Jean Malaquais 

(1908-1998)

Le métèque



Lorsque Jean Malaquais meurt le 22 décembre 1998 âgé de 90 ans, la presse lui rend un hommage discret, à l'image de ce que fut l'accueil réservé à son œuvre. En effet, bien que lauréat du prix Renaudot en 1939, sa notoriété n'a jamais été considérable. C'est que l'homme, comme l'écrivain, avait peu de goût pour les simagrées médiatiques. C'est peut-être aussi que, d'une certaine manière, il dérangeait.

La réédition de son œuvre par Phébus permet de réparer cette injustice en donnant au lecteur épaté la possibilité d'entrer dans une œuvre majeure du XXe siècle et de faire connaissance, par delà l'écrivain, avec une personnalité remarquable.

C'est que Jean Malaquais ne s'est pas toujours appelé ainsi. Vladimir Malacki est né à Varsovie en 1908, polonais et juif. Ce n'est qu'après son bac qu'il décide de quitter la Pologne pour la France où il exerce toutes sortes de métiers, menant une vie précaire, sans toujours un domicile fixe. Il se rapproche des milieux révolutionnaires-les Trotskistes d'abord avec son ami Marc Chirik puis d'autres groupes tels les Bordiguistes. Mais parallèlement, il découvre, en même temps que la langue française, la littérature, notamment Villon, Céline mais aussi André Gide. On est en 1935 : la nuit, débardeur aux Halles - il fait glacial en ce mois de décembre - Malacki passe ses après-midi à la bibliothèque Sainte-Geneviève, bien chauffée : « Je m'y réfugiais tous les après-midi, me gorgeant de chaleur et de livres, de paix et de présence humaine ». C'est là qu'il découvre dans la NRF un texte de Gide qui le met dans une colère noire: « Je sens aujourd'hui, gravement, péniblement, cette infériorité de n'avoir jamais eu à gagner mon pain, de n'avoir jamais travaillé dans la gêne […] Un temps vient où le bourgeois se sentira en état d'infériorité devant un simple travailleur » lit-il. Scandalisé, le jeune Malacki envoie à l'écrivain une lettre incendiaire où il l'informe que « s’il était superbement à même de faire des livres, c'est précisément parce qu'il n'avait pas à faire le manœuvre; que, si lui se sentait inférieur de manger son content, je ne me sentais nullement supérieur de ne point manger à ma faim », etc. Or, contre toute attente, André Gide répond à ce courrier, …en y joignant 100 francs, … aussi vite retournés ! A partir de là, la rencontre entre Gide et le futur Malaquais a lieu : « Que cette rencontre allait changer le cours de ma vie, j'étais loin de m'en douter ». En effet, Gide, subjugué par les provocations du jeune homme, mais ne doutant pas de son talent d'écrivain, l'encourage en lui prodiguant des conseils et en l'aidant matériellement.

C'est ainsi que verra le jour le premier roman de Jean Malaquais, Les Javanais, dédié à André Gide et publié chez Denoël en 1939. La mine d'argent et de plomb ("Java") où travaillent les parias et les métèques pleins d'illusions ("les Javanais") qui parlent de drôles de langues, a été inspirée à l'auteur par sa propre expérience en Provence, où il avait lui-même connu la bêtise et la haine de l'étranger. Ce roman est salué par Gide, certes, mais aussi par Trotski (exilé à Coyocan) et – stupéfaction ! – par le jury Renaudot… ou plus récemment par J. Semprun lors de sa réédition par Phébus. Son auteur en a même revu et parfois réécrit des passages entiers – 60 ans plus tard – témoignant du perfectionnisme qui a toujours été le sien dans l'écriture. La comparaison entre les deux versions est à ce titre remarquable: quelle évolution dans le style, tellement plus elliptique ! Jean Malaquais s'en excuse presque : « il s'estime seul juge, écrit-il, de la façon dont il convient de faire danser ses Javanais » Mais ce qu'il y a de plus étonnant sans doute dans ce roman est d'une part la prévision de ces temps abominables qui allaient suivre et d'autre part l'incroyable modernité de cette langue décrivant un monde de "sans-papiers". Quelle performance pour ce petit Polaque dont le français n'était pas la langue maternelle ! La nouvelle de sa victoire au Renaudot, Malaquais (c'est désormais son nom) l'apprend alors qu'il est mobilisé (bien que toujours apatride!). "Télégramme de Robert Denoël m'annonçant que mon roman a décroché le prix Renaudot. Puissé-je en tirer une permission exceptionnelle" écrit-il dans son Journal de guerre le 7 décembre 1939.

Ce journal est une véritable mine de renseignements non seulement sur la vie quotidienne d'un soldat de base pendant la drôle de guerre, mais aussi sur la personnalité de son auteur, en perpétuelle rébellion. Malaquais n'a rien perdu de la fougue qui l'avait fait quitter Paris entre juin et septembre 36 pour aller voir ce qui se passait en Espagne où il avait pris des contacts, notamment avec le POUM. Dans ce Journal, ce qui domine, c'est une fois de plus- mais on n'est plus dans la fiction cette fois- la dénonciation de la bêtise humaine, que ce soit celle des sous-offs ou de ses abrutis de compagnons. On y lit aussi les réflexions politiques de cet homme qui a gardé son amitié à Marc Chirik et a fait connaissance avec Victor Serge. Il y dénonce autant le stalinisme que le nazisme. On y trouve aussi ses préférences littéraires car il continue, dans le mépris de tous, dès que c'est possible, à lire (Giono, Breton, Kafka, Stendhal etc.).

Finalement, il s'évade, rejoint Paris puis Marseille où il vit avec Galy sa compagne et où il croise d'autres intellectuels réfugiés. Ensuite, hébergé par Giono (Journal du métèque - 14 nov 1940) il finit par obtenir, grâce à Gide – "N'était André Gide, Galy et moi serions en route pour fertiliser de nos cendres les sillons du Troisième Reich" (Journal du métèque - 8 oct 1942) – et à Varian Fry, son visa et son bateau pour le Venezuela. Varian Fry était cet étonnant Américain qui dirigeait un comité d'aide aux intellectuels (ERC: Emergency Rescue Committee). En 1943, Jean Malaquais est à Mexico où il côtoie André Breton et Benjamin Péret et participe à la revue surréaliste d'Octavio Paz. Il rompt sur des divergences politiques avec Victor Serge. En 1946 il est finalement admis aux USA où il fait la connaissance de Souvarine et de Camus. Pour survivre à New York il donne des cours à la New School et fait des traductions. C'est ainsi qu'il en vient à traduire Les nus et les morts de Norman Mailer et que débute une très grande amitié entre les deux écrivains. « Jean Malaquais n'était pas seulement mon meilleur ami, il était mon mentor » écrit Norman Mailer dans la préface de Planète sans visa (réédité par Phébus en 1999) et plus loin : « il n'y avait personne au monde, à mes yeux, qui valût Malaquais ».

A cette époque, 1947, paraît donc le second roman de Jean Malaquais : Planète sans visa. Dans cette œuvre qui rappelle de trop mauvais souvenirs à certains, c'est la France de Vichy – ou plus exactement Marseille – qui revit sous la plume de l'auteur : formidable creuset où se côtoient proscrits, salauds, réfugiés, délateurs, lâches, "braves gens" dont les destins se croisent, s'entrelacent, dont les vies, comme les idées, ne sont jamais ni tout à fait bonnes ni tout à fait mauvaises: roman à clef sans doute mais pas à thèse, où derrière les personnages du roman on peut retrouver Marc Chirik, Victor Serge, son fils, sa campagne, Varian Fry, Gide, Giono, etc. De même que l'île de Java était née de la mine où l'écrivain avait travaillé, la coopérative Sucror du roman sort tout droit du Croquefruit qui l'avait accueilli en même temps que toutes sortes de réfugiés, de bannis ou d'indésirables : « Peu avant notre arrivée à Marseille, quatre pelés et un tondu de ma connaissance, Sylvain Itkine en tête, ont monté une affaire mirobolante, ou faut-il dire géniale, Croquefruit, d'appellation[…] La combine est censée tenir de la coopérative, de l'association égalitaire et fraternelle, mais déjà l'exploitation en bonne et due forme y pointe […] ». Ainsi, toujours révolté, dénonçant l'exploitation mais surtout les relents xénophobes des bien-pensants, Malaquais dans Planète sans visa ne juge pas ses personnages mais décrit avec une verve insensée la vie foisonnante de cette époque.

Dès lors, entre la France et les Etats-Unis, Malaquais continue à fréquenter les intellectuels ou les théoriciens de la gauche communiste : Marc Chirik mais aussi Maximilien Rubel, Paul Mattick, Marcuse, etc., -jamais affilié à un parti cependant.

Pour les inconditionnels de ses deux premiers romans, la sortie en 1953 du Gaffeur est une surprise et peut-être même une déception : le style et la conception du roman sont complètement différents des précédents. L'œuvre, plus proche de Kafka, met en scène un personnage entraîné dans une suite d'incidents incompréhensibles; il vit dans un monde hallucinant qui est celui de la Cité toute puissante; celle-ci a mis en place la négation de l'individu face à une bureaucratie absurde: le Gaffeur est l'inadapté.

Délaissant la fiction sauf pour revoir complètement ses romans – et ce jusqu'à sa mort –, il entreprend à partir de 1954 une thèse sur Kierkegaard : pour cela il apprend le danois…

En mai 1968, il est à Paris ; en août 1980, lors des grandes grèves, en Pologne.
Il termine sa vie à Genève auprès de sa seconde femme, Elisabeth.

Rebelle jusqu'au bout, Jean Malaquais nous offre ainsi une œuvre non conformiste où la dénonciation de la politique traditionnelle et le brassage des idées passent en revue tout le siècle : que ce soit les débats entre "communistes" (Marc Laverne et Ivan Stepanoff), l'autogestion dans la coopérative, la xénophobie, le racisme ou les rafles des Juifs par les bons Français (qui, comme ils diront plus tard, "ne savaient pas"). Mais tous ces thèmes présents dans l'œuvre n'en font pas comme chez Sartre une littérature "engagée". Car, à chaque moment, on a l'impression que l'écrivain se souvient du libertaire qu'il est : les discussions des personnages ne sont jamais figées derrière des discours stéréotypés, jamais de manichéisme dans les dialogues.

En cela, il est aidé par une écriture rigoureuse qui sait se plier aux langages divers de ses personnages ou danser au rythme de l'ironie, du sarcasme – ou de la nostalgie. La métonymie et l'ellipse de la phrase rappellent parfois le style d'Aragon, celui des grands romans. Quel paradoxe pour cet auteur qui écrivit en 1947 un pamphlet contre le dignitaire "stalinien !". Rien, pense-t-on, n'empêche le cri de jaillir, la verve d'éclater mais comme chez Céline, aucune spontanéité derrière l'apparente facilité : toute la prose de Malaquais est le fruit d'une discipline et d'un travail constants. C'est l'idée qu'il se faisait de son rôle d'écrivain : "Homme de lettres, homme mué en littérateur : je ne veux pas le devenir. Je n'ai encore écrit qu'un seul livre, je ne puis savoir si j'en écrirai d'autres, mais dussé-je faire vingt volumes, jamais je ne me donnerai le ridicule de me poser en"auteur" […] Plutôt qu'écrivain, c'est ouvrier que j'aimerais me voir, au sens de celui qui œuvre, qui crée; non pas "créateur"ni "artiste" à coup sûr, […] mais ouvrier qui travaille sa matière, qui la modèle sans truquages, avec la patience et l'austérité voulues pour donner forme à l'informe"[…]

Le lecteur qui souhaiterait plus de détails sur les positions et engagements politiques de Jean Malaquais pourra se reporter utilement à l'article de Philippe Bourrinet sur le site www.left-dis.nl/f/malacki.htm

Monique De Carvalho 

Mise en ligne : Novembre 2006




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