Philippe Besson



Cet entretien a été publié dans le N°27 de la revue en décembre 2002. Philippe Besson avait alors publié trois romans : L'absence des hommes, Son frère (adapté au cinéma par Patrice Chéreau) et L'arrière-saison. Un garçon d'Italie et Les jours fragiles ont paru respectivement en septembre 2003 et septembre 2004.


Propos recueillis par Brigitte Aubonnet



Le premier roman que vous avez écrit était En l’absence des hommes ?
Oui, c’est vraiment le premier que j’ai écrit. Je suis venu à l’écriture des romans par la correspondance. J’écris des lettres depuis très longtemps. J’ai commencé à en écrire parce que j’avais envie d’en recevoir. Je n’ai plus jamais cessé.

Et les e-mails ?
Bien sûr, aussi, mais j’écris essentiellement des lettres. Et à la plume. D’ailleurs, j’ai toujours une quarantaine de timbres avec moi. Hier soir, j’ai écrit quatre lettres. Oui, vraiment, je me suis familiarisé à l’écriture en écrivant des lettres même si écrire un livre et écrire des lettres, ce n’est pas le même exercice.

Pour vous, écrire à quelqu’un est important ?
C’est déterminant. J’aime l’idée que les mots voyagent, qu’ils réalisent un parcours, qu’ils mettent du temps à arriver au destinataire et qu’effectivement on pense à leur destinataire en écrivant. C’est là où l’écriture d’un livre et celle d’une lettre se disjoignent. Quand on écrit un roman, il n’y a pas de destinataire, on ne sait pas. Je n’ai pas écrit mes livres pour quelqu’un. Je les ai peut-être écrits pour moi au départ. La deuxième différence est que dans les lettres a priori on écrit des choses vraies. Avec les romans, par définition, on est dans la fiction. C’est un grand plaisir, d’inventer une histoire. Cela fait partie des choses qui continuent de m’émerveiller. L’invention, c’est le plaisir de la surprise. On est soi-même surpris.

Ce qui est étonnant c’est que vos deux premiers romans semblent autobiographiques. Beaucoup pour le premier roman, imaginent que l’auteur est un vieux monsieur.
Je ne suis pas un vieux monsieur et je n’ai pas connu cette période-là, bien sûr. C’est une histoire purement inventée. Dans Son frère, l’ambiguïté existe aussi et beaucoup ont cru que c’était un récit autobiographique. Ce qu’il n’est pas. C’est vraiment un roman comme il est mentionné sur la couverture. J’ai un frère et je devais préciser à chaque fois qu’on m’interrogeait qu’il allait très bien, que je ne l’avais pas perdu. Quand je disais cela, les gens me répondaient souvent que j’étais monstrueux parce qu’on n’a pas le droit de tuer son frère, on n’a pas le droit d’inventer une histoire pareille, de jouer ainsi avec les sentiments des gens... Les lecteurs ont l’impression de lire du réel, là où j’ai écrit de la fiction. Quand on leur dit que ce qu’ils ont lu n’est pas vrai, ils se sentent trompés. C’est un peu délicat.

On se pose la question mais très rapidement on est pris par l’histoire et l’écriture. En fait, que ce soit vrai ou non n’est pas le problème.
Je crois que certains lecteurs ont besoin de se dire que cette histoire est arrivée. Surtout dans Son frère, ils pensent que je leur raconte quelque chose d’intime.
Il est clair que si cette histoire était arrivée, je ne l’aurais pas racontée. Cela aurait été d’une impudeur absolue. Son frère est la limite exacte et nécessaire à respecter dans l’écriture entre l’intime et le privé. Son frère est un livre intime parce que c’est un livre sur la fraternité. J’emprunte évidemment à ma propre réalité, aux liens que je peux avoir avec mon frère. C’est un livre sur la maladie, on a tous été malade, on a tous connu des gens malades. C’est un livre où mes peurs intimes, mes désirs intimes existent et figurent, mais je ne suis pas dans le privé car mon frère n’a jamais été malade et n’est jamais allé à l’hôpital. Il y a des gens qui font cela très bien, raconter leur vie. Christine Angot, par exemple, mais moi non.

On est vraiment dans la littérature. Ce qui est intéressant c’est l’écriture, la construction. Vous disiez que vous aimiez écrire des lettres. Dans En l’absence des hommes, l’introduction d’une correspondance entre votre personnage et Marcel Proust est-elle venue par nécessité ?
Je n’avais pas l’idée des lettres quand j’ai commencé le roman. Il s’est écrit au fil de la plume, comme on l’a lu, mais à un moment j’ai eu l’impression que si je continuais sur le style que j’avais choisi d’adopter j’allais tourner en rond. Dans mon esprit, il était clair que les trois personnages allaient être séparés, qu’il y aurait un éclatement. La séparation pour moi, induit la relation épistolaire. Je n’y avais pas pensé avant mais je m’en suis voulu que cela ne se soit pas imposé comme une évidence dès le départ. Ce qui est drôle, c’est que beaucoup de lecteurs apprécient les lettres dans En l’absence des hommes alors qu’objectivement je ne trouve pas que ce soit la partie la plus réussie.


Beaucoup de problèmes sont soulevés sur l’écriture, le secret, le rapport à un homme plus âgé, l’homosexualité, la guerre et ses souffrances, sur la famille, la relation à la mère.
Et du regard de la famille sur soi, du regard de la mère sur l’enfant mort qui était homosexuel.

Votre projet de départ était d’aborder tous ces thèmes.
Oui, En l’absence des hommes est né de l’idée d’explorer plusieurs thèmes qui pour moi sont importants. Je voulais parler du désir et de la montée du désir, d’une histoire charnelle entre deux êtres, entre deux hommes. Je suis allé à l’évidence : étant moi-même homosexuel, je voulais parler de ce sujet et je pensais que c’était plus proche de la vérité et d’une forme de sincérité. La volonté d’écrire sur la guerre est née du fait que j’ai vu des photos de cadavres de la première guerre mondiale et j’ai été bêtement surpris parce qu’ils étaient incroyablement jeunes et la mort d’hommes jeunes nous frappe beaucoup plus.

Car il y a une injustice.
Voilà, il y a une injustice. J’avais lu les lettres des poilus. D’ailleurs la phrase en exergue de En l’absence des hommes est extraite d’une de ces lettres qui arrachent des larmes. Là, nous ne sommes plus dans la fiction mais dans le réel.
Je voulais aussi parler de Marcel Proust qui est un vieux camarade, un ami, un intime, c’est comme ça que je le considère. J’ai lu Proust vers dix-sept, dix-huit ans. J’ai commencé A la recherche du temps perdu et le livre m’est tombé des mains au bout de la quatorzième page. Trois, quatre ans plus tard, j’essaie de nouveau et catastrophe, je trouve le livre ennuyeux au possible. En 1992, je me retrouve dans une maison à l’étranger, au milieu de rien, éloigné de tout. J’y étais pour trois semaines de vacances. Dans cette maison, il y avait l’intégrale de A la recherche du temps perdu et je tente une troisième fois la lecture de Proust et là, c’est la révélation. J’ai commencé à lire et je n’ai pas pu m’arrêter. J’ai mis six mois à lire toute La recherche de juillet à décembre 1992. J’ai lu les sept tomes et ensuite tout le reste. J’ai lu « Les plaisirs et les jours »... et après ayant lu l’œuvre que j’ai d’ailleurs relue deux fois, presque trois, j’ai cherché à comprendre qui était le personnage Proust. J’ai lu les biographies. Il y en a deux que j’ai particulièrement appréciées, celle de Tadié et surtout celle de Painter qui est une merveille absolue parce qu’elle est très proustienne. Quand j’ai lu les biographies, je me suis dit que Proust était un type incroyable parce qu’un roman qui aurait Proust comme personnage principal, aucun éditeur n’en aurait voulu sans proposer de couper ou de réécrire pour rendre le tout plus vraisemblable !

C’est audacieux.
Mais non, ce n’est pas audacieux du tout. L’audace aurait été d’écrire sur l’écrivain Proust mais j’ai eu l’impression d’écrire sur un ami, sur un proche. C’est comme si j’avais pris une personne de mon entourage pour en faire un personnage de roman. Je n’ai donc pas eu l’impression de faire quelque chose d’insolent ou d’audacieux, non, c’est naturel.

Vous faites écrire Proust à la fin de votre roman.
C’est le seul moment où je me suis dit que c’était un peu compliqué. Je lui donne aussi un fils et j’ai pensé que c’était peut-être beaucoup mais non. J’avais commencé, il fallait aller jusqu’au bout. Et puis, c’est l’insolence des débutants. Aujourd’hui, comme j’en suis à mon troisième roman, je pense que je ne le ferais plus, que ce n’est pas possible, que tout le monde me tomberait dessus. Je serais moi-même paralysé. Pour le coup, il me faudrait de l’audace, alors qu’il ne m’en a pas fallu pour écrire En l’absence des hommes parce que c’était mon premier roman et je ne pensais pas qu’il serait publié. Donc, je ne me suis pas posé la question de savoir comment serait reçu le roman. Aujourd’hui, je me poserais la question. Je ne pourrais donc plus écrire En l’absence des hommes, c’est sûr. Ce serait impossible.

C’est un roman très réussi car on vous sent très proche de Proust, vous le connaissez bien et le comprenez bien.
J’essaie de dire ce qu’il aurait dit et comment il l’aurait dit. Le problème est que j’invente. Je lui fais dire des choses qu’évidemment il n’a jamais dites.

Il ne les a jamais dites mais il aurait pu les dire.
Je ne l’ai pas trahi ce qui était fondamental pour moi. Personne ne m’a fait de reproches. Je pense le connaître assez bien pour ne pas avoir commis d’erreurs sur le personnage de Proust.

La relation entre Proust, écrivain plus âgé qui peut donner des conseils, notamment par le biais de la correspondance, et un jeune homme est un thème intéressant.
C’est intéressant à explorer mais ce n’est pas quelque chose qui a une réalité dans ma propre existence. Ce tutorat informel que Proust exerce sur le jeune Vincent, la grande différence d’âge entre deux personnes sont présentés dès le début du livre qui commence par : « J’ai seize ans et vous, vous avez trois fois mon âge ». Proust joue le rôle de guide et non de père. Il veut permettre à Vincent de devenir celui qu’il est. Proust va autoriser Vincent à vivre son histoire, à se dire voilà, rien n’est grave, c’est possible. Il le met en garde contre ce qui l’attend mais il ne lui dit pas de ne pas le faire.

Ceci dit Vincent est persuadé d’avoir raison.
Il a l’insolence de ses seize ans mais à mesure que l’histoire avance, il perd de son arrogance et de sa superbe. Dans les lettres, il est déjà plus humble, il dit : « Je suis perdu, je ne sais pas où j’en suis. Il m’arrive une histoire plus grande que moi. Je suis un peu désemparé, je ne sais pas très bien ce que je dois en penser. » Pour la première fois, il s’interroge alors qu’au début il pensait qu’il avait seize ans, qu’il était sublime et que le monde l’attendait. C’est cela l’histoire du roman En l’absence des hommes, celle d’un jeune homme arrogant dans le triomphe de ses seize ans qui tout d’un coup va être confronté à l’amour et à la guerre.

A la mort aussi.
A la fin, quand il est face à la mère de son amant, face au récit de la mère, il est tout autre que celui qui est au début du livre. Il part à la fin du roman, il choisit son salut dans l’exil. C’est une fin très rimbaldienne.

Proust a-t-il été un guide pour vous, vous a-t-il influencé pour écrire ?
Non, ce ne peut être un guide parce que l’écriture de Proust est inimitable. On ne peut s’en approcher. Proust est pour moi, un plaisir de lecteur. Quand j’écris, à aucun moment, je ne me sens proche de lui (sauf quand j’écris ses lettres parce qu’il fallait être lui). Dans mon travail d’auteur, l’écriture de Proust ne m’influence pas, mon écriture ne ressemble en rien à l’écriture de Proust.

Il n’y a d’ailleurs qu’une seule très longue phrase dans votre roman.
Une seule qui est tout au début. Après, il n’y en a plus. J’ai plutôt l’habitude d’écrire des phrases courtes. Je suis très éloigné de son style ce qui ne m’empêche pas de l’admirer. On admire souvent ce qui est loin de soi.

Comment êtes-vous venu à l’écriture, comment êtes-vous passé de la correspondance au roman ?
Le hasard ou la nécessité, je ne sais pas. Mais un jour j’ai eu cette histoire de En l’absence des hommes dans la tête. Elle s’est ordonnée. J’avais envie de raconter une histoire avec Proust, avec la guerre, avec l’amour. J’avais ces trois personnages qui s’imbriquaient, comme des chemins qui se rejoignaient à un rond-point. Je suis au rond-point, je vois les chemins, je sais d’où je viens et je peux écrire le livre. Pourquoi cela se réalise à un moment, je n’en sais rien. Je sais seulement que c’était un moment de disponibilité dans ma vie, dans mon existence personnelle. Le livre s’écrit au moment où je quitte la personne avec laquelle je vis. On y verra un clin d’œil autobiographique dans L’arrière-saison, puisque Louise, le personnage féminin, a écrit des pièces de théâtre après une séparation. « Elle n’est devenue véritablement féconde qu’après leur rupture, elle s’est jetée à corps perdu dans l’enchantement de l’écriture, elle a produit ses textes les plus convaincants. L’absence de l’homme n’a pas été absolument nécessaire mais la disponibilité que cette absence lui a offerte lui a permis de se lancer dans une tentative plus ambitieuse. Elle a connu le succès après son départ, elle ignore s’il faut y voir un lien mais la séquence est très claire. »

Peut-on vivre et écrire, visiblement c’est compliqué.
Maintenant, j’y arrive mais à l’époque il est clair que je me suis trouvé dans une période de disponibilité et le temps que j’avais, j’ai choisi de l’utiliser pour écrire.

Pourquoi écrire ? Vincent dit : « Je suis l’amant d’un soldat, je ne retire ni honte, ni gloire. C’est ce bonheur que je veux écrire. » Écrit-on autrement que pour conserver des instants ?
Moi, je cherche à capter, à retenir les instants. A retrouver des sensations, des émotions que j’ai pu vivre, ressentir. L’écriture, c’est cela, rien d’autre.

Vous parlez souvent du secret.
J’aime l’idée du secret qui possède un ressort romantique ou romanesque qu’il faut utiliser mais ce n’est pas un thème de ma vie personnelle car je ne suis pas quelqu’un qui ment, qui cache des choses. Cela me fatigue, donc je ne le fais pas. Je dirais même que le secret est absolument absent de ma vie, c’est pour cela que j’en mets dans mes livres. Le secret m’intéresse car il fait avancer l’écriture. Quand j’ai écrit En l’absence des hommes ou Son frère, je savais qu’il y avait un secret, dans le premier sur la naissance d’Arthur, dans le deuxième sur la mort de la jeune femme. Comme je le sais, cela m’aide à cheminer jusqu’à la révélation du secret. Je sème des petits cailloux ici ou là. Quand on relit le livre, on les voit mais on ne les remarque pas à la première lecture. C’est une sorte de tuteur à l’écriture, ce secret. Cela me permet de savoir où je vais et de ne jamais l’oublier.
Quand j’ai écrit L’arrière-saison, savoir que je n’avais pas de secret à ma disposition, était plus difficile. On est sur le fil tout le temps et il faut effectuer un travail de funambule à ce moment-là parce qu’on a une petite ligne droite. C’est ce qui m’intéressait, c’est un exercice de style.

