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   Photo © Christophe Beauregard
Josée
Kamoun


« L'œuvre littéraire peut être traduite et retraduite de la même façon qu'une pièce peut être mise en scène différemment indéfiniment.
Il n'y a pas de vérité ultime du texte.
 »


Comment êtes-vous venue à la traduction  ?
Mon père, corso-sicilien parlait italien comme français ; ma mère qui avait des racines dans la France profonde (et était prof de philo) trouvait un grand charme au patois ; ma grand-mère maternelle était (déjà) angliciste ; disons que chez moi, on était sensible aux phénomènes de langue. Moi, j'ai « fait latin-grec » ; j'étais bonne : mon prof de terminale faisait lire mes versions aux autres classes pour leur faire deviner « original ou traduction ? » ; on me disait que je serais traducteur, un jour : ça me disait bien. Et puis un jour, un camarade de Paris III qui terminait sa thèse m'a proposé de signer un contrat de traduction pour le Seuil à sa place, il n'avait pas le temps.

Quelle a été votre première traduction  ?
Il s'agissait du livre d'un journaliste américain sur Versailles, passions et politique. J'ai accepté, c'était très agréable, écrit dans une langue limpide et élégante. Ensuite le Seuil m'a proposé un gros roman, qui m'a valu un prix ; voilà j'étais lancée.

Vous avez traduit des textes de Philippe Roth et de John Irving. Comment cela s'est-il passé ?
Incroyable mais vrai, ce sont deux auteurs qu'on m'a apportés « sur un plateau » ; je n'aurais d'ailleurs jamais osé les demander ; confiance, concours de circonstances aussi.

Lisez-vous les autres livres de l'auteur quand vous avez un texte à traduire ?
Oui…si j'ai le temps, s'il y a une thématique commune, un arrière plan commun, si le livre passe pour central dans l'œuvre de l'auteur, et puis…si j'en ai envie. Pour Virginia Woolf, j'avais déjà tout lu avant, par exemple. Roth, je n'ai pas encore eu le temps de tout lire, mais ça viendra.

Comment approchez-vous le texte à traduire, globalement d'abord, en lisant entièrement le texte, ou au fur et à mesure ?
Pendant des années, je ne connaissais pas les auteurs qu'on me proposait ; il fallait donc lire intégralement, et de près, le texte pour savoir si j'allais l'accepter. Vivre un an (en moyenne) avec un roman, ce n'est pas rien. Et puis seule une lecture globale permet de repérer les effets de composition, et certains problèmes fondamentaux. Ensuite il y a les cinq versions, voire plus pour certains passages. Mais aujourd'hui, avec Roth et Irving, je m'offre le luxe d'un premier jet de découverte ; c'est plus stimulant.

Comment intégrez-vous la musicalité des mots pour la redonner dans votre traduction ?
Une fois posée cette âpre vérité que l'anglais ne fera jamais la musique du français, pour des raisons rythmiques tout autant que phonétiques, on s'applique d'abord à entendre la musique particulière de chaque auteur, de chaque œuvre. Il y a quelques années, au cours d'une conférence au demeurant fort ennuyeuse, j'ai entendu la voix de Faulkner enregistrée. Il lisait un monologue de Vardaman dans As I Lay Dying ; il avait une voix un peu nasale, relativement haut perchée, et il lisait assez vite, dans une tonalité franchement bluesy ; j'en étais sûre ; ça s'entendait dans le texte ; je suis persuadée qu'on écrit aussi avec son corps, sa respiration, son timbre, presque. Quand je traduis Roth, j'entends sa voix, ses accélérations, ses ralentissements : ça, ça peut se traduire, en contrastant les longues et les brèves, en imitant les groupes de souffle ; ça se fait en partie d'instinct, si l'on est pas sourd. Une anecdote de traducteur. Il y a une dizaine d'années je travaillais pour Gallimard pour la première fois ; un texte de prose poétique, qu'on m'avait annoncé comme quasi intraduisible (même des traducteurs de poésie avaient déclaré forfait) On imagine ma fébrilité quand le coursier apporte le bouquin. Mon fils, qui avait dix-huit ans et qui était déjà bassiste, passe alors chez moi par hasard, s'empare du livre dont je viens de lui parler, et lit les pages d'ouverture. « Marrant, quand je lis ce bouquin j'ai l'impression de jouer de ma basse… » Ça m'a décidée, j'ai signé. Des années plus tard, je me retrouve autour d'une table avec l'auteur, et deux autres traducteurs dont notre hôtesse ; l'auteur a eu des compliments de la traduction par des journalistes français ; je lui raconte le passage de mon fils ; il se carre dans sa chaise et après un silence m'explique « Je suis contrebassiste, j'ai composé cette ouverture comme un morceau de basse. » On imagine notre tête, à nous, les trois traducteurs…

Comment se passe la réécriture du texte  ?
On rumine, on ressasse ; à la première version, on colle au texte, ensuite on s'en écarte de plus en plus ; on s'en approprie la substance ; vers l'avant-dernière version, on y revient. On lit le texte et sa traduction en parallèle. Il y a des passages plus épineux ; pour le texte dont je viens de parler, je crois que j'avais refait l'ouverture une trentaine de fois ; mais c'est tout à fait exceptionnel.

Comment allie-t-on fidélité au texte et distance pour recréer un texte cohérent ?
C'est toute la question ; c'est d'ailleurs la question que vous posent vos étudiants quand vous enseignez la version. Mais il n'y a pas de réponse unique, et malgré le formidable travail des traductologues, il n'y a même pas de théorie non plus. Ce qu'on peut dire c'est que littéralité n'est pas fidélité. Il faut établir une hiérarchie des priorités par rapport à ce que l'on comprend et ressent d'un texte ; ce qui fait que deux bons traducteurs opéreront des choix différents.

Quelles sont les similitudes et les différences entre chaque traduction  ?
Chaque texte est un univers en soi, avec ses réseaux, ses associations, son idiolecte, comme on dit. Dans votre propre langue, il en est ainsi des romans, et même du parler des gens. On se comprend, mais sans doute pas tout à fait au même degré. Il y a des traductions où tout résiste, presque rien n'est donné. D'autres qui s'imposent, malgré la profondeur et le richesse du texte. Un texte mal écrit est difficile à traduire, comme un mauvais danseur, qui n'entraîne pas sa cavalière.

Pour les contemporains, rencontrez-vous les auteurs  ?
C'est arrivé, mais à part Irving et Roth, pas si souvent. Mais j'ai toujours au moins correspondu avec eux ; maintenant par mail, c'est vraiment facile.

Est-ce nécessaire ? Est-ce une aide ?
Oui, c'est une aide ; j'ai parlé des priorités du traducteur ; si elles coïncident avec celles de l'auteur, ça n'est pas mal non plus…et puis parfois, il y a des mots ou des passages qui posent un simple (!) problème de compréhension.

Gardez-vous des contacts après la traduction ?
Ça ne s'est jamais produit ; je n'ai pas vraiment lié amitié avec un auteur, même si mes rapports avec Roth sont de grande confiance mutuelle, même si nous passons des heures à travailler ensemble, et même si j'apprécie autant sa gentillesse que son professionnalisme. Pour autant, si je ne le traduisais plus, je sortirais sans doute de son champ de conscience ; c'est son art, qui compte. Je le comprends très bien.

Vous traduisez des auteurs que l'éditeur vous propose. Vous arrive-t-il de proposer des traductions à l'éditeur ?
Non ; pas le temps de faire le boulot des agents, des « scouts » (qui sont une corporation active et influente) j'ai toujours eu deux métiers, voilà pourquoi.

Quelles sont les particularités de la traduction de textes littéraires  ?
Je ne traduis que ceux-là, mais enfin j'ai une idée quand même. L'œuvre littéraire est une œuvre d'art ; donc polysémique, d'abord, et devant le demeurer autant que possible (facile à dire, mais parfois le traducteur doit « prendre parti » pour un sens plutôt que l'autre parce que le mot correspondant à l'un des sens n'est pas polysémique en français ; par exemple « fair » en anglais = blond, beau, juste, équitable ; si l'anglais joue sur cette polysémie, le français, lui, sera bien obligé de choisir) ; l'œuvre d'art met en jeu des techniques qui lui sont propres ; en l'occurrence des figures de style ; elle a une composition qui est signifiante. Elle peut être traduite et retraduite de la même façon qu'une pièce peut être mise en scène différemment indéfiniment. Il n'y a pas de vérité ultime du texte.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet