Claude Pujade-Renaud à Port-Royal des Champs

Claude
Pujade-Renaud



Nouvelliste et romancière, Claude Pujade-Renaud est l'auteur d'une vingtaine de livres parus, pour la plupart, chez Actes Sud.



Le désert de la grâce se déroule de 1712 à 1719. Vous aviez déjà situé un roman en 1714, La Nuit la neige, dans lequel deux femmes jouaient un rôle important, l'une conseillère du roi d'Espagne, l'autre épouse de ce dernier. C'est une période qui vous intéresse particulièrement ?
En fait, dans ces deux romans, on trouve de nombreux retours en arrière, sur la deuxième moitié du dix-septième siècle notamment. C'est une période de centralisation absolutiste, celle opérée par Louis XIV, mais, heureusement, avec des îlots de résistance. Celui de Port-Royal, entre autres, et cette résistance est au centre de ce nouveau roman. C'est aussi une période faste pour la création littéraire et pour l'affinement de la langue. Aux yeux de Stendhal, les plus beaux textes de la langue française étaient les traductions de textes anciens menées à bien par les "Solitaires", ces hommes qui ont vécu en lisière du monastère de Port-Royal et qui furent de grands traducteurs et érudits mais également d'excellents pédagogues (avant d'écrire, j'enseignais...). En outre, des écrivains célèbres ont gravité autour de Port-Royal, Pascal et Racine notamment. Il m'intéressait de les évoquer, non pas directement, mais par l'intermédiaire de femmes : par exemple la sœur de Blaise Pascal, moniale à Port-Royal ; une femme copiste qui a travaillé sur le manuscrit des Pensées de Pascal et surtout par la voix de la fille de Jean Racine. Elle est le personnage central de ce roman : une fille en quête de son père. Elle mène une "enquête" sur ce père qu'elle a peu ou mal connu, et plusieurs personnages du roman lui servent d"'informateurs".

La relation des femmes au pouvoir est un thème qui vous intéresse également ? C'est d'actualité car plusieurs livres ont paru récemment sur la loi salique montrant comment les femmes en France sont écartées du pouvoir depuis plusieurs siècles.
Oui, et le sont encore... même si la loi salique n'est plus d'actualité ! Dans La Nuit la neige (paru en 1997), je m'étais intéressée à des femmes qui, à la fin du 17è siècle et au début du 18è siècle, ont joué un rôle politique, mais de façon officieuse, insidieuse : notamment la princesse des Ursins et Mme de Maintenon (on retrouve cette dernière, épisodiquement, dans Le Désert de la grâce). Dans ce dernier roman, je mets en scène des femmes qui, tout en professant l'humilité, exercent un pouvoir certain, comme abbesses d'un couvent notamment, et surtout s'opposent, avec leurs faibles moyens, au pouvoir du roi ou des évêques. Bien entendu, elles en payent le prix mais leur lutte, leur rigueur et la qualité de leurs écrits m'ont paru exemplaires.

Vous avez aussi écrit sur l'Antiquité. Le fait de situer des romans dans des époques différentes vous permet-il d'aborder différemment la narration ?
Non : le problème de la structure narrative se pose en lui-même, à chaque roman, quelle que soit l'époque de référence. C'est pourquoi, d'ailleurs, je ne considère pas ces romans comme des "romans historiques". Je choisis le thème parce qu'il provoque en moi une résonance, dans les registres de l'affectivité et de l'imaginaire : très probablement par une identification passagère à certains des personnages. Mais si le lecteur les considère comme des "romans historiques", pourquoi pas ?

Dans ce roman, vous abordez la question du lien entre le religieux et le politique, ce qui est aussi un phénomène contemporain. Considérez-vous que l'analyse de situations politiques passées pourrait nous aider à mieux comprendre la situation actuelle. Quel rôle peut jouer la littérature ?
Dans le temps même où j'écris, je n'ai aucun projet d'ordre "pédagogique" ou "politique". Si des lecteurs tirent par eux-mêmes "la morale de l'histoire" (ou de l'Histoire), cela me fait plutôt plaisir... La littérature peut, éventuellement, être éclairante à condition de rester essentiellement littérature, travail d'imaginaire et d'écriture.

Comment est née l'idée de ce roman (Le Désert de la grâce) et comment l'avez-vous construit ? Je suppose que vous avez effectué des recherches, comment cela s'organise-t-il dans l'écriture même du roman ?
L'idée est venue par la rencontre avec ce très beau lieu qu'est Port-Royal des Champs et plus encore par la lecture des textes issus de ce monastère comme des personnes qui ont gravité autour de lui. J'ai pu faire des recherches à la bibliothèque de la Société de Port-Royal ("lieu de mémoire" très intéressant), parfois sur des livres anciens ou des manuscrits (ou des copies) du début du 18è siècle. Le roman met en scène, précisément, une femme copiste de cette période qui a sauvegardé quantité de textes provenant du monastère. A partir de cette "mise en scène" en direct, j'évoque des personnages de Port-Royal ayant vécu antérieurement, au dix-septième siècle : ils racontent des fragments de leur histoire, en "je". Bien entendu, le projet était de conférer à ces évocations par flash back un caractère romanesque et nullement érudit. Donc d'"oublier" pour une part la documentation. Du moins de la digérer afin de la constituer en matière fictionnelle.

Combien de temps avez-vous consacré à ce travail ?
Presque trois ans. Cependant je me suis interrompue à plusieurs reprises pour écrire des textes courts sur les plaisirs de la nourriture et de la cuisine (Sous les mets les mots). Interruptions très agréables car elles se situaient dans le registre du plaisir, lequel n'est pas précisément une spécialité "port-royaliste"... C'était stimulant de quitter un univers gourmand pour revenir à l'austérité exigeante de Port-Royal. Et vice versa !

Dans Le Désert de la grâce vous parlez des absents : votre personnage Marie-Catherine Racine est en quête de son père Jean Racine et d'un manuscrit disparu. Les absents jouent-ils un rôle important pour vous ?
Sans doute l'écriture est-elle pour moi une façon de travailler sur l'absence, sans jamais pouvoir la combler bien entendu. Et donc il faut toujours recommencer... En écrivant ce roman, j'ai pris conscience que je n'en avais pas fini avec le deuil de mon père, même si j'avais publié en 1997 Le Sas de l'absence, un texte portant sur les dernières années et sur la disparition de mes parents. Avec Le Désert de la grâce, je me suis sentie à la fois proche de cette fille en deuil de son père et proche de ces femmes obscures qui contribuent à sauver les écrits et la mémoire de Port-Royal. Elles maintiennent un lien entre passé et présent, elles luttent contre l'oubli et la destruction. Mon travail d'écriture s'inscrit pour une part dans cette perspective.
Perspective déjà sensible dans mon précédent roman, Chers disparus (2004) : des femmes d'écrivains (Jules Michelet, Robert Louis Stevenson, Marcel Schwob, Jules Renard, Jack London) racontent, après la disparition de leur "grand homme", leur existence en la compagnie de celui-ci, tout en s'efforçant de préserver et faire publier les textes posthumes. Elles ont pu jouer ce rôle parce que la plupart avaient travaillé avec l'écrivain du vivant de celui-ci : souvent secrétaires, parfois collaboratrices ou, plus rarement, coauteurs. Et bien sûr, amantes, cuisinières, infirmières... Une fois veuves, certaines d'entre elles ont vécu avec un autre homme mais elles se sont toujours occupé des rééditions, de la publication des œuvres complètes ou des biographies. Ce qui me paraît la fidélité la plus essentielle.

Quel rôle peut jouer un compagnon dans la création littéraire d'une femme écrivain ?
Le même qu'une femme avec son compagnon écrivain : témoin, premier lecteur, alternant critiques et encouragements, celui par qui et pour qui on écrit. Contre lui aussi, parfois. Et s'il n'est pas en même temps cuisinier ou infirmier, à mon sens ce n'est pas très important...

Vous avez publié des recueils de nouvelles et des romans. Comment alternez-vous ces deux formes d'écriture ?
La coexistence de ces deux formes a tenu jusqu'en 2000 environ. Depuis, sans que je sache très bien pourquoi, je ressens moins le désir d'écrire des nouvelles. Cependant, dans la construction du roman Le Désert de la grâce j'introduis fréquemment des formes brèves : certains personnages, qui n'apparaîtront qu'une seule fois, viennent raconter leur petite histoire (rattachée bien sûr au déroulement narratif en continu). A la limite, on peut considérer ces "inserts" comme des nouvelles dans le roman.

Votre livre Sous les mets les mots (Nil éditions, 2007) allie littérature et gastronomie. Il fait partie de la collection "Exquis d'écrivains". Comment avez-vous conçu ce livre ?
Dans ce livre également, je suis revenue à des formes brèves. Celles-ci faisaient partie de la conception de cette collection, créée par Chantal Pelletier. Le principe est de demander à des écrivains de rédiger vingt-deux textes courts sur les plaisirs (ou les dégoûts et déplaisirs) liés à la gustation, la gastronomie, la cuisine, la table, etc. Ce qui peut susciter des nouvelles, des poèmes, ou tout autre forme courte. C'était à la fois contraignant et ludique, ce que j'ai vivement apprécié. Me sont revenus, de façon imprévue, des souvenirs d'enfance, sur ma mère et la nourriture par exemple (resurgit la question de la mémoire, de laisser affleurer ce qui a été "englouti"). Mais également, des souvenirs de voyage. Et je me suis amusée, par exemple, à écrire une nouvelle sur le thème de la couleur, en imaginant un repas amoureux dans des tonalités rouges, "à rebours" du célèbre dîner noir et funèbre de Huysmans.

Ce petit livre entre en écho avec votre univers d'écriture. Comment concevez-vous l'écriture d'un texte à contrainte ?
Il me semble que, de temps à autre, une contrainte extérieure peut se révéler stimulante. En tout cas, Chantal Pelletier sait diriger ses auteurs en alliant l'exigence et le cadrage avec l'incitation à l'invention. En outre, peut-on supposer, Chantal Pelletier m'a sollicitée pour cette collection parce qu'elle connaissait certaines de mes nouvelles antérieures, sur le thème du repas de famille par exemple. Ou parce qu'elle pensait que écrire sur la sensualité des odeurs, des couleurs, des métamorphoses dans la cuisine pouvait entrer dans mon registre. D'où "l'écho" que vous relevez. D'ailleurs, Chantal Pelletier encourage l'auteur à reprendre dans ces petits livres gourmands des thèmes, voire des personnages récurrents, présents dans ses autres titres

Avez-vous déjà une idée pour votre prochain texte, nouvelles ou roman ?
Non, aucune. Et parfois je rêve d'un univers éditorial où on ne serait pas obligé de penser en fonction de catégories déterminées, nouvelle ou roman. Je rêve...

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet 

Mise en ligne : Septembre 2007






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Le désert de la grâce)







Chers disparus