Vous parliez d’un carrefour avec trois personnes, dans Son frère il y a aussi trois personnes essentielles : le vieillard et les deux frères.
Oui, et dans L’arrière-saison il y en a trois. Dans celui que je suis en train d’écrire [Un garçon d'Italie], il y en a trois aussi. C’est ce que m’a dit mon éditeur quand je lui racontais le thème du livre. Il m’a écouté en souriant et m’a dit qu’un jour quand je serai très vieux et très célèbre, de jeunes étudiants écriront leur thèse sur le thème du trio dans l’œuvre de Philippe Besson. Pourtant, comme le secret, le trio est absent de ma vie.

Son frère est un roman très dur. Ce que disent les parents est terrible dans la situation de la maladie d’un de leur deux fils : « Pourquoi n’est-ce pas plutôt ton frère qui a attrapé cette maladie ? »
C’est dur parce que cela renvoie tout le monde à des propos entendus dans des situations similaires. Cette dureté est universelle. La violence de l’hôpital, tout le monde l’a connue ainsi que la violence ou la sottise absolue de la phrase du père. Aujourd’hui, je suis capable de dire que c’est un livre très dur alors qu’au moment où je l’ai écrit il ne m’a pas paru si dur. Beaucoup de lecteurs m’ont dit que ce roman est terrible dans la description très clinique de la maladie, des médications, de l’hôpital... dans la violence qu’il porte avec la noyade de la jeune femme. Maintenant, je le comprends et le concède. Je pense que ce qui gêne dans ce roman c’est qu’il ramène à nos douleurs intimes ou à nos propres turpitudes. Ce qui m’intéresse, c’est de m’approcher de ce terrible là, un terrible ordinaire, de nos vies à nous, de nos petites existences. Dans Son frère, on découvre que Thomas n’est pas si innocent, qu’il a même des pulsions assassines, même si ce n’est pas dit comme ça.
C’est ce qui transparaît quand même. Il n’a pas le désir de sauver sa compagne, quand elle se noie. Sa mort l’arrange bien.
Il souhaite sa mort mais il est saisi d’un remord ultime, rongé par une culpabilité tardive. Et il finit par mourir comme elle, noyé. On ne sait pas exactement si c’est un suicide, pour moi oui mais rien n’est dit : il part se baigner et on retrouve son corps.

Dans Son frère, vous dites dès le départ ce qui va arriver dans le roman.
C’était une volonté très claire, je voulais dans les quatre premières lignes que l’on sache exactement ce qui allait se passer. C’était une vraie gageure. C’était me donner un cadre comme dans L’arrière-saison. Je m’enferme. C’est ce que me dit mon éditeur : « Vous avez besoin de vous enfermer pour écrire, vous avez besoin d’une contrainte et ensuite vous pouvez écrire ».

Avez-vous participé au scénario de Son frère ?
Non, Patrice Chéreau a acheté le roman. Il m’a montré les cinq ou six premières versions du scénario. C’était mon livre mais c’est son film donc je ne voulais pas intervenir. Il voulait supprimer toutes les parties sur l’enfance. Je trouvais que c’était un parti pris de metteur en scène mais cela avait du sens. Vers la cinquième version, il trouvait qu’il manquait quelque chose, que l’on ne comprenait pas pourquoi les deux frères se comportaient comme cela. Il fallait qu’on sache des choses sur leur enfance. Je lui ai donc rappelé que dans le roman, il y avait au moins vingt passages sur l’enfance. Il avait complètement oublié car il avait retravaillé, découpé, et du coup oublié le livre. Il a donc relu le livre et dans le film, il a trouvé un moyen d’évoquer l’enfance.

C’est intéressant pour vous de voir le film réalisé.
Je ne sais pas encore comment je vais le regarder, si je vais le voir comme un film ou chercher le livre. Je pense que je réagirai comme mes proches qui lisent un de mes livres, ils me cherchent au départ puis ils oublient. Au départ, je chercherai puis ensuite je serai dans le film de Chéreau.

Vous avez un frère, comment a-t-il réagi à votre roman Son frère ?
Quand je lui ai donné le livre, je me suis rendu compte que je l’avais tué. Il avait aperçu le manuscrit chez moi avec le titre. Je n’ai pas compris tout de suite sa surprise. Quand je lui ai envoyé le roman, je me suis dit que ce ne serait pas facile. Il a attendu un mois avant d’être capable de le lire. Puis, il l’a lu en quatre heures et m’a écrit deux ou trois jours après pour me dire que la lecture ne le laissait pas indemne. Il avait peur de ne pas être à la hauteur de cet amour-là.

Dans L’arrière-saison, vous partez d’un tableau de Edward Hopper. Comment est venue cette idée ?
C’était le hasard. Un jour, je voulais me procurer une reproduction d’une toile de Seurat qui s’appelle Les baigneurs. Je ne l’ai pas trouvée, autrement j’aurais parlé de baigneurs. Mais Son frère en parlait déjà…

Vous parlez souvent de la mer. Pourquoi autant d’eau, toujours ce lien avec la mer ?
La mer est très présente dans ma vie. J’ai grandi près de la mer. C’est une obsession personnelle, c’est apaisant, rassurant. J’écris beaucoup au bord de la mer. Les plages sont les seuls lieux qui ne nous déçoivent jamais et que la mémoire ne salit pas. J’ai de beaux souvenirs de plage.
La mer est très présente chez Hopper également. J’avais vu plusieurs fois cette toile de Hopper qui se trouve à Chicago. C’est un peintre familier de nos vies, on a tous une reproduction de Hopper ou vu une de ses toiles quelque part. J’ai donc acheté cette toile que j’ai posée par terre car je n’accroche pas les tableaux chez moi. Elle était dans mon bureau. Au bout d’un mois, un soir, j’étais en train d’écrire des lettres, je regarde plus attentivement la toile et je me demande ce que peut faire cette femme à la robe rouge et les hommes autour d’elle. C’était le début du roman. Je voulais raconter leur histoire. De plus, c’est la Nouvelle Angleterre donc la mer est présente. La scène est urbaine, un café dans une ville mais l’océan n’est pas loin. Cette femme attend un homme qui est sensé être son avenir et c’est un homme de son passé qui arrive dans le café. Comment explore-t-on son passé avec quelqu’un qu’on a bien connu, avec qui on a été très intime ? A-t-on les mêmes souvenirs ? Ils réalisent que non. C’est un livre sur les non-dits. Ce qu’ils ne disent pas est aussi important que ce qu’ils disent. Dans leur non-dit, il y a le poids du passé ressassé, le questionnement : peut-on avoir un avenir avec le passé que l’on a ? Peut-on encore être proche quand on s’est appartenu ? On se pose toujours ce genre de questions.

C’est un roman où l’on change toujours de point de vue ?
Oui. Il y a trois personnages principaux, Louise, Stéphan et Ben. Chacun s’exprime. Chaque paragraphe est rédigé comme si celui qui écrivait était celui qui pensait. On passe en permanence d’un point de vue à l’autre.

Mais on ne s’y perd pas.
Je savais ce que je faisais mais je ne savais pas si le lecteur s’y retrouverait. A la fin, je crois que cela fonctionne assez bien.

Cela pose le problème du rapport à la réalité, à la vérité.
C’est le propos du livre. On porte tous un regard différent sur les mêmes faits. Aucun des trois ne regarde les choses de la même manière alors qu’ils regardent les mêmes choses. La vie est ainsi.

Louise perd sa sœur comme le narrateur de Son frère perd son frère.
Je n’ai pas pu m’en empêcher mais c’est une piste qui ne mène nulle part. J’avais envie qu’il y ait une sœur et qu’elle soit morte. Ce sont mes petits cailloux blancs.

Vous posez le problème des différentes réactions face à un problème ou un accident. Louise pense qu’on peut sortir vivant d’un accident mais ne pas être indemne.
C’est la grande différence entre eux car lui pense qu’il faut se dépêcher de les oublier. C’est un découpage de l’humanité qui correspond à la réalité, il y a beaucoup de gens qui sont ou Louise ou Stephan. Je suis d’ailleurs plus proche de Louise. Tous mes livres parlent de la perte.

De la perte ou du départ.
C’est encore ainsi dans le livre que je suis en train d’écrire. On a toujours perdu quelque chose ou l’on va perdre quelque chose. Cela me marque profondément cette idée de ce qu’on a perdu et qu’on ne retrouvera plus. C’est terrible pour moi.

Il y a un très beau passage sur les larmes dans L’arrière-saison.
Oui, les gens ont toujours les mêmes visages dans les larmes. Beaucoup de lecteurs me parlent de ce passage.

Ce n’est pas fréquent de parler des larmes. C’est un langage. Vos livres parlent souvent de sujets graves.
On met souvent dans ses livres ce qu’on ne met pas dans sa vie personnelle. Dans la vie, j’ai plutôt envie d’être dans la gaieté, dans la joie. Dans mes livres, c’est une partie plus sombre que je veux explorer. Il y a de la vraie méchanceté. Quand le personnage dit : « Quand nos parents seront morts, la maison me reviendra, la question du partage ne se posera pas. » C’est une phrase terrible.

Chacun est un monstre quand il défend sa vie. La solitude met chacun face à lui-même. Dans En l’absence des hommes, Vincent réalise qu’il sera toujours seul.
Mes personnages sont tous un peu seuls. Hopper lui-même est le peintre de la solitude.

La littérature est-elle une façon de vous engager dans le monde, dans une certaine réflexion sur le monde ?
Un jour, j’intervenais, dans un lycée, avec Michel Robert qui a écrit La grosse Marfa qui traite des camps de concentration. Le professeur de français m’a annoncé que les élèves n’avaient pas lu mon livre car elle avait peur que le thème de l’homosexualité les perturbe et que les parents fassent des remarques. Je me suis dit qu’en France, on n’a pas de problèmes pour parler des chambres à gaz mais par contre l’homosexualité peut déstabiliser des adolescents. Notre monde est un peu surprenant. Il y a encore des combats à mener…

Vous écrivez vite. Un roman en janvier 2001, le deuxième en septembre 2001 et le troisième en septembre 2002.
Je mets moins de six mois à écrire mes livres. Je n’imagine pas ma vie sans écriture. Le plaisir de l’écriture est incroyable. Je ne le compare à rien. J’ai envie d’être dans cet enchantement de l’écriture, voilà pourquoi j’écris. Si cela devient pénible, j’arrêterai. Quand je termine un roman, je suis le plus malheureux des hommes.

Vous recommencez tout de suite un autre roman ?
Non, je laisse passer du temps. J’ai un moment de vide, de blanc où l’écriture ne me manque pas du tout. C’est comme si je devais me donner un temps de viduité, de deuil pour pouvoir repartir. Quand une nouvelle histoire arrive, je suis comme un enfant, je veux l’écrire de suite. Dans celui que j’écris en ce moment [Un garçon d'Italie], je parle d’une personne déjà morte. Deux personnages se souviennent de ce mort mais leurs souvenirs sont bien différents. Et il y a aussi un secret. Je suis incorrigible. Le mort ne peut plus rien faire, il ne peut plus empêcher que ce qu’il a caché apparaisse.





Bibliographie :


Chez Julliard

En l'absence des hommes, 2001
Pocket 2004

Son frère, 2001
Pocket 2004

L'arrière-saison, 2002
Pocket 2004

Un garçon d'Italie, 2003
Pocket janvier 2005

Les jours fragiles, 2004