Entretien croisé

Mercedes Deambrosis
et
Marie-Hélène Lafon


Toutes deux romancières et nouvellistes publiées aux éditions Buchet-Chastel – avec comme directrice littéraire à la lecture affûtée, Pascale Gautier, elle-même écrivain –, Mercedes Deambrosis et Marie-Hélène Lafon évoquent leurs approches de l’écriture. Leurs univers se retrouvent dans leurs regards non-conformistes sur le monde et dans leurs plumes où la langue est vivante et exigeante.


(Propos recueillis par Brigitte Aubonnet)


Dans chacune de vos écritures les personnages et les lieux jouent un rôle très important. Comment débute un texte ? Par un lieu, par un personnage, par les deux ? Comment se réalise l’alchimie du départ ?
MD :
pour moi, cela commence par les personnages. Je pense à quelqu’un, je l’imagine. Tous les jours, dans la vie, j’observe et je recueille des éléments qui se cristallisent en un personnage. Même si je ne sais pas ce qu’il fera dans le roman, je sais d’emblée où ce personnage ira, comment il vivra et réagira avec les autres, quelle est sa problématique et pourquoi je l’ai « construit » ainsi. Le lieu n’est pas accessoire, je choisis presque toujours les mêmes lieux mais je n’ai pas une écriture descriptive. Le lieu choisi est en fait un autre personnage. Il n’a pas de rôle décoratif.

L’action n’est pas le moteur de votre roman au départ ?
MD :
non, c’est quelqu’un qui va mentir, ou faire le mal ou simplement essayer de vivre.
MHL : mes trois premiers livres concernent une écriture des enfances totalement ancrées dans un lieu terrien et insulaire. Tout part de ce lieu. Le lieu est premier : la maison et le pays. La maison est vraiment le point de départ de Sur la photo dès le premier paragraphe. Dans Le soir du chien, le pays est l’un des personnages du livre. Un homme, une femme et un pays. Il y a une très forte présence du lieu. Je sors du lieu de départ et j’aborde d’autres espaces comme Paris dans Sur la photo et la banlieue d’Avignon et de Marseille dans mon prochain livre mais le lieu donne l’architecture au texte.

Il y a les lieux généraux mais à l’intérieur des lieux, les objets jouent un rôle très particulier.
MHL :
dans la maison les pièces et dans les pièces les objets. Il y a une sorte d’enfoncement progressif dans la matérialité du réel. Comme si, en écrivant, je dirigeais un objectif photographique de plus en plus précis sur l’objet de l’écriture.
MD : est-ce que tu pourrais écrire sur un lieu, un pays que tu ne connais pas du tout ? Je me pose souvent cette question.
MHL : c’est curieux parce que justement, j’ai eu cette expérience à faire. Dans le roman que j’écris, je voulais que le dernier chapitre se termine à Notre Dame de la Garde à Marseille. Vu le rapport extrêmement précis, quasiment obsessionnel que j’ai aux lieux, j’y suis allée. J’ai écrit tout ce qui précédait, je savais ce qui se passerait entre les deux personnages mais il fallait que j’y aille.
MD : quand j’écris sur un lieu très précis comme dans Suite et fin au grand Condé, un grand hôtel à Paris, beaucoup de gens m’ont dit « cela n’a aucune importance, on dirait qu’il se situe en Espagne. » Les lieux sont insaisissables. Dans mon prochain livre, une partie se passe à Cuba. Je suis morte de peur. Comment vais-je parler d’un pays que je ne connais absolument pas ?
MHL : je suis totalement incapable de cela. Soit j’y vais, comme je l’ai fait à Marseille, soit je renonce mais je ne me vois pas cherchant des renseignements dans un guide touristique pour écrire sur un lieu. J’ai une expérience plus courte de l’écriture que Mercedes et en fait je ne me suis jamais vraiment confrontée à cette situation. Je sais très bien que je reviendrai de façon obsessionnelle sur mes lieux fondamentaux. Quand j’écris sur Paris, j’écris comme si c’était de la terre, en termes d’odeurs, de toucher, de dureté ou de douceur. C’est une question d’atmosphère et non de plan allant de telle rue à une autre.
Ceci dit, en écoutant Mercedes, je me disais qu’il m’est arrivé d’écrire à partir de ce que j’appelle des bribes de mythologie familiale, comme dans les nouvelles « Alphonse » ou « Jeanne » du recueil Liturgie. Les personnages sont centraux. Dans la première nouvelle Liturgie, il y a le père assurément mais quand je pense à cette nouvelle, je pense d’abord à la salle de bains qui a un corps tout autant que le père. Mais c’est peut-être ma façon de me défendre de ce texte qui est fondateur puisque j’ai commencé par celui-là. Il est certainement difficile à toucher car le père est très présent avec son corps, avec ce qui est intouchable dans le corps du père.

C’est le premier texte écrit mais non le premier publié ?
MHL :
oui, c’est le premier écrit mais Le soir du chien est le premier texte publié. Jeanne et Alphonse ont cristallisé autour de bribes, d’éléments que l’on m’avait racontés sur ces personnes que j’avais connues dans mon enfance et que j’ai ensuite distendus, mêlés mais ces nouvelles sont parties en effet de ces personnes.

Mercedes, dans votre roman Milagrosa, la mère est omniprésente. C’est un roman passionnant où le franquisme est dénoncé indirectement à travers cette mère dictatoriale avec sa fille et sa famille.
MD :
oui, elle est totalement dictatoriale et à la fin du livre, j’ai fait coïncider volontairement la mort du dictateur Franco avec la mort de la mère. J’ai écrit cette scène réelle, vraie, le jour où le catafalque a été exposé au public. Des milliers de personnes attendaient pour voir la dépouille. La foule était en transe. Des scènes de douleur invraisemblables ont eu lieu. Je n’ai vraiment rien inventé. On peut aimer un dictateur car, d’une certaine façon il aime aussi les personnes qu’il a sous son joug, même s’il les aime mal. C’est le parallélisme entre cette mère qui étouffe, qui tue tout ce qu’il y a à tuer chez quelqu’un et Franco avec les espagnols.

C’est votre premier roman ? Vous n’avez pas commencé par des nouvelles ?
MD :
c’est mon premier roman publié. J’ai écrit des nouvelles qui ne sont pas publiées mais j’ai commencé l’écriture par des romans plus ou moins longs, plus ou moins bons ou aboutis. J’en ai jeté beaucoup à la poubelle. Je n’ai plus la mémoire de tout ce que j’ai jeté. Peut-être, que les romans publiés sont l’expression de la maturité de mon écriture.
Et vous, Marie-Hélène, vous avez commencé par écrire un roman ?
MHL :
j’ai publié d’abord un roman. J’ai commencé à écrire tard, à 34 ans. J’ai écrit la nouvelle Liturgie qui est sortie quasiment comme cela. Le texte était prêt mais je ne l’ai pas montré. Ensuite, j’ai écrit des nouvelles plus longues, Alphonse et Jeanne qui sont les premiers textes que j’ai soumis à des éditeurs avec un autre texte qui n’a jamais été publié. J’ai regroupé ces trois textes sous le titre de Quelques uns et je les ai envoyés à différents éditeurs. Dans une maison fort connue, quinze jours après mon envoi, on me téléphone et on me dit « si vous étirez Jeanne à la dimension d’un court roman, nous serions très intéressés ». J’ai refusé mais je n’ai pas pu non plus car la distance de Jeanne n’était pas celle d’un roman, en tout cas à l’époque où j’ai écrit cette histoire. Il existe deux versions de Liturgie, une courte qui a été publiée et une version plus longue non publiée que j’ai écrite bien après la version courte. J’ai débuté le roman environ un an et demi après avoir commencé à écrire alors que mes nouvelles n’étaient pas publiées. Le soir du chien, premier roman a été publié et les nouvelles six mois plus tard.

Il y a des personnages et des lieux très forts.
MHL :
Le soir du chien est parti d’une histoire qui m’a été racontée, d’une situation entre un homme et une femme. Situation car cela met en scène, à la fois des personnages et un lieu. Un homme, une femme, une maison. L’homme continue à vivre après le départ de la femme aimée.

Le fait que le roman se situe en province est important aussi.
MHL :
oui, le fait que cela se passe dans un pays très isolé, très insulaire dans lequel on accepte difficilement quelqu’un qui vient d’ailleurs ce qui est le cas de la jeune femme qui n’est jamais intégrée au corps du pays et qui finit par être expulsée comme un corps étranger. Ce texte est parti d’une confidence que l’on m’a faite ce qui a été difficile non pas avec Laurent, le personnage principal qui m’avait raconté cette histoire, mais avec tous les gens du village. C’est péché de jeunesse, je ne referai plus jamais cela. Je changerai les prénoms.

Parce que vous avez gardé les prénoms réels.
MHL :
je pensais que ce texte ne serait lu par personne et surtout pas par des gens de ce pays. Or la presse régionale, lue par tout le monde, a publié un article, très beau d’ailleurs, de Daniel Martin dans La Montagne, et tout le monde a su que « la fille Lafon » avait publié un roman donc on l’a acheté et on l’a lu. Difficile pour moi, pour mes parents qui vivent là-bas, pour mon frère et cela continue. Quelqu’un qui revenait au pays pensait que Roland, le menuisier, dont je n’avais emprunté que le nom et le métier, s’était suicidé car dans mon livre il l’avait fait. Ce qui est écrit dans un livre est vrai. C’est très étonnant, le pouvoir de la littérature. Jamais je n’aurais pensé que cela puisse susciter autant de réactions, entrer dans la vie des gens et les pousser à réagir.
MD : dans Suite et fin au grand Condé, certaines personnes ont cru que je m’étais inspirée de personnes qu’ils connaissaient, ils les avaient reconnu dans les personnages : il n’en est rien. Je n’ai jamais pensé à ces personnes en écrivant.
MHL : très naïvement, je pensais que ces confusions entre la réalité et la fiction était le fait de personnes qui lisaient très peu mais je me suis rendu compte que de très bons lecteurs ne peuvent pas se défendre non plus de chercher toujours l’ancrage autobiographique, toujours rechercher l’auteur ou sa famille et plaquer une réalité sur la fiction. Ce qui n’est pas clair pour moi, c’est de savoir d’où vient le matériau et par quel cheminement il est arrivé à ma conscience. Ce n’est pas simple de l’intérieur et encore moins simple de l’extérieur.

Parfois, on ne découvre qu’après avoir écrit ce qui est vraiment dans le texte. Rien n’est hasard.
MD :
le hasard peut être conscient, déterminé ou tout à fait inconscient de la part de celui qui écrit.
MHL : c’est très troublant et la question de la réception familiale est une question épineuse. Je suis très contente d’avoir un père qui ne lit pas mes livres. Je trouve cela formidable. Il n’aime pas la fiction, il n’aime pas les films par exemple car ce n’est pas comme dans la vie. Il ne lit pas du tout, donc pas mes livres et cela m’arrange prodigieusement. Je le trouve d’une sagesse infinie.
MD : moi aussi, je trouve cela extrêmement gênant que les proches me lisent. Cela provoque une autocensure dans l’écriture.
MHL : tu parles de tes proches, moi je n’ai pas de proches en aval.
MD : je parle de mes parents.
MHL : et tes filles ?
MD : mes filles lisent. Ma sœur lit mes livres et les cache car il ne faut pas que d’autres les lisent.

Et vos proches, lisent-ils vos livres ?
MHL :
ma mère lit, elle avait aimé énormément le premier qu’elle avait lu comme un livre à clé, reconnaissant les personnages, me disant celui-là est beaucoup mieux dans ton livre que dans la vie, tel autre, tu lui fais un beau sort. Elle a déjà moins aimé le deuxième parce que cette fois-ci, je ne racontais plus une histoire périphérique mais j’étais dans les bribes de l’histoire familiale ce qu’elle trouve profondément obscène. Elle ne m’a jamais rien dit du premier texte qui pour elle doit être insupportable, l’histoire du père dans la salle de bains. Elle aime beaucoup le dernier La fleur surnaturelle qui est comme un reportage où elle se reconnaît avec mon père mais où l’image que je donne d’eux est assez bonhomme et riante donc acceptable. C’est presque devenu une sorte de plaisanterie entre nous, la fleur surnaturelle, parce que le rite de la Toussaint se répète chaque année. Mon père achète toujours cette fleur en plastique qu’il appelle fleur surnaturelle et c’est devenu un texte autour duquel on peut plaisanter sur l’écriture. Quand au dernier, Sur la photo, cela a donné un bref échange entre ma mère et moi, extrêmement dur. Elle n’a pas du tout supporté ce livre.

La construction de ce roman est très particulière. Cela donne l’impression de voir une photo, de regarder à travers un objectif. Les parents sont absents, ils n’existent que dans la mort de leur deuxième fille.
MHL :
pour moi, cela s’est imposé mais pour une lectrice comme ma mère, je ne suis pas sûre qu’elle identifie la cause de son irritation mais il est évident que cela compte car il y a une négation. Ce n’est ni du mal, ni du bien mais les parents n’existent pas. Je conçois que cela ne soit pas commode. Pour moi, c’est un livre ternaire, mon troisième livre publié au demeurant. Il y a dans tout le récit d’enfance, trois personnages : le duo monstrueux des sœurs et le frère. Ensuite de l’autre côté de la vie de ce personnage, Rémi, vont aussi se construire et se croiser des trios : soit Renaud, Rémi, Isabelle soit Rémi, Isabelle, Louise. C’est un livre qui s’est imposé d’emblée sous le signe du trois, du triangle, du ternaire jusque dans la langue.

Le personnage apparaît dans le texte comme, « il, lui, Rémi. »
MHL :
voilà « il, lui le fils » ou « il, lui, Rémi ». C’est la scansion primaire du livre. Quand on parlait de l’idée séminale d’un texte, le lieu, le personnage, pour moi, cela peut-être aussi la langue. J’ai écrit tout de suite : il, lui, le fils. J’en avais mis beaucoup plus dans le texte et l’éditrice m’a invitée à reconsidérer la nécessité de chacun. L’alternance fonctionne par trois aussi, trois paragraphes sur Paris, trois paragraphes sur le pays d’enfance, trois paragraphes au présent, trois paragraphes à l’imparfait, tout est par trois. A un point qui m’a stupéfiée, que je n’ai pas prémédité mais cela s’est imposé.

Il n’y a aucun jugement, aucun commentaire. L’écriture et la langue jouent un rôle, deviennent personnages. Un rythme particulier traverse le roman.
MHL :
c’est une écriture qui évacue complètement la dimension d’explicite et de commentaire. Cela donne cette ligne sèche et dure qui existe au fil du roman. C’est un livre rugueux. Il y a beaucoup de blancs dans ce livre. J’y tiens. Entre chaque prise de vue, il y a des blancs. Il n’y a rien à dire, rien à ajouter, rien à expliquer. C’est quelque chose de difficile à porter le refus de comprendre et d’aider à comprendre. Je n’explique pas.

Tout n’est pas dit mais ce n’est pas flou, au contraire tout est très net. On voit tous les détails.
MHL :
c’est très chirurgical.

Votre approche Mercedes est complètement différente puisque les personnages, les relations humaines, les liens créent des zones d’ombre dans La promenade des délices par exemple.
MD :
les non-dits, les interrogations, la psychologie des personnages jouent un rôle important. Je décris leur manière de s’en sortir. De répondre et de réagir différemment à un problème, à une douleur, à un acte.

Le mensonge, la noirceur des personnages apparaissent souvent. L’intention de faire souffrir n’est pas toujours très consciente mais existe dans beaucoup de vos personnages.
MD :
c’est accentué car ce sont des nouvelles sur un thème commun : la guerre civile. Mais ce que je voulais absolument dire c’est que toutes les guerres qui existent depuis que l’homme est homme ne sont pas uniquement politiques mais aussi économiques. Elles ont pour origine la jalousie dans le quotidien, tous ces sentiments négatifs qui nous habitent. Il y a la guerre d’Etat dans laquelle on est tous acteurs anonymes puis le phénomène « descend » jusqu’à un microcosme, la proximité, le voisinage. Le héros est une aberration de la nature pour moi. C’est juste un moment où la personne sort de sa gangue tout d’un coup et devient quelqu’un d’autre. On est tous capable du pire. Pourquoi les guerres se répètent, pourquoi on n’a toujours rien compris, pourquoi n’en tire-t-on pas des leçons pour l’avenir ? La seule leçon que l’on a tiré de notre passé, est le déplacement économique des guerres. Il vaut mieux faire la guerre dans un pays sous-développé que chez nous, il y aurait trop de dégâts. On voit, on entend des choses tellement abominables que l’imagination littéraire reste en culottes courtes à côté de ces hommes absolument normaux, qui, l’épisode passé, vont reprendre une vie familiale, une vie sociale sans regret, sans remords, parfois sans sanction.

Toutes les nouvelles sont liées à la Guerre d’Espagne.
MD :
oui. Je voudrais écrire un roman sur la guerre d’Espagne. Ce recueil de nouvelles est un coup d’essai. Le roman n’a pas encore pris forme dans ma tête. On a peut-être tous un livre qui nous semble être «  le livre » à écrire, mais je ne dois pas être prête.

