Ed Lacy, nouvelliste et romancier, est l’un des premiers (avec Chester Himes) à mettre en scène des héros noirs comme le détective privé Toussaint Marcus Moore qui mène ici une enquête particulièrement délicate et périlleuse.

Toussaint a cessé cette activité de détective depuis plusieurs années, s’est marié et travaille comme facteur à New-York. Quand sa femme lui apprend qu’elle est enceinte, il n’est pas franchement enthousiaste. Il se demande s’il est vraiment nécessaire et raisonnable de mettre encore au monde des enfants, et qui plus est des enfants noirs, dans l’Amérique raciste des années 60 (le livre a paru aux États-Unis en 1964). De plus, son salaire de facteur lui paraît bien maigre pour louer un appartement susceptible d’héberger correctement une famille. Très amoureux de son épouse, pas question de se défiler, mais il doit absolument trouver un deuxième emploi pour faire face aux nouvelles dépenses.

Il décide de contacter un ancien collègue, Ted Baley, et lui demande s’il n’aurait pas pour lui un boulot de gardien de nuit ou quelque chose comme ça. Ted, ravi de le revoir, s’est reconverti dans l’espionnage industriel et a justement une affaire bien rémunérée à lui proposer. Son agence recherche toujours de nouveaux clients et démarche les actionnaire pour offrir ses services. « Une des cibles que nous sommes en train de démarcher est une grande compagnie qui produit des solvants industriels. L’actionnaire majoritaire est une certaine Grace Lupe-Varon qui vit à Mexico, la belle-fille du créateur de la société. Elle est pleine aux as. Je lui ai fait parvenir notre livret de présentation, et hier nous avons reçu un aérogramme, une petite note nous priant de lui envoyer "un détective privé compétent mais qui n’en ait pas l’air". » Ils n’ont pas de détails sur la motivation mais ce sera bien payé et pour Ted, c’est une excellente opportunité pour ajouter une grosse société à son fichier clients. Toussaint doit se rendre à Mexico et résoudre les soucis de cette dame en une ou deux semaines. Il a justement des congés à prendre…

Arrivé à Mexico, il rencontre Grace Lue-Vega qui lui explique ce qu’elle attend d lui : trouver l’assassin de son mari.
Toussaint ne s’attendait pas à ça. Juan Lupe-Vega était journaliste et passionné de corrida. Grace est persuadé qu’il a été tué par un torero, le plus célèbre du pays, El Indio. C’est pour cela qu’elle ne peut pas s’adresser à un Mexicain ou à la police. « Ce n’est pas tant que la police se montrerait inefficace en traitant pareille accusation mais simplement que sur la foi de mes soupçons, en manquant de toute preuve tangible… eh bien personne n’a envie d’accuser une gloire nationale. »

D’autant plus qu’on pense que c’est elle qui par inadvertance (dans le meilleur des cas) est responsable de la mort de son mari. Il a été mordu dans son lit par une vipère à tête noire et Grace est herpétologiste « Je travaille à la section zoologie de l’université, chargée de recherches sur les vertus médicinales et curatives du venin de serpent. » Elle fait visiter à Toussaint la pièce où plusieurs vivariums abritent toutes sortes de serpents venimeux y compris des vipères à tête noire. Sa pièce est très sécurisée et elle sait que la vipère qui a tué son mari n’est pas une des siennes. Difficile d’en convaincre qui que ce soit…

Mais pourquoi soupçonne-t-elle un torero et celui-ci en particulier ? Parce qu’El Indio a une manière très personnelle de toréer et de tuer ses toros avec une énorme prise de risques qui en fait la star de la tauromachie mexicaine.
Or, son mari, sceptique sur la technique d’El Indio, aurait découvert des éléments susceptibles de dévoiler les secrets du matador et de mettre fin à sa glorieuse carrière. À charge pour Toussaint de prouver que le torero, par peur de déchoir de son piédestal, a éliminé (ou fait éliminer) le journaliste trop perspicace. Difficile de commencer une enquête sur un simple soupçon…

Un petit conseil : ne pas lire la très intéressante préface du livre avant de se lancer dans le roman parce qu’elle révèle un élément important qui ruine le suspense et gâche en partie la lecture. Lisez-là après, comme une postface, pour compléter votre connaissance de l’auteur et de son œuvre. Ainsi, vous n’en saurez pas plus que Toussaint lui-même au début de l’enquête.

Toussaint se lance dans une aventure très dangereuse où il échappe à la mort plusieurs fois et rencontre des personnages souvent ambigus ou mystérieux dont il ne sait pas s’il peut ou non leur faire confiance, des hommes et des femmes, blancs, noirs ou indiens, ce qui permet à Ed Lacy de nous faire partager les opinions du détective sur l’état de la société, américaine ou mexicaine, les différents aspects du racisme et des inégalités sociales.

 Nous pouvons remercier vivement les éditions du Canoë de nous permettre pour la deuxième fois (après Traquenoir en 2022) de retrouver l’univers d’Ed Lacy, son écriture efficace et ses conceptions progressistes qui lui ont valu bien des ennuis pendant la chasse aux sorcières du maccarthysme dans les années 50. Ses nombreux ouvrages ne sont quasiment plus disponibles (sauf en livres d’occasion) et c’est bien dommage parce qu’ils sont malheureusement toujours d’actualité !

Sege Cabrol 
(25/04/24)