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John-Antoine NAU
(1860-1918)


Force ennemie

Prix Goncourt 1903

Lire les Goncourt ? Pas toujours, pas forcément quand ils sortent, longtemps après, en poche, pas du tout, en tout cas, pas tous ! Mais lire le premier, celui de 1903, c’est forcément alléchant ! Qu’est-ce qui a décidé Huysmans, Mirbeau, Daudet et les six autres à décerner à John-Antoine Nau les 5000 francs or du prix alors que la même année voyait paraître des œuvres de Gide, Colette, Jules Verne ou Romain Rolland ! Faut-il relativiser les succès littéraires, les engouements du moment ?

Après lecture, on comprend que Force Ennemie est apparu, et apparaîtrait, aujourd’hui encore, comme un ovni littéraire et un brûlot contre ceux qui tiennent les rênes de la société de ce début de siècle. Aux accents flaubertiens, voire céliniens, rien que ça, c’est certainement ce style fascinant, cet énorme pamphlet contre la bourgeoisie et l’ahurissante aventure du personnage qui a retenu l’attention du jury. Dans la présentation que Patrick Ottaviani fait de l’auteur, il le cite écrivant à un ami et ça donne un bon aperçu de sa plume et de son état d’esprit. « On ne devrait pas habiter, on passe… Vraiment, il n’y a rien d’aussi humiliant, d’aussi moulard, d’aussi coquillagesque, que d’avoir un domicile fixe. Ça me dégoûte ! »

L’histoire est folle, c’est logique puisqu’elle se déroule dans un asile d’aliénés, et ne repose que sur les portraits successifs que Philippe Veuly, le héros interné dans cette galerie hallucinante, trace des malades, des soignants et des visiteurs. Ces portraits au vitriol auraient pu devenir des morceaux d’anthologie et rejoindre le panthéon des Bardamu, Homais et Cripure ! Nau n’a peur de rien et va jusqu’à retranscrire le patois qu’utilisent les infirmiers de cet étrange asile normand, les accents de certains, les tics et les délires verbaux d’autres et en s’en dédiant, dès l’avertissement qu’il adresse au lecteur  « Je n’ai collaboré à ce volume que dans les proportions les plus modestes. Force Ennemie est en réalité l’œuvre d’un aliéné à demi-lucide que j’ai pu souvent et longuement visiter. » –, il introduit le thème central de son livre, celui du double, de la schizophrénie.

Ce « malade » nous apparaît comme le moins fou de tous jusqu’au moment où il avoue qu’il se sent habité par un envahisseur d’une autre planète qu’il accuse de ses forfaits quand il est en proie à des accès de démences éthyliques ! C’est terriblement hilarant. L’écriture est foisonnante, délirante et surtout décapante : tous les membres dits importants de la société bien pensante de l’époque y passent. Voici, en exemple, le portrait de la cousine par alliance, responsable involontaire de son internement, que nous relate Veuly :

« Cinq minutes plus tard il revient, remorquant une grande et maigre femme, jeune, mais si peu jolie ! – trop blonde, d’un blond entre le beurre frais et la filasse, les yeux d’un bleu fade, nuance lait de Paris, la figure d’une poupée de modiste. Il est évident qu’elle se tient pour belle, distinguée et poétique mais son actuelle expression de pudeur effarouchée la rend parfaitement vilaine et déplaisante.
Raoula Roffieux, née Fromage, – oui, Raoula ! – (Certains parents ne mériteraient-ils pas la cangue, des supplices follement chinois, quand ils affublent des enfants déjà pourvus des plus fâcheux patronymes de prénoms aussi exaspérants qu’inédits !) – Raoula !!... Raoula Roffieux, donc, fille d’un marchand d’engrais assez gentiment millionnaire et d’une ancienne actrice à succès départementaux, a reçu une éducation toute spéciale.
[…] Raoula vint terminer ses études à Paris chez une princesse roumaine ( ?) ancienne lauréate du Conservatoire de Vierzon, sifflée sur nombre de grandes scènes européennes et devenue directrice d’un externat modèle. Cette école de « perfectionnement » où l’on n’enseignait, à des filles âgées d’au moins seize ans, que la « Philosophie salonnière », la « Tenue select », la « Respectabilité de bon genre » et différentes sciences analogues, acheva de transformer la déjà raide Raoula en un jouet mécanique de premier ordre. On ne pouvait la voir sans éprouver, - selon les tempéraments, - ou une admiration abêtissante ou un immodéré désir de la gifler.
[…] Chez la princesse Roumaine ( ?) la seule prononciation tolérée était celle du Conservatoire de Vierzon, car presque tout le monde sait que la langue française ne s’est jamais formée, au début, vers le centre de la vallée de la Seine, - comme le croient quelques illettrés, - mais bien entre Romorantin et Aurillac. (Certains artistes de nos premières scènes dramatiques n’ont pas oublié cette vérité.)
[…] C’est aux efforts plus ou moins heureux de la Princesse Barbaresco que je dois d’entendre ma cousine par alliance, pudique et doucement rubescente sous ses cheveux jaune pâle, m’adresser la phrase suivante que je transcris de mon mieux :
– Vâhs ne sâhriaz croâhre, mon châhr câhsin, à qual poant j’ah été dâhsolée de vâhs savoâr dans ce rêpêtable mâhs funâhbre établassemâh dâh Dâhtâr Froan !
Comme mon orthographe phonétique n’est pas claire, je suis forcé de traduire : « Vous ne sauriez croire, mon cher cousin, à quel point j’ai été désolée de vous savoir dans ce respectable mais funèbre établissement du Dr Froin ! »

Rien que pour la hargne, les audaces langagières : la façon dont Nau invente des mots, tord la syntaxe, introduit des dialectes,  ça vaut décidément le coup de lire un Goncourt !

Sylvie Lansade 
(09/10/14)    




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BNE Éditions
(Mars 2014)
248 pages - 14 €

Nouvelle édition
présentée par
Patrick Ottaviani


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