reprochera de ne pas construire de plan préalable, que l'édifice ainsi élevé n'est plus en mesure d'être modifié que l'on ne peut que colmater quelques brèches en essayant de tenir à bout de bras les charpentes… Les plans, Roger Martin du Gard, en avait pour sa part édifié un des plus monstrueux de la littérature française, un plan dont l'édifice devait s'élever à hauteur de plus d'une douzaine de volumes : Ses Thibault qui faillirent s'abattre sur lui, tant était complexe leur construction ; un édifice qui le cloisonnera sans qu'il puisse espérer en réchapper autrement qu'en l'achevant, nous privant alors, peut-être de ces merveilleux interludes à son œuvre, tels que Confession Africaineou Vieille France.
Eugène Dabit avait besoin de découvrir pas à pas, phrase après phrase le sentier vierge de son roman, de rêver au fur et à mesure son histoire. Bâtir sur plan devait inhiber son rêve, lui ôter sa fraîcheur ; il n‘aurait plus été que le plâtrier, le cloisonneur, brique après brique, d'une charpente bien dressée, tel un ouvrier rêvant tout en travaillant à bien autre chose…
J'avoue que tout au long de ma lecture de Petit Louis,planaient derrière les lignes les pages du Voyage au bout de la nuit ;même thème, même guerre… Louis Ferdinand Céline, non plus ne bâtissait pas de charpentes, aucune note, aucune consigne d'écriture, aucun plan, pas même une ébauche de phrase, n'a été retrouvée concernant la rédaction de son Voyage… et pourtant quel Voyage… Bon! nous le savons, Céline prétendait écrire pour rendre les autres illisibles, mais nous avons su les lire, ces autres, sans pour autant cesser la lecture de ses propres ouvrages.
Eugène Dabit doute, Louis-Ferdinand est sûr de sa langue, sûr de son originalité. Après leur première rencontre quai de Jemmapes, Eugène Dabit écrira dans son journal à la date du 26 avril 1933 : Une leçon de violence, de force, de ténacité, de méditation , il me donne. Comment dire ? Ah, je n'aime guère écrire. Mais, soit, je sens quel bienfait je tire d'une pareille rencontre : être moi avec plus de force, et, aussi, entrer dans la peau des autres, pour voir ce qu'ils ont dans le ventre. Encore une leçon : être soi-même… une leçon qu'il reçoit avec humilité, avec une sensation de bienfait, son cahier d'écolier en est plein, et sans doute en redemande-t-il ? Mais Louis-Ferdinand Céline n'est pas un donneur de leçons, il les inflige avec rogne dans ses romans, une démonstration de haute voltige, pour le reste, il ne se le permet pas : Mais me voici bien impertinent ! Où prendrais-je le droit de vous donner mon avis ? Moi gros et confus barbouilleur - Je finis par ressembler à ces immondes critiques – Pfoui ! Du lecteur qui juge ! Il faut admirer tout d'un bloc et se laisser aller - ce que je fais -. (Lettre du 11 juin 1934)
Du lecteur qui juge,Eugène malheureusement tombera sur le plus coriace : Roger Martin du Gard, qui - surtout pour ce qui concerne Petit Louis - en toute honnêteté, bridera Dabit ; en toute amitié, le condamnera à trotter à côté de lui-même, et ainsi Petit Louis qui devait galoper à travers les champs de batailles tel Bardamu, ne reprenant son souffle qu'au bout de trois petits points… au bout de la nuit… avancera péniblement de virgule en virgule, de point en point, de phrases trop mornement courtes en exclamations, trop platement posées… Et lorsque l'élève envoie à son maître les épreuves de son travail - travail qu‘il lui dédicacera -, celui-ci s'exclame : Votre livre est excellent !
Il ne nous reste plus qu'à imaginer, dans ce roman, ce qui a été gommé de l'impatience d'écrire et du don du jaillissement.Il ne manquerait peut-être presque rien : une petite musique en fond sonore, quelques notes de plus pour pousser au refrain ; mais peut-être suis-je injuste envers Roger Martin du Gard, peut-être que le travail était à faire et qu'il a été bien fait, sans doute je ne sais pas admirer tout d'un bloc et me laisser aller…




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Quelques titres :

L'Hôtel du Nord
1929

Petit-Louis
1930

Villa Oasis
ou Les Faux Bourgeois

1932

Faubourgs de Paris
1933

Un mort tout neuf
1934

L'Ile
1934

La Zone verte
1935

Trains de vie
1936


œuvres posthumes :

Les maîtres
de la peinture espagnole

1937

Le mal de vivre
1939

Journal intime
1939

Au Pont-Tournant
1946


















Ces deux textes sont extraits de Fragments copiés collés, un ouvrage que David Nahmias et François Possot ont consacré aux destins croisés de trois écrivains des années trente : Emmanuel Bove, Henri Calet et Eugène Dabit.
(livre à paraître prochainement)