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David NAHMIAS, L’Amphion du Métropolitain Retour à la liste des textes inédits

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Aux accords d’Amphion, les pierres se mouvaient
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient,
L’harmonie en naissant produisit ces miracles
Depuis le ciel en vers fit parler les oracles.
Extrait de l’Art poétique, Boileau.

 Je conçois un autre Amphion, qui,
à force de faire sonner sa lyre,
remue les mots, qui sont
comme des pierres plus sensibles.
Alain, Propos – 1933

 

 

 

 

 

Amphion aime Paris comme le ventre d’une mère
qu’il craint de quitter
tremblant lorsqu’il atteint ses portes
ou traverse
comme pour accéder à une rive hostile
les boulevards des Maréchaux

Dans sa poche
La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France

recueil de voyages
qu’il parcourt dans le refuge des rames du métropolitain
entre MIROMESNIL et LA FOURCHE    
                 entre ÉTIENNE MARCEL et CHÂTEAU ROUGE
                              entre PONT MARIE et LES GOBELINS
Il récite :
J’étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers
et des sept gares1
Les seize mille lieues du lieu de sa naissance
lui provoquent un vertige qu’aucun garde-fous ne balise
Ne m’a-t-il pas confessé être parti une unique fois
hors des murs de Paris
 à 12 ans
pour Dieppe avec des écoliers de la communale
Là-bas il faillit se noyer

Sur le mur de sa chambre, Amphion a épinglé
un plan du Chemin de Fer Métropolitain
des années 30
Aucune ligne de son réseau
ne déborde des fortifications
Entremêlés autour des rives de la Seine
leurs trajets dessinent des courbes de couleur
qui vont mourir PORTE DE CLICHY
       PORTE DES LILAS
                 PORTE D’AUTEUIL
                                ou PORTE MAILLOT

Le long de ce réseau
roule son Transsibérien
sans le sifflement de la vapeur
et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Ici les vitres ne givrent pas
et on ne voit pas les plaines sibériennes
Ici on devine
au-dessus des tunnels
la tourbe parisienne
où poussent
les pavés de Paris
fleurs fossilisées
leurs pétales minéraux élimés
de piétinements de semelles

 

Les seize mille lieues qui l’éloignent
du lieu de sa naissance
tracent une spirale
qui de boucle en boucle
le ramène toujours
à son point ombilical
Il se souvient
« Je suis né du ventre de Paris
à seize mille lieues de la Sibérie »

Il ne peut contempler le Kremlin
comme un immense gâteau tartare
croustillé d’or
Seul le Sacré-Cœur
meringue blanchâtre
lui rappelle les pâtisseries légendaires de la butte Montmartre

Et défilent les stations
qu’une voix de corde raide
annonce et répète
pour ranimer le souvenir
de femmes oubliées
À CONCORDE elle est blonde les souliers blanchis
des poussières du jardin des Tuileries
À CHAUSSÉE D’ANTIN elle n’est jamais la même
et piétine rue de Provence entre deux portes d’hôtel
où à l’accueil
le patron distribue les serviettes
Aux INVALIDES elle est rousse
la neige sous leurs pieds
garde gravée l’impatience de leurs étreintes
puis se brouille de pluie et de boue 

Au-dessus des portières
les trajets lumineux
indiquent parfois les noms de villes étrangères
STALINGRAD
                        LIÈGE
                                     ANVERS
                                                              ROME
 
Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?

Il sait pourtant que rien d’exotique
ne peut le surprendre en sortant
de l’édicule Guimard il se trouvera entre deux immeubles parisiens
dans une rue pavée où résonnent encore
les talons des fantômes du passé

Pareils aux pas de Nerval qui se tairont à vingt centimètres
au-dessus du trottoir de la rue Vieille-Lanterne

Pareils à ceux d’Apollinaire de retour du Pont Mirabeau
dans le couloir de la station JAVEL
la tête couronnée d’une étoile sanguine
le visage blême comme sur une toile de Marie Laurencin
sous la voûte de faïence du métropolitain

Pareils à ceux de la petite Jeanne de France
sur la butte qui l’a nourrie
elle qui supplie à seize mille lieues d’ici
Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?

Oui, nous le sommes, nous le sommes

J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi sur mon cœur
Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
Et les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiant
Fait tournoyer

Au rythme de la rame
un accordéon libère ses arpèges
et trouble les songes des voyageurs
Les feuilles des journaux les enveloppent de mauvais présages  
et laissent des traces d’encre – ou de sang – sur leurs doigts

Lassé des sempiternels claquements de portes
des sonneries intempestives
du départ des rames qu’aucun regard ne suit ni ne regrette
des quais sans adieu et sans mouchoir
des tunnels sans risque de coups de grisou
Amphion va s’asseoir sous les affiches publicitaires
Au-dessus de lui les ailes d’un avion Easyjet le survolent
Il est dans la zone d’embarquement
Son vol est sans escale jusqu’à la prochaine station
et l’oiseau métallique a perdu ses empennages
Il rampe à présent sur des rails du métropolitain
chenille rêvant de papillons
De ses entrailles jaillissent
de petites Jeanne de France et de mauvais garçons
cherchant une correspondance
ou une voie de sortie
pour échapper aux caméras de surveillances
et à la monotonie des rames qui s’en suivent

Oh viens !
Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons
Le pays des mille lacs,
Les nuits y sont démesurément longues
L’ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur

Amphion referme la Prose du Transsibérien
Il regarde la voûte
où voltige l’aéroplane de Blaise
Les petites Jeanne de France éraflent de leurs talons
le quai de la station COURONNES
où il s’est réfugié sous les ailes d’un avion Easyjet
Elles ont de longues jambes
qui emportent ses désirs au pas de course
Les petites Jeanne de France remontent vers la nuit balisée de lumières
comme une piste d’envol
Elles cherchent un instant
vers où s’élancer
puis disparaissent derrière une porte cochère
C’est décevant  

Plus tard
sur un quai d’OPÉRA
des vautours déchus se regroupent
Leurs ailes repliées trainent jusqu’au sol
et leurs regards inquiets ne dépassent
jamais la bande blanche du quai
où est gravé un cri d’alarme
qui résonne sous la semelle des malvoyants
Eux ne se jettent sous aucune rame par gloriole
ils fêtent chaque soir
d’un vin mauvais partagé à la bonne franquette
leur chute des cieux comme d’autres leur Baptême

Amphion se mêle à eux comme l’opprobre à la mauvaise graine
puis les quitte pour retrouver
à NATION des mendiants et leur marmaille
qui comptent à même le sol
les monnaies moites d’avoir tenu dans les paumes
et les tickets restaurants froissés
Ils iront rue Mouffetard
ou rue d’Amsterdam
manger à même le plateau des frites et du kebab
ou alors au Mac Donald des grands boulevards
un Royal Cheese imprégné de ketchup

À son oreille avant de s’endormir
Blaise chuchote :
Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part
je pouvais aller partout
j’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone
et l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance
Et dans cette dernière rame
– la dernière d’une ligne de couleur entre deux portes –  
la tête posée contre la vitre
Amphion relit entre les stations
le même poème toujours recommencé
le même poème offert par la RATP
Un quatrain de Baudelaire
Une strophe que l’on pousse à un devenir populaire
Un poème que les petites Jeanne de France réciteront bientôt par cœur
Un poème que chanteront bientôt tous les voyageurs

                L’AURORE GRELOTTANTE EN ROBE ROSE ET VERTE
                S’AVANÇAIT LENTEMENT SUR LA SEINE DÉSERTE
                 ET LE SOMBRE PARIS EN SE FROTTANT LES YEUX
                 EMPOIGNAIT SES OUTILS VIEILLARD LABORIEUX

Parfois la rame s’immobilise pour réguler le flot humain
qui s’écoule dans les artères du Métropolitain
« Veuillez patienter Mesdames
          patienter Messieurs
                  pour régulation des rames
                           et des pulsions de nos âmes… »
ordonne une voix
qui tente avec nous de reprendre son souffle
puis – vague fantôme du Transsibérien –
s’ébranle le train-train de notre quotidien

Amphion tu aimes aussi les Montagnes Russes des lignes aériennes
lorsque ta rame te déloge de terre
– Christ ressuscité –
pour t’aveugler de soleil
ou de Paris By Night
Regarde en sortant à Passy ta belle « bergère Ô tour Eiffel2 »
Regarde « Le troupeau des ponts bêle ce matin3 »
Regarde les chambres aux battants grands ouverts
montrer le quotidien et ses travers
Regarde à cette fenêtre éclairée entre CHEVALERET et GLACIÈRE
le visage pendu dans la lumière
Tu récites :
J’ai toujours été en route
Je suis en route avec la petite Jeanne de France
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues

Lorsque tu rencontres
dans un couloir un des derniers
Plans Indicateurs Lumineux d’Itinéraires
vieux P.I.L.I.
                  P.I.LI.
aux trajets désormais erronés
tu aimes en appuyant sur les boutons des stations
PASSY
         DAUMESNIL
             LAUMIERE
                    CAMBRONNE
ou RASPAIL
voir jaillir un itinéraire en couleur
telle la fleur d’un bouquet de feu d’artifice
de belles vertes et rouges
de belles jaunes et mauves
Des passagers attardés
les regardent s’illuminer au-dessus de ton épaule.
Tu les sais rares ces P.I.L.I. P.I.L.I.
délaissés dans certains couloirs du réseau
Bientôt
comme la dernière vespasienne de l’avenue Arago
oubliée devant le mur de la Santé
soldat attardé encore en faction
ils ne seront visibles que dans les stations désaffectées
enterrées à jamais
à CROIX-ROUGE ou SAINT-MARTIN
Vieux P.I.L.I.
reliques du Chemin de Fer Métropolitain
où l’on peut lire l’avenir entre les lignes de leurs chemins

Amphion que sais-tu des voyages 
de la petite Jeanne de France
et de Blaise le fanfaron ?
Tes gares sont six pieds sous terre
et tes trains ne traversent que des paysages de catacombes et de vers luisants
Pour te distraire tu inventes des périples d’aventuriers
qui viennent avorter dans les salles d’attentes des gares parisiennes
 
Je t’ai vu Amphion
GARE DE L’EST où plus aucun train de guerre ne part pour le front
Je t’ai vu GARE DU NORD
rêver les yeux fixés sur les voûtes
comme sur un ciel étoilé de Scandinavie
Que faisais-tu à traîner ainsi
dans ces gares
d’AUSTERLITZ
         de LYON
                  du NORD
                           de l’EST ?
Attendais-tu que d’un wagon-lit Pullman
la petite Jeanne de France te jette son mouchoir
comme elle jetterait un dessous ?
Écoute elle récite et pleure
la Prose de Blaise et des quarante brigands  
J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs
qui revenaient de l’Extrême-Orient
et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme le fanal d’arrière,
Court encore derrière ces trains…

Tu es de passage
Amphion
mon frère d’errance.
Tu penses aimer ta ville et les profondes artères de son cœur 
comme on aime celui d’une femme
Écoute elle nous renvoie l’écho de nos pas solitaires
l’écho de nos voix lourdes d’alcool
l’écho de nos rires
Rue Froidevaux tu longes le mur du cimetière
les arbres frémissent au souffle des soupirs follets
qui s’échappent des tombes

Tu es de passