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Philippe BRAZ

La nuit des baleines



La cohabitation de plusieurs employés dans le même bureau n’est pas toujours facile, ni agréable, surtout qu’en général ils n’ont pas choisi cette promiscuité. Et c’est encore plus redoutable quand un chef partage et surveille cette intimité forcée.
La nuit des baleines se déroule intégralement dans un bureau où travaillent trois employés. Le problème de la présence du chef, ils l’ont résolu avant le début de la pièce. Son corps est allongé sur le sol, recouvert par un drap.

Marylin, la secrétaire s’est endormie, la tête dans ses bras, en écoutant le chant des baleines diffusé par son magnétophone. Elle ne sait pas ce qui est arrivé au chef.
Les deux autres sont des hommes, Barnabooth et Fennimore. Aucun n’exprime de regret. « C’était un agité. A la fin, surtout, il se surmenait. Il en faisait toujours trop. Trop de gestes, trop de mots, trop d’adrénaline. Nous lui avons apporté la paix, que d’ailleurs il ne cherchait pas. »
La question est de savoir ce qui va se passer maintenant.
Une fois admis qu’on ne peut pas défaire ce qui a été fait, que faire de ce corps encombrant ? Le jeter par une fenêtre ? Le ranger dans une armoire ?

Chacun est enfermé dans ses propres réflexions, sa propre logique.
Fenimore est obsédé par la nourriture et se régale des sandwiches préparés par sa femme. Ses rêves sont gastronomiques : « Je voudrais être la casserole d’un grand chef et me laisser prendre par la queue doucement, et mijoter pour lui. » Il n’a pas d’ambition professionnelle. « Je suis un petit, un tout petit zéro, plongé dans l’infinie multitude des zéros appointés, mensualisés, syndiqués. Je réclame le droit d’être un zéro tranquille et oublié de tous. » Il est convaincu de la vacuité de son travail dans une société asphyxiée par sa bureaucratie, ses réglementations et ses formulaires. Où trouver le temps de  répondre au citoyen qui s’adresse à l’administration ? « Comme si on avait que ça à foutre dans cette administration municipale ! Comme si on était suffisamment payés pour ça !!! Une réponse est un luxe de nos jours. »

Marylin, outre le chant des baleines, aime la poésie et se révèle sensible aux malheurs des autres. Quand elle se réveille et comprend ce qui est arrivé au chef, sa question est de savoir comment ils ont pu en arriver là. Pour sa part, elle ne supportait plus le langage qu’on lui imposait dans son travail, « un langage pourri, faisandé comme une carpe oubliée par un pêcheur sous la pluie », un langage « fait pour dissimuler, assimiler, simuler, avaler nous avaler tous ». « Nous ne savons plus penser, nous ne savons plus réfléchir, nous ne savons plus regarder, nous ne savons plus aimer… »

Barnabooth, lui, a tout du mâle dominant. Il réfléchit, cherche une solution, apostrophe les deux autres, lançant à Fenimore «  Tu es ce que tu es, un gastéropode et un criminel » et à  Marylin « Tu as une cervelle à peine plus grosse qu’une lime à ongle. » Il a le langage vif et la voix qui porte. Il ne cherche surtout pas à comprendre les autres. « Personne n’a à comprendre quiconque sur cette terre ! Comprendre, cela veut dire en d’autres termes : accepter, se résigner, s’affaler et s’éteindre. Nous sommes des hommes debout. Des hommes obtus et incompréhensibles. »

Et pendant que les trois employés brassent leurs réflexions, une stagiaire frappe à la porte pour entrer dans le bureau. De plus en plus fort au fil de la pièce. Le monde extérieur se rappelle ainsi au souvenir des trois personnages enfermés dans la pièce, dans leurs  questionnements et leurs joutes verbales.

Le texte est suivi d’un « carnet » qui décline des informations sur les baleines et les cachalots, sur la symbolique de ces géants marins, avec des regards vers Moby Dick ou Paul Gadenne.
Et ce carnet est lui-même suivi par des « appendices » comprenant un portrait de chaque personnage et un « état des lieux » évoquant la problématique de la pièce : « Ils voulaient se libérer coûte que coûte. Mais une fois le meurtre accompli, comment revenir sur ce qui a été fait. Ont-ils vraiment gagné la liberté qu’ils cherchaient ? »

Philippe Braz livre encore un texte fort, qui suscite la réflexion, l’interrogation sur nos propres fonctionnements, nos rêves, nos aspirations, nos déceptions, notre rapport au monde et aux autres, avec des personnages qui nous poussent dans nos retranchements en nous amenant à partager, selon les moments, les propos de l’un ou de l’autre.
De pièce en pièce, l’auteur construit une œuvre originale et cohérente. Nous l’avons rencontré pour en parler avec lui et vous trouverez cet entretien sur notre site.

Serge Cabrol 
(06/06/16)      



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Théâtre








Le Bruit des Autres

104 pages, 13 €




En couverture,
une gouache
d'Arthur Mihran












Philippe Braz
né en 1959, dramaturge, nouvelliste et poète, a déjà écrit une douzaine
de pièces de théâtre.



Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien
avec Philippe Braz


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