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Gallimard / La Noire
(Mars 2019)
176 p + 16 ill. - 18 €

Hervé PRUDON
(1950-2017)

Nadine Mouque

Paulo est un alcoolo chômeur plus souvent qu’à son tour qui, à quarante ans, vit en banlieue nord de Paris aux crochets de sa mère. C’est le seul petit Blanc de la cité, renfermé, complexé, discret voire craintif, mais capable de péter les plombs quand l’histoire s’emballe. « J’ai toujours été du côté des victimes. Je ne sais si ce que j’ai fait ce matin me fait basculer dans le camp des coupables. [...] En fait, je crois bien qu’il n’y a ni témoins, ni victimes, ni coupables, nous sommes tous les uns et les autres à tour de rôle. Il ne faut pas y voir de malice ou chercher à comprendre. De toute façon [...] quand on naît ici, quand on vit ici, on purge une peine à crédit, en leasing, on prend de l’avance sur les crimes qu’on a pas encore commis. »
Quand sa mère meurt chez elle suite à une balle perdue chopée en faisant ses courses à la supérette du coin, Paulo tout déboussolé décide de la garder dans sa chambre quelque temps pour ne pas rester seul. Pouvoir rester dans l’appartement et profiter de son maigre compte en banque aussi, peut-être. Mais le soir-même, après un spectaculaire accident de moto à la lisière de la cité, il récupère, dans une benne à ordures, une jeune femme blonde si ressemblante à Hélène – héroïne de la aussi mièvre que célèbre série TV française diffusée de 92 à 94 Hélène et les garçons dont, comme tant d’autres, il est amoureux – qu’il la ramène en catimini chez lui. Comme l’accident l’a rendue amnésique, il l’installe dans sa chambre, à côté de celle où repose le corps de sa maman tant aimée, le temps qu’elle retrouve ses esprit. Mais cacher un tel trésor aux Blattes (nom donné à la cité en référence à la profusion des cafards envahissant les appartements) n’est pas de tout repos.
Celle qui se dit Wanda et qui sera finalement Nadine, parce qu’« aux Blattes, Nadine Mouque ça va pour tout le monde et toutes les religions, c’est un mot de passe pour vous gâcher le jour, vous dire la haine et l’irrespect de la personne humaine, tout le monde s’appelle Nadine Mouque », attise bien des convoitises…
C’est alors que le corps maternel disparaît mystérieusement. « Je cherche encore dans l’air, ou plus bas, sur la pelouse bleue et sèche comme une barbe de deux jours, une trace de M’man, je regarde même le ciel, il n’y a pas d’étoiles, pas de lune de ce côté-ci mais [...] il y a comme une lueur vague et large  comme un demi-ciel sur les Blattes, une aurore boréale artificielle. [...] Je pourrais me jeter par la fenêtre mais je ne suis pas désespéré. En fait je suis plutôt inespéré. Pas d’espoir en vue. Ni devant, ni derrière. »
Quelques morts plus tard, le chemin de Paulo croisera celui de Zarko (toute ressemblance avec Nicolas Sarkozy ministre du budget en 1994…) un ministre prétentieux et amoureux de la jeune Hélène qu’il poursuit de ses assiduités mettant en péril sa carrière et peut-être plus. Le dialogue entre eux sous la menace d’une arme est presque tranquille. Quand Paulo lui explique : « Les pauvres sont de plus en plus nombreux. En France et dans le monde. On est tellement nombreux qu’il n’y aura plus de place pour les riches, alors il faudra qu’ils meurent, les riches. Ils avaient peur des communistes et maintenant qu’il n’y a plus de communistes ils n’ont plus peur de rien. Ils devraient pourtant avoir peur. Avoir peur des banlieues qui grossissent sans prospérer. Il fut un temps où les pauvres voulaient s‘enrichir mais ils n’en sont plus là. Ils veulent juste exister », Zarko sentant qu’ un mot de trop pourrait bien faire déraper la situation se fait séducteur, joue les cartes de l’appât du gain et de la compassion par alternance...
Quand Paulo retournera aux Blattes retrouver Nadine Mouque ce ne sera pas sans un certain sentiment de puissance : « Je suis le Prince des Blattes. Je n’ai pas peur des conséquences de mes actes et n’ai aucun remords [...] Les Zarko et compagnie ils nous font mijoter des siècles de servitude dans notre jus de cafard, nous sommes tous morts depuis toujours, croient-ils, morts comme le feu, les braises, la cendre, mais sous la cendre il y a encore quelqu’un qui a le feu. [...]. Roulez jeunesse, rappez, rampez, sur le dos, sur le ventre, et en rythme. [...] Nous sommes des géants dans une cité de nains. »
Mais la belle, à son tour, a disparu et « on n’arrache pas son os à un chien. Surtout pas à un bâtard de banlieue »...


Ce livre est une réédition posthume d’un roman publié dans la Série Noire en 1995, doté du prix Louis Guilloux la même année et aujourd’hui considéré comme un classique du néo-polar. Il combine avec talent une histoire violente et déjantée située dans l’univers déglingué de la banlieue et portée non par un petit gangster mais par un looser très ordinaire avec de vraies audaces linguistiques. Admiratif du style de Céline, l’auteur y pèse chaque mot, joue des formules populaires voire argotiques et des jeux de mots, avec un souci constant du rythme des phrases et de leur musicalité.
À l’identique des portraits des oubliés de la périphérie de la capitale croqués dans Voyage au bout de la nuit, Hervé Prudon  nous immerge ici dans le monde brutal d’une cité où des héros pathétiquement condamnés dès leur naissance ne cherchent de fait que la tendresse, le soleil et le bonheur. Mais l’écrivain humaniste hanté par les laissés-pour-compte, la pauvreté et la sauvagerie du monde, se démarque de son modèle par son personnage type branquignole sans qualités mais attachant et par la fraternité qu’il affiche avec ce petit monde perdu. Refusant le réalisme comme le manichéisme facile pour décrire cette zone de non-droit abandonnée de tous même de la police, il choisit la voie de la provocation, du coup de poing et de la tragicomédie mouvementée de préférence à la précision clinique du tableau.

Cette réédition au grand format est augmentée d’un cahier présentant en écho au roman des dessins, des notes et des poèmes manuscrits de l’auteur qui permettent une approche plus directement sensible de l’univers de cet auteur qui, à côté de ses polars, tâtait aussi de la poésie et publiait d’autres récits dans La Blanche chez le même éditeur.  

Il serait dommage de passer à côté de ce livre nerveux et trépidant, au ton aussi humoristique que désenchanté voire désespéré, qui n’a pas pris une ride. Vingt-quatre ans plus tard, il a conservé toute son actualité sociologique et gardé intact sa capacité à nous alerter autant qu’à nous amuser. Merci à La noire (collection créée en 1992 qui reprend du service après quatorze ans de silence)d’avoir  sorti de l’oubli ce roman marquant d’un grand du polar français auquel on ne fait plus suffisamment référence aujourd’hui. À lire ou relire.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/06/19)    




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Pour mémoire
















Hervé Prudon
(1950-2017)
écrivain, journaliste et scénariste, a publié une vingtaine de romans, des recueils de poésie, une pièce de théâtre  ainsi que des livres pour la jeunesse.


Bio-bibliographie sur
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Série Noire 1995








Série Noire 2004