Christian
Viguié


Peintre, auteur de romans, de nouvelles et de théâtre, Christian Viguié est avant tout poète. Il a obtenu les prix Europe Poésie, Emile Snyder, Artaud, Max-Pol Fouchet...


Vous êtes poète, romancier, nouvelliste, peintre… votre palette artistique est large. Comment s’articulent ces différents modes d’expression ?
Je crois que les réponses que l’on peut apporter ont souvent raison a posteriori. On offre une lecture cohérente à une vie ou une œuvre qui ne l’était pas au départ. Je sais que depuis mon adolescence, j’ai essayé de valider une fragilité têtue, m’avouant inapte à m’inscrire et à assumer un quelconque rôle dans ce monde. J’étais un trop mauvais ouvrier pour prétendre travailler dans une usine où mon père et ses compagnons avaient passé plus de quarante années de leur vie, ainsi qu’un élève bien trop moyen pour envisager un quelconque avenir scolaire. Bref, j’appartenais à un paysage humain fort commun au sein duquel la sensibilité n’est pas un vecteur de réussite. Dans mon Decazeville natal, les ouvriers sensibles, les chômeurs sensibles… étaient d’abord des ouvriers et des chômeurs. Dans nos rangs, il y avait un manque de projection sociale qui touchait autant les filles que les garçons.
Donc, si l’on poursuit cette biographie du sensible, puisqu’elle n’entrait jamais en ligne de compte, ou alors sous la forme de faiblesse, elle ne pouvait apparaître qu’à travers un sentiment privé et surtout de manière indéterminée. Il n’y avait pas de captation sociale de cette sensibilité si ce n’est par le biais de la musique. Ainsi fleurirent de nombreux groupes musicaux, éphémères ou pas.
J’en reviens doucement à la question. Cette indétermination-là a joué, je pense, un rôle important. A cet âge, on saisit ce que l’on a devant soi, un pinceau, un stylo, une guitare…
J’ai pris une guitare et un harmonica, que je me suis payé, un stylo et des livres. Dans ce temps rimbaldien, on garde ce qui va nous faire aller le plus loin.
Ce désir flou de s’exprimer, sans que cela relève d’un projet mûrement réfléchi, se présente à la fois comme une limitation et une expansion du sensible. Il contient déjà ce paradoxe qui nous permet de creuser pleinement un mode d’expression sans se cantonner à cet unique moyen.
Bien sûr qu’il existe une orientation réelle dans le champ artistique. Mozart n’a pas fait le choix de la peinture et Rembrandt celui de la musique. Prédomine ce vers quoi on veut aller et cela dépasse la pauvreté ou la richesse des moyens.
Encore une fois, adolescent, on va là où va la vie, et cette vie a plusieurs formes qui ne se heurtent pas. Pour être juste, elles ne se heurtent pas jusqu’à un certain degré. Si le passage d’un type d’expression à un autre paraît évident, il commence à se compliquer par le simple fait que chaque champ s’autonomise, demande un travail spécifique et original. Il y a un temps où ses activités vont s’écarteler, fortement s’éloigner. Elles vont chercher chacune leur véritable consistance, leur bornage émotif et théorique ainsi que leur forme de dépassement.
Cela peut emplir la vie d’un homme. Cependant, il faut comprendre ce temps éclaté comme la naissance d’un mouvement plus ample, à l’intérieur duquel l’artiste travaille non seulement avec des matériaux divers mais surtout avec des durées différentes.
D’où l’on part, d’où l’on parle, peut nous aider à suivre ce fil d’Ariane.
En ce qui me concerne, c’est la poésie qui a irrigué tout mon travail. Je me souviens qu’une de mes tantes m’avait offert Les fleurs du mal de Baudelaire et Crime et châtiment de Dostoïevski. Une année où je fus brûlé par les mots – ce qui m’interdit de trouver les classes ou les amphithéâtres de la Fac. Suivirent Rimbaud, Apollinaire et bien d’autres… Comme je l’ai souvent dit, Apollinaire me fit passer du XIXe siècle au XXe siècle ainsi que Reverdy. Dès lors, la poésie a occupé toute mon existence et au-delà, tous les mots qui prenaient sens. Un vers d’Aragon, une phrase de Sartre, ou quelquefois d’un parfait inconnu, avaient ce pouvoir de fulgurer et de régner un long moment dans mon esprit. Voilà sans doute, les premiers rochers où j’ai pu m’amarrer.
Si la poésie a occupé l’entièreté de mon existence et l’occupe encore, elle m’a permis d’établir des liens féconds et parfois contradictoires avec d’autres modes d’expression. Je constatais qu’il y avait, par exemple, de véritables apories tant théoriques que pratiques entre le style synthétique de la poésie et le style analytique du roman. Je me souviens qu’à l’époque, je trouvais les romans trop bavards et que leur éploiement nuisait parfois à une certaine densité.
En même temps, lorsque l’on creuse la poésie, on y trouve d’autres pierres : la peinture, la philosophie, des phrases qui ont besoin d’une autre filiation au temps pour pouvoir s’émanciper, de la sculpture, tout ce que l’on voudra puisque c’est la matière qui rêve. De nouveau, les passerelles, mais cette fois-ci à partir d’une expérience plus profonde, capable d’engager tout ce processus contradictoire de manière riche et non plus aporétique.
L’essentiel du travail ne consiste pas à dire que des frontières existent entre les différents champs artistiques mais d‘explorer leur mouvance et leur perméabilité puisqu’elles ont en commun le fait de balayer les domaines sensibles de la pensée et du voir. D’ailleurs, l’histoire de l’art le prouve. Ce XXe siècle a intensifié le tissage entre la poésie et la peinture, ne serait-ce qu’avec les dadaïstes et les surréalistes.
La complexité provient de ce que ces articulations répondent à des nécessités internes et externes, à des degrés de maturation distincts, qu’elles réagissent et ne réagissent pas à l’immédiateté visible que l’on voudrait leur infliger. Un autre des paradoxes, et celui-là n’est pas des moindres, c’est lorsque l’on peut saisir ce lien tangible, cette interpénétration entre des domaines apparemment dissemblables. Visibles, ces liens affirment leur puissance de transformation créatrice en même temps qu’ils risquent de se figer et de ne proposer à la longue qu’un système. Là aussi, les exemples s’avèrent nombreux, les artistes ayant trouver un « truc », un peu comme le bouton d’un interrupteur qui n’éclairerait plus que la même partie de la pièce.
Je suis en train de vous avouer que je suis un voyant ou un voyeur qui avance les yeux crevés. Peut-être, aurais-je dû commencer par cela ?
J’ai l’impression que mes poèmes, dans leur façonnement, ressemblent de plus en plus à du Chardin ou à du Cézanne et s’émancipent du terrain poétique originel. Je sais que dans mon roman L’homme inutile, le traitement poétique a joué un grand rôle. Il a permis la destruction du schéma narratif classique au profit d’une forme plus adaptée à la problématique du héros. En art, il a toujours quelque chose qui veut jouer ailleurs et qui déborde…