Vous avez beaucoup entendu parler de cette guerre dans votre famille ?
MD :
non. Ma famille n’en parlait pas. J’ai vu des photos qui m’ont beaucoup servi. Des expositions sur la guerre, sur les exilés. Certaines photos m’ont frappée notamment celle du « premier mort » , une photo d’archives où l’on voit une femme sur un chemin tuée et violée, les jupes relevées. A partir de là, j’ai écrit la nouvelle. Il y a toujours une anecdote réelle au départ. Tout le reste est inventé. Mais chaque nouvelle s’inscrit dans un épisode historique, par exemple la répression à Barcelone après la victoire des nationalistes. Les nouvelles ont une réalité historique diffuse car je ne suis pas historienne.

Marie-Hélène Lafon, quand vous commencez un texte, savez-vous s’il sera nouvelle ou roman ?
MHL :
pour moi, c’est une question de distance. C’est comme les coureurs. Les textes ont leur distance. Il y a un moment où je sens que le texte a assez respiré, il est arrivé au bout. Je peux me tromper. La question s’est beaucoup posée pour Sur la photo. Il se peut que je ne l’ai pas poussé jusqu’en ses retranchements.

En tant que lecteur, ce roman n’apporte pas de frustration. On ne sait pas ce que devient le personnage principal à la fin du texte mais l’essentiel n’est pas là.
MHL :
cela n’a pas d’importance en effet, mais j’ai une très, très grande peur de trop en faire donc à la limite je suis plutôt dans la coupure, dans le silence, dans le blanc, dans la castration du texte que dans l’efflorescence. C’est du travail d’artisan. C’est une question d’équilibre qui se pose à chaque fois, sur chaque texte. J’ai l’impression que l’expérience ne sert à rien en ce domaine. Je ne me sens pas plus sûre maintenant qu’il y a sept ans quand j’ai commencé à écrire. Le doute, toujours.
MD : oui, aucune certitude. Ce serait bien d’avoir de temps en temps un sentiment de satisfaction. Il reste un moment délicieux, quand on oublie.

Et que l’on se relit.
MD :
une fois que le livre est publié, je ne me relis jamais. Le meilleur moment c’est quand c’est terminé et que l’on commence à écrire autre chose. J’aime l’oubli, il me permet de repartir sur un autre texte.

Vous aimez mieux commencer que finir. Vous aussi Marie-Hélène Lafon ? Relisez-vous vos livres publiés ?
MHL :
je peux être amenée à le faire si l’on me demande de lire des extraits. Il m’arrive donc de l’ouvrir à nouveau pour des raisons professionnelles. Selon mon état d’esprit, je suis agréablement surprise ou horrifiée. Le livre qui me pose le plus de problème est Le soir du chien parce que mon écriture a beaucoup bougé depuis, notamment du côté des adjectifs. J’aurais tendance à le délester. Je crois que c’est Paulhan qui disait que le doute était son véritable métier. Je pense tout le temps à cette phrase mais j’aime assez ce vertige que procure l’écriture à quelque phase que l’on en soit, que l’on commence, que l’on soit dans le corps du texte, qu’on aborde la fin, que le livre soit en épreuves et les épreuves portent bien leur nom. C’est une épreuve et qu’ensuite il soit sur une table en librairie. Je suis toujours dans la position du doute et il y a un moment où je ne parlerais pas d’oubli mais de détachement. Il y a une partance du livre au moment où les lecteurs, quand on a la chance de pouvoir les rencontrer, peuvent vous parler de votre livre, à partir du moment où eux-mêmes le prennent en main, le commentent, s’y introduisent, font parfois des remarques qui peuvent paraître totalement ahurissantes. On peut être très étonné, très agréablement surpris, je ne suis jamais choquée. Je me découvre capable d’entendre absolument tout. J’espère que je le resterai car cela me paraît plutôt sain. Peut-être, il y a là un détachement qui s’opère. Le texte part dans le monde et c’est bien.

Vous éprouvez du plaisir à terminer un texte ?
MHL :
le plaisir à terminer un texte, pour moi, c’est comme le plaisir à terminer le ménage. J’ai été élevée par des religieuses, j’ai le goût du devoir et j’aime avoir le sentiment du devoir accompli. Pour mon dernier texte, je me suis dit que je devais le terminer le 23 décembre pour le remettre à mon éditrice, que je devais l’arrêter sinon il ne serait plus resté de texte parce que je coupais. Le 23 décembre au soir, à 23h30 c’était limite 24, je me suis arrêtée. C’était fini, là il y a un soulagement presque physique, la sensation du devoir accompli. Il va falloir retravailler le texte mais j’ai respecté la date que je m’étais fixée. C’est mon mode de fonctionnement dans d’autres domaines aussi, ce n’est pas spécifique à l’écriture. Dès le lendemain matin, j’ai commencé à lire Ma vie parmi les ombres de Richard Millet qui m’a plongée dans un véritable état de stupéfaction. Heureusement que j’avais arrêté d’écrire la veille sinon j’aurais jeté le texte de ce quatrième livre. Donc, le doute toujours.

Il y a beaucoup de références à d’autres livres dans vos textes.
MHL :
aux lectures qui m’ont nourrie, aux auteurs, aux langues surtout, Calaferte, Flaubert, Jean Genet...

Il y a beaucoup de suicides aussi, de pendaisons.
MHL :
oui, c’est assez caractéristique de la campagne parce que tout le monde a une corde et pas forcément un fusil. Un jour, un psychiatre m’a dit quelque chose qui m’a énormément frappée : on se pend pour être pris dans les bras. Les corps sont souffrants, ils gardent tout, ils ne sont pas dans l’épanouissement mais dans le silence. Il n’y a pas de dialogue. Ce qui peut apporter un baume à cette douce blessure du doute, c’est quand on réalise qu’un lecteur a été ému, qu’il y a eu une rencontre entre le lecteur et le texte. A chaque fois, cela me bouleverse complètement. Je ne suis pas habituée à cela encore. En tant que lectrice, bien avant d’écrire, certains textes ont été des rencontres pour moi, au même titre qu’une personne. Et quand un de mes lecteurs me le dit ou me l’écrit, c’est vraiment puissant pour moi.

Vos personnages sont plus dans le dialogue.
MD :
oui, parce que leur façon de mourir, c’est de vivre tous les jours. Ils se débattent dans un véritable enfer. Ils sont tout petits donc ils crient très fort car ils n’ont pas d’autres armes.

Il y a autant de solitude et d’incompréhension. Contrairement aux personnages de Marie-Hélène qui ne parlent pas, les vôtres échangent mais n’expriment pas leurs émotions non plus.
MD :
ils sont pétris de souffrance. Ils ont peut-être une conscience très aiguë de leurs manquements, de leur étroitesse, de toute cette prison qu’ils portent en eux.

Dans Suite et fin au grand Condé, toutes les relations sont basées sur le mensonge. MD : sur le mensonge, le paraître, ce qui est faux. Tout n’est qu’une robe de plus, un bijou de plus, un artifice de plus. Cela n’a pas d’autre valeur, comme lorsqu’on revêt un déguisement. Le livre est entièrement sur la façon dont les gens peuvent être creux. Ce qui reste touchant c’est que tous ces personnages ont besoin du mensonge pour continuer à vivre et créer une autre réalité faite de clichés, de l’idée qu’ils se font d’une autre vie, qui peut-être n’est pas la bonne non plus. C’est un dédoublement de miroirs, à l’infini.
Marilyn se regarde dans les miroirs : il y a une multitude d’images qui cachent la réalité. Où est-elle ?
MHL : tes personnages se consolent, ils ont une énergie extraordinaire dans leur existence atroce. Ils se trouvent des consolations soit en s’inventant une autre vie, soit en se trouvant un ennemi qu’ils vont détruire. Les femmes surtout, ont une terrible énergie.
MD : sinon elles l’emploieraient contre elles-mêmes.
MHL : qu’est-ce que tu as contre les mères et les filles ? Dans la nouvelle La promenade des délices, la mère écrase la fille en la couvant. La fille est un personnage intéressant car elle s’en va, elle est sauvée. Rociito est une enfant molle et blanche, terrée dans l’obscurité des cours et de la loge. Elle va cependant finir pas partir, par échapper.
MD : ce que j’ai contre les mères ? Tout.

Soit vos personnages féminins sont mères et destructrices, soit elles ne sont pas mères mais dévouées, naïves, sans grande personnalité. Est-ce que la férocité qui existe dans vos livres vous permet de vous libérer ?
MD :
pour moi, c’est évident. Je décharge ma noirceur dans l’écriture. Elle a un pouvoir d’apaisement très important.
MHL : ce n’est pas si clair pour moi. Il est évident qu’il y a une forme de tension dans tous mes textes qui est constitutive de ma façon d’être, c’est sûr mais je n’ai pas l’impression que la tension que je mets dans mes textes est ôtée à la tension que je mets dans ma vie. J’ai plutôt envie de dire que cela se nourrit. Dans les périodes où j’écris de façon très intense, je suis totalement invivable dans la vie, dans un état de tension extrême.
MD : je pense que tu as beaucoup d’énergie dans les moments d’écriture plus que de la tension.
MHL : j’aime bien ce terme d’énergie, qui veut dire étymologiquement être dans le travail, « ergon » c’est le travail. J’aime beaucoup ce mot et quand cela se passe je vis au-dessus de mes moyens. C’est merveilleux. L’écriture ne se joue pas en terme d’évacuation mais de surcroît d’énergie. Une lectrice qui avait lu deux de mes livres était venue à une rencontre, n’avait rien dit, seulement à la fin : je suis venue voir si vous étiez aussi sinistre que vos livres. Il y a quelque chose de la noirceur du monde qui échappe dans l’écriture.

Quels sont vos projets ?
MD :
un autre roman. Une femme qui a beaucoup vécu, divorcé plusieurs fois. Elle boit beaucoup, fume beaucoup, connaît beaucoup les hommes. Le thème sera le péché, la rédemption et la punition.
MHL : ce qui t’intéresse c’est la punition ?
MD : oui. Cela fait partie de mon optimisme. C’est un livre religieux à contrario. J’ai écrit la première partie sur le péché, je suis allée très loin, en essayant de ne pas m’autocensurer. J’ai écrit des choses extrêmement dégradantes mais je voudrais qu’il reste une histoire d’amour.

Et vous, Marie-Hélène, quels sont vos projets ?
MHL :
je suis dans une position un peu particulière puisque j’ai rendu un manuscrit sur lequel j’ai travaillé pendant dix-huit mois pratiquement. Le travail de langue et d’ajustement, de rabotage sur ce texte est à parfaire. Il reste à fixer la date de parution qui est encore dans les limbes. Ce sera un court roman. J’ai la quasi certitude de la publication de ce quatrième livre bien que j’ai tendance à ne croire que ce que je vois et ce que je peux toucher. J’ai deux projets très différents, assez précis, et je vais essayer pendant une période d’environ six mois de rester dans une position de distance par rapport à ces projets, de ne pas faire ce que j’ai fait jusqu’à présent, depuis sept ans, c’est à dire écrire tout le temps, avoir toujours un chantier ouvert. J’ai envie d’un moratoire pour une raison très concrète. J’ai de fortes lectures à conduire, vous savez de ces lectures qui font que je ne peux absolument pas écrire. Je voudrais relire Ulysse, revisiter certains textes de Richard Millet et Pierre Michon, tous ces auteurs qui m’empêchent de faire moi-même. J’ai envie de me nourrir de ces lectures, d’être dans une approche de ces deux projets qui peut-être s’en trouveront modifiés voire en perdront sens. Depuis que j’ai commencé à écrire c’est nouveau pour moi. Je ne vais peut-être pas supporter et dans trois semaines je serai à nouveau sur un texte. Je ne sais pas. C’est très ouvert.




Mercedes Deambrosis



Marie-Hélène Lafon

Photos © Jean-Luc Paillé

Bibliographies

Mercedes Deambrosis


Milagrosa
roman,
Dire Éditions, 1999
Buchet/Chastel, 2004


Un après-midi
avec Rock Hudson

roman,
Buchet/Chastel, 2001
Points-Seuil, 2006



Suite et fin
au Grand Condé

roman,
Buchet/Chastel, 2002



La promenade
des délices

nouvelles,
Buchet/Chastel, 2004
Points-Seuil, 2006



La plieuse
de parachutes

roman,
Buchet/Chastel, 2006



* * *



Marie-Hélène Lafon


Le Soir du chien
roman,
Buchet/Chastel, 2001
Points Seuil, 2003
Prix Renaudot
des lycéens




Liturgie
nouvelles,
Buchet/Chastel, 2002
Prix Renaissance
de la Nouvelle




Sur la photo
roman,
Buchet/Chastel, 2003
Points Seuil, 2005



Mo

roman,
Buchet/Chastel, 2004



Organes

roman,
Buchet/Chastel, 2006



Les derniers Indiens

roman,
Buchet/Chastel, 2008