Vous avez aussi réalisé un CD avec Bernard Noël. Quel rôle joue la musique pour vous ? Intervient-elle dans votre poésie, dans l’utilisation de la musicalité des mots et des rythmes des vers ?
Il ne s’agit pas d’un CD consacré à la musique malgré le nom d’un des participants : Henri Chopin. Il a été réalisé à partir des textes de poètes comme Serge Pey, Abdellatif Laâbi, Jocelyne François, Michel Seuphor, Pierre Albert-Birot, André Laude etc.
A ce sujet, je garde un souvenir assez précis des conditions de son enregistrement. C’est mon ami Pascal Cling (réalisateur de courts métrages, de documentaires…) qui se présenta avec un de ses acolytes, m’exposa brièvement de quoi il en retournait et me proposa de terminer le travail dans les plus brefs délais. A l’époque, nous habitions, ma compagne et moi, au rez-de-chaussée d’un immeuble dans un quartier extrêmement bruyant et nous n’étions pas à l’abri d’une pétarade de mobylette, des va-et-vient incessants des voitures, des discussions ou disputes assez courantes qui se passaient juste devant la fenêtre, jusqu’au bébé qui risquait à tout moment de se réveiller. Nous fîmes une seule prise. Il y eut comme un miracle. Cependant, même les miracles ont leur revers. Le poème souffre d’une diction trop rapide et il y aurait eu besoin de beaucoup plus de temps de silence. Le poème, comme le chant, n’intervient pas contre le silence mais intègre le silence avec lui.
A mon tour, de ne pas être trop rapide et de dévorer la question.
J’ignore quel rôle a la musique pour moi. Je sais que lorsqu’il y a musique, il ne subsiste rien autour. Je pense, par exemple, au violon de David Oistrakh dans le concerto pour violon et orchestre in D major de Tchaikovsky. Je le cite parce que je l’ai sous les yeux et c’est bien sous les yeux qu’il doit rester sinon je ne pourrais continuer mon propos. Il y a une dangerosité de l’absolu dans la musique. La grande musique nous excommunie, nous place dans un exil tourmenté et heureux. Paradoxalement, elle agrandit les espaces de silence.
Je ne suis ni mélomane ni connaisseur et il demeure facile de prouver que la musique, au contraire, nous réunit mais je pense que nous ne parlons plus tout à fait de la même chose. Est-ce que la musique nous met au monde ou nous enlève du monde ? Peut-être, les deux… En ce qui me concerne, j’ai plutôt l’impression d’un ravissement.
Déjà, on voit bien que prédominent deux façons d’envisager l’art. Soit en appuyant sur l’autonomie de chaque discipline, soit en envisageant et stimulant leur frontière commune.
Pour ma part, j’accepte ce flottement à condition, encore une fois, de préciser où l’on se situe. Aujourd’hui, je fais une différence fondamentale entre la musique et la musicalité. Les lignes peuvent bien sûr encore bouger. Il m’est impossible d’écouter les messes de Monteverdi ou du Jazz en musique de fond. Il n’existe pas de musique d’accompagnement. La musique emplit un espace sensible total ou alors elle n’est pas utilisée en tant que musique. Donc, impossible pour moi, de me concentrer lorsqu’il existe une intentionnalité mélodique.
Par contre, il m’est loisible de me servir de l’absence et de la mémoire plus émotive que rythmique de cette musique afin de poursuivre un certain état d’esprit propice à l’obtention d’un poème ou à la réalisation d’un geste précis dans un tableau. Les liens les plus forts se situeraient là. Je concède que cela ne m’est presque jamais arrivé. Mes textes ont produit leur musicalité propre. Ils l’ont trouvée en cherchant le sens. Rien d’original, si ce n’est que les mots se doivent d’être exacts tant dans leur tonalité que dans leur intention.
Je pense à ce récit – Le Jardin – avec cette sensation particulière qui m’amena à considérer une sorte d’orchestration tonale du sens. Ce texte tient aussi par une volonté musicale, et pour la première fois, celle-ci fut visible, non plus seulement concomitante, mais organisatrice de l’entièreté du récit. En voici le début :
« N’en déplaise à saint Augustin, la sensualité, c’est la grâce, le premier pas vers la grâce. Enfant, il n’y avait pas tous ces mots pour convertir le moindre émerveillement en certitudes. Se perdre ou se retrouver importait peu, puisqu’il y avait toujours cheminement. Il a donc existé un monde avant les mots où le sens obéissait à d’autres centres de gravité. J’ai longtemps habité dans une bogue, dans une pierre, dans le bruissement d’un arbre sans que cela relève de la magie… »
Le texte se terminait ainsi :
« Le soleil étincelait à l’intérieur de chaque être. Il était midi. »
S’il y a à organiser ce grand bruit juste que doivent être les mots, il faut qu’ils sachent se taire pour comprendre le chant du silence. Il me semble que ces ultimes phrases préparent à cela.

Votre roman Un homme inutile a pour thème la guerre de 14-18 et le retour à la vie normale ou plutôt le non-retour après l’épreuve terrible qui a été vécue. Rémi a été transformé par la guerre. Il n’est plus le même. Pourquoi ce thème de la guerre que l’on retrouve aussi dans votre recueil de nouvelles Guerres sur fond bleu ?

Je vais tenter de vous répondre en extrayant quelques vers d’un des plus beau poèmes de la poésie française du XXe siècle. Il s’agit d’Ailleurs ici partout de Paul Eluard.

«... Hier il n’y a pas longtemps
Je suis né dans les bras tremblants
D’une famille pauvre et tendre
Où l’on ne gagnait rien à naître
On parlait bas comprenait sourd
Ma famille est née de l’oubli
D’un peuple d’ombres sans reflets

Chaque jour les miens me fêtaient
Mais je n’étais à la mesure
Ni de moi-même ni des grands
Je n’avais pour but que l’enfance


Et puis l’injure me fut faite…
»

L’injure, dans mon enfance, ce fut ce monument aux morts, gris, imposant, que je croisais chaque fois que j’allais à l’école. Il répondait aux milles morts minuscules que je constatais lorsque je découvrais des coquilles d’escargots vides, des carapaces d’insectes – je me souviens de ces tremblements d’insectes pris dans les toiles d’araignées – jusqu’à ces agonies lentes de poissons jetés sans précaution dans l’herbe, le gibier que l’on nous rapportait parfois à la maison, toutes ces sortes de morts comme les volailles que l’on attachait à un clou qui s’ébrouaient et dessinaient un soleil triste de plumes. Cette perception de l’enfance, encore sans cohérence, totalement atomisée malgré la répétition des preuves, non inscrite dans la permanence, s’amplifiait de quelque chose d’autre sans que je sache en reconnaître la portée.
L’injure, c’était la mort qui advenait aux hommes et cette insoutenable absurdité lorsque celle-ci provenait de la volonté humaine. Cette injure se composa dans la lenteur à cause de sa traduction ambiguë. D’ailleurs, les morts appartenaient à une histoire où les hommes pouvaient encore mourir, contrairement à la nôtre. Je vivais encore dans l’immortalité.
Dans mon esprit, les vieillards étaient vieux à vie, comme moi, j’étais condamné à avoir le même âge.
Nous étions dans le milieu des années soixante, dans ce petit bourg de Penchot en Aveyron, et il faut avouer que l’on ne mourait pas. Il y avait bien ce vieux qui traînait la patte et faisait crisser le gravier bien avant qu’on ne le voie. Il nous intriguait et nous effrayait un peu à cause de ce pilon de bois, lourd et noir, sur lequel reposait sa jambe morte. Pour nous, il ressemblait vaguement à un pirate et nous l’avions accepté comme cela. Une curiosité supplémentaire nous apprit son presque nom : le père Blaquière. Lors d’un 11 novembre, je me souviens avoir observé son visage creux, son regard, et nous fûmes surpris lorsqu’il nous parla de ses copains. La plupart de ces vieillards n’avaient pas dépassé la trentaine d’années. C’était le temps qui était vieux, pas eux.
Rémi, lui a existé. Il a participé à construire mon personnage. Il avait de fortes moustaches blanches, tombantes, à la gauloise, des yeux myosotis, des mains rudes et calleuses de paysan, et comme costume, du silence qui nous empêchait de l’approcher. Sa vie s’arrête le 10 février 67. C’était le frère de ma grand-mère. Là, nous nous trouvons à deux ou trois kilomètres de Mirabel près de Caussade dans le Tarn et Garonne.
Aller au village à pied signifiait que l’on passait devant des champs de pêchers, de pruniers, de maïs, quelques vignes, derrière lesquels sommeillaient des masures isolées, ocre, avec leurs murs en terre. J’ai souvenir d’une de ces maisons qui baignait au milieu des taches d’ombre et de soleil, comme dévorée. Un chemin plongeait jusqu’à elle et se disputait deux grosses couleurs : le blanc des pierres et des flaques sombres provenant du feuillage des arbres. Au-dessus, il y avait du vert et du ciel. J’ai souvenir aussi que l’ombre s’est mise à bouger, deux silhouettes d’ombre, le mari et la femme. Je les ai attrapés, l’un parce qu’il était devenu, un invalide de guerre ; l’autre, par son prénom : Philomène. Après, je me rappelle de tout ce noir des habits lorsque l’on approchait de l’église. Tout le monde était habillé en beau et en noir.
Des Rémi Marty, j’en croisais sur la place, ressemblants et différents, comme s’ils étaient sortis en même temps de leur maison et de l’histoire. Et de nouveau le monument aux morts.
« Les noms bourdonnaient comme des mouches. Que renfermaient-ils ? qu’avaient-ils contenu ? De ces hommes, il n’en restait que des lettres, des mots que la chaleur avalait… »
C’est ce que je fais dire ou plutôt constater à Marguerite, la petite fille, dans le recueil Guerres sur fond bleu. Elle pense avant moi car elle s’est trouvée avant moi sur cette place de Mirabel, en 1925, à mesurer une absence visible.
Marguerite, c’est ma grand-mère. Elle a vu, comme de nombreuses familles, partir son père et son frère à la guerre. Son père mourra à peu près comme je l’ai décrit. Pour clore avec mon histoire familiale, mes deux arrière-grands-pères décéderont des suites de ce conflit. Poumons brûlés.
Une phrase identique que j’entendais en patois les réunit : « Ils sont partis pisser et ils en sont jamais revenus ! »
A travers cette nouvelle Marguerite et le roman L’homme inutile, je mets sans doute à jour des racines profondes et très anciennes qui constituent une bonne part de ma mémoire sensible. Cependant Guerres sur fond bleu, ne s’enferme pas dans une simple biographie émotive. S’il ne s’agissait que de cela, le sujet ne m’aurait point intéressé. Les guerres évoquées, celles des provinces chinoises au VIIe siècle avec le poète guerrier Kao Che, celles du XVIIe siècle que traversent Descartes et Georges de La Tour… n’ont pas pour but de renouveler un même type d’émotions à travers des âges différents. S’oppose à la violence de l’horreur, la puissance créatrice de l’étonnement.
On comprend bien que cet étonnement est à la hauteur de la réalité et qu’à travers lui se requalifie un autre monde où l’imaginaire social et poétique sont susceptibles d’actions.
Lorsque Galilée rend visite à son vieil ami Sinisgalli afin de lui redonner son luth, celui-ci lui explique qu’il a construit d’immenses cerfs-volants qu’il lâche de sa fenêtre. Dans les rues de Padoue « des insectes, des têtes d’animaux et d’hommes, des monstres avec des corps de viole, des bizarreries géométriques tentaient d’échapper aux lois de la pesanteur, aux fils savamment ou anarchiquement disposés où s’entrecroisait la mosaïque colorée de l’espace et du temps. »
Galilée vient tout juste de diriger sa lunette au-dessus de la religion des hommes, sans que ceux-ci s’en rendent bien compte. Cela ne l’empêche pas d’être ébloui par ce vieillard dont l’inventivité inoffensive détraquera à sa façon certaines règles immuables. Ne lui reproche-t-on pas à propos de ses cerfs-volants : « Mon voisinage m’a déjà dit que c’était un instrument du diable, car on ne doit rien placer entre les oiseaux et Dieu. »
Voilà peut-être une des réalités de Guerres sur fond bleu : un immense tutoiement que l’on adresse au monde. Immense donc joyeux.

Le silence et la mutité sont souvent présents dans vos écrits. Le silence est significatif, qu’exprime-t-il pour vous ?
Il existe plusieurs formes de silence et la mutité que vous évoquez me parait en être une forme obstinée. Je fais une différence entre le silence des êtres et celui des choses. Quoi qu’on en dise, le silence des hommes est bruyant. Il démultiplie les chemins et nous ramène à ce qui a été tu. Je crois avoir assez parlé de ces hommes de 14-18. Les morts comme les vivants sont revenus et ne sont pas revenus. On a bouleversé le tuilage des hommes et on a rationalisé l’horreur. On connaît la suite. Les camps de concentration, Hiroshima… Au cœur de ce silence douloureux, s’en cache un autre, beaucoup plus noir, génocidaire, se réappropriant les raisons d’une nouvelle guerre. Quel immense bruit que le silence humain…
Dans le roman Le Vieux Maître, je fais intervenir un ivrogne muet. « Le grand Sylvain est un papillon fermé et ses ailes l’isolent de ce que je nomme l’ici et le maintenant. » J’explique un peu plus loin, qu’« il gomme le monde avec du silence. »
J’aime ce personnage car il enrichit la palette des nombreux silences humains.
Revenons aux silences des choses. Dans le recueil Cheminements, passages, plusieurs sont interrogés. Je prends quelques poèmes au hasard :

« Lorsque le planchait craquait
et que le rouge du géranium
et du soleil débordait
l’énigme était que toute chose
était ce qu’elle est
glorifiant l’impassibilité du monde.
»

« Quelquefois penser
est un reflet de tout
de la porte qui grince
du chant et du silence
intimement liés
comme les pétales d’une fleur
de cette couleur
entre le ciel et la mer
concrète et indéfinissable
s’occupant à fonder
une langue qui manque.
»

« Pour que le réel soit le réel
tu demandes à la fenêtre
de ne pas être tout à fait la fenêtre
à la table de ne pas être entièrement la table
à l’ombre de ne pas s’incarner comme une ombre
copiant le papillon
quand il se pose
sur des choses.
»

Je pourrais démultiplier les exemples. Le même mot, qu’il soit nommé ou pas, désigne des espaces tellement dissemblables. J’ai dédié ce livre à Cézanne en ces termes : « Au travail lent de Cézanne
A sa montagne qui explose
pour redéfinir le nom même
de la montagne.
»
Voilà, j’ai voulu travailler comme Cézanne, avec ce silence qui peut être une couleur ou de la matière, la sensation d’un plein ou du vide, un élément qui isole et disloque les choses ou les réunit.
Décrivant un paysage familier « Des foins composés en meules/ des cabanes de chiens penchées…/ un peu d’éraflure/ sur le bord d’une ornière/ attendent que les délivre une écriture », Jean Follain réinterroge cette évidence que l’on a devant les yeux. Trop vus, les objets sombrent dans une somnolence ou dans l’oubli. La langue peut de nouveau les éprouver et les sauver. Or, quelquefois, il ne suffit pas de nommer une chose pour qu’elle s’installe dans la plénitude du réel. La résistance s’avère beaucoup plus rude. Les silences appartiennent au visible et la mutité est une des formes du visible, dégageant l’objet de sa saisie immédiate et disqualifiant par avance les multiples façons dont cet objet sera pris. Dès lors, on s’aperçoit que l’évidence fut d’abord une étrangeté. Que penser de ces objets qui s’émanciperaient soudainement, c’est-à-dire depuis longtemps, de leurs valeurs d’usage ? Dès que le monde s’extrait de sa foi perceptive ou de son oublieuse utilité toutes les formes du silence apparaissent comme des phrases nouvelles dont nous ignorerions encore les mots.
Que penser des compositions de Chardin, Verre d’eau et cafetière, Le gobelet d’argent, Raisins et grenades, La brioche, La table d’office, Le bocal d’olives etc., qui complexifient et simplifient à la fois ce que l’on nomme l’évidence, déplaçant les objets afin d’en souligner et d’intégrer leur étrangeté coutumière ?
Je crois que les silences sont les grands sculpteurs du réel. Non seulement, ils déclinent les expressions muettes d’un unique objet, instruisent et démultiplient les insondables rapports qu’ils entretiennent entre eux, mais ils décident de notre manière de comprendre et de ne pas comprendre le monde.

« Comme si les objets contenaient
leur propre certitude
d’être encore ce qu’ils sont
dans le regard
pour qu’on puisse les poser
au bord d’une fenêtre
avec tout ce bleu du ciel
avec ce désir de façonner
l’anse d’une langue.
»

Là, le silence est une extension. Il se mélange à la forme et à la couleur. Il se situe au départ et à l’arrivée, tente de rendre visible ou audible la syntaxe muette de la matière.
J’ai en mémoire Le verre d’eau de Francis Ponge et cette phrase : « Mais qu’est-ce que ce verre d’eau que je veux vous offrir ? » Ma prétention est fort peu éloignée. Comprendre le silence comme un rapport de la matière susceptible de réorganiser le visible afin que ce verre d’eau redevienne étrangement le même verre d’eau.

Le temps joue aussi un rôle important. Vous écrivez sur différentes époques et vos personnages parlent souvent de leur rapport au temps. Que représente le temps pour vous ? Le temps de l’écriture ? Le temps à travers les siècles ? Le temps d’une vie ? Les temps d’une vie ?
Si vous permettez, je vais répondre de manière brouillonne en invoquant deux amis. Le premier est décédé. Il s’appelait Jean-François Daveti. Nous étions compagnons de misère dans un Paris plein de miroitements, celui de la Seine, celui d’innombrables vitrines, celui des enseignes… Il y avait tout un or qui nous excommuniait mais bien moins que ces odeurs de bouffe que nous essayions d’éviter. J’allais quelquefois le retrouver au 50 rue Gay-Lussac dans un hôtel miteux où il s’avérait impossible de rester. Trop exigu. Un lit, une chaise à demi encastrée sous un minuscule bureau et à deux pas, une fenêtre branlante balayant un quart de la pièce lorsqu’elle s’ouvrait. Même problème pour la porte qui affleurait le lit. Une armoire mesquine et encombrante. Des livres sous et sur le lit, sous et au-dessus de l’armoire (à l’intérieur, ils bousculaient les étagères), d’autres gonflaient le ventre d’une valise. Il m’avoua que l’impossibilité de s’asseoir ailleurs que sur son matelas, le condamnait à sortir et à parcourir les rues de Paris. Pour lui, il s’agissait d’une victoire sur le malheur. Nous arpentions donc les artères parisiennes souvent avec un but défini. Il me proposait de traverser le XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, parfois le XIXe en invoquant François Villon, Baudelaire, Nerval ou d’autres poètes qu’il venait de lire. Les surréalistes, Eluard, Aragon ou Francis Ponge nous firent arriver jusqu’au présent. Drôles de voyages qui nous menaient jusqu’au labyrinthe d’aujourd’hui. Sans nier la réalité, nous étions étonnés de nous mouvoir dans ce siècle-là car il paraissait comme flottant, ou comme un manteau unique dont il fallait prendre l’habitude.
Le soir, nous nous quittions aux alentours de Saint-Michel et nous nous retournions plusieurs fois avant que l’un ou l’autre ne disparaisse entièrement.
Autre voyage, autre ami. Le trajet de la place Saint-Sulpice dans le 6e arrondissement à Rueil-Malmaison avec Serge Cabrol. Balzac, Maupassant, Flaubert, des personnages connus et inconnus que j’oublie… tout un gros siècle qu’il débusquait à chaque rue, avec des mois, des dates, des anecdotes, des bribes de discussions, des histoires précises, éclairantes, avec l’aide de façades de maisons et d’hôtels pour témoigner ; ou alors, recréant les passages, les ruelles, les bâtisses disparus, jusqu’à des trajets de fiacres… Nous étions au présent, dans le présent du passé mais toujours au présent.
J’affirme que nous sommes arrivés à l’heure à la maison, en revanche, il était beaucoup plus difficile de garantir l’année.
On constate qu’il y a invariablement un grain de sable entre le temps subjectif et le temps chronologique. Les personnages romanesques avalisent et se nourrissent pleinement de ce temps subjectif car la société ne les condamne pas au travail. Ils accomplissent un temps autre, non linéaire, à travers un maillage particulier et déterminé du sensible, expriment une durée dont ils sont à peu près les maîtres. Idéologiquement, nous pourrions parler d’un temps désaliéné. Cependant, le sujet, dans tous les sens du terme, n’est pas encore bouclé. Quelle que soit notre conception du monde, sans avoir lu Augustin, Bergson ou Einstein, quels que soient nos degrés de connaissance ou d’ignorance face à cette importante question, il faut avouer que le présent irrémédiablement, déborde de l’immédiateté dans laquelle on voudrait que nous nous reconnaissions. L’immédiateté est une mesure précise et aveugle du présent. Comment dire ? Dans l’instant où je vis, il existe un présent passif et un présent intentionnel, un qui sera lié à cette fameuse immédiateté, un autre qui s’intéressera à tous les possibles auxquels n’aura pas répondu pleinement ni le passé ni le présent ni le futur.
C’est ce deuxième temps que choisissent les personnages, celui qui ne s’engloutira pas, non pas parce qu’il y a une mémoire, mais parce que cette inscription du sensible est une inscription d’une réalité en train de se produire quel que soit le cloisonnement temporel.
L’unité du présent demande une temporalité plus vaste puisqu’elle s’inscrit dans le champ de ce qui advient et ce qui advient ne provient pas forcément de maintenant. Bizarrement, un personnage de 200 pages a une vie plus longue que la nôtre. En une heure et demie de lecture, il réalisera ce que nous esquissons, pressentons, abordons de manière atomisée. Il organisera une forme du possible à l’intérieur même d’un monde fini. A ce niveau-là, nous pourrions opposer le temps social historique à la durée, quelque chose que l’on va continuer malgré le caractère dispersif de la vie en société. Quelque chose a voulu durer et se comprendre. Le personnage romanesque est là pour le faire.
Il faut entendre le présent comme un entêtement, voilà pourquoi tous les siècles le contiennent. Le voyage à travers le temps nous permet de rétablir une histoire en dehors de l’histoire des vainqueurs. Lorsque nous évoquons Georges de La Tour ou Diderot, le Caravage ou un Rémi Marty, c’est d’autre chose dont nous voulons parler, d’une orientation concrète du sensible, d’un imaginaire englobant une réalité exploratrice et non tournée contre les hommes.
J’avais écrit quelque part que la littérature et l’art en général, se méfiaient de cette finalité partielle (idéologique, politique…) où se dissolvaient le commencement et le terme, comme si la fatalité d’un résultat pouvait absorber le champ de la nécessité.
« Je cherche l’or du temps » écrivait Breton. Les personnages que j’essaie de construire, me semble-t-il, tentent de répondre avec leurs moyens à cette injonction.
D’ailleurs, votre question contenait déjà le lieu et la formule : "les temps d’une vie". Sans doute, aurais-je dû commencer par cela. On touche le cœur du sujet.
Mes personnages ne s’inscrivent pas dans le temps cyclique grec, pas plus que dans la linéarité judéo-chrétienne.
Quelles que soient leurs époques, ils sont aux commencements du monde ou au commencement de tous les mondes. C’est même à partir de la plus extrême des banalités qu’ils découvrent l’existence d’un temps pluridimensionnel.
Ainsi le narrateur dans Le Vieux Maître : « ... Certains peintres ont besoin de plusieurs dates pour vivre. Georges de La Tour avant de brailler comme le marmot qu’il a été en 1593 a eu recours à une autre sage-femme. C’est un nommé Hermann Voss en 1915 qui l’a extirpé des entrailles de l’oubli. Ils ont besoin de plusieurs dates pour vivre et ont besoin de traverser plusieurs morts. »
Ce constat, il ne se l’applique pas encore à lui. Il n’en découvre que des éléments extérieurs, inopérants, alors que lui-même a traversé plusieurs époques, plusieurs temps distincts, pour accéder à l’actualité du présent.
De même que Michelangelo Merisi dans Pour les oiseaux ou pour les fous ou les derniers jours du Caravage : « ... Juste cette étrangeté de vivre qui nous saisit. Nous ne nous habituons pas, ni au temps qui passe ni à notre vie. Nous inventons le réel avant de le voir, l’explorons dans notre tête pour pouvoir le jouer ou le perdre. Nous nous étonnons d’habiter une parole ou de voir tomber la neige lente d’un cerisier… Toute cette légèreté.
Je crois que la coutume alourdit les choses. Elle donne du poids aux regards, aux objets, aux arbres, à la façon de se dévêtir et de poser ses vêtements sur une chaise. Il faut faire face à une vie utile. Une vie utile… La grande loi. Toute ma vie, je n’ai fait que déserter. J’ai déserté les mots lorsqu’ils n’avaient qu’un seul sens, les hommes et les femmes. Voilà en quoi nous sommes différents. Il n’y en a jamais du bruissement des sens. Comme si les rouges-gorges et les merles ne connaissaient qu’une seule note.
»
Le présent que l’on nous propose est trop étroit. Il se dévitalise. Étrangement, il renverse la fonction de la réalité en une fiction univoque. On demeure loin de la révolte camusienne et de cette condamnation à vivre afin de répondre à l’emprise de l’absurde qui imprègne la vie et la conscience humaine. Pour ces personnages, l’absurde n’est qu’un rapport de force que l’on a perdu, l’acquiescement de toutes les formes de la fatalité, et donc l’aveu de cet échec que l’on voudrait universel.
Mes personnages ne s’engloutissent pas dans les défaites. Ils ne parient pas sur l’espoir ou le désespoir, mesures trop fragiles et perméables à la religiosité du moment. Chaque mot compte. Chaque mot a compté. Ils savent que quelque chose a parlé chez Anaximandre, Rimbaud, Démocrite, Andreï Platonov… à travers la démocratie créatrice de l’amitié, à travers la commune de gens simples…

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet 

Mise en ligne : Février 2008












































































Peintures de
Christian Viguié
pour les éditions
Le bruit des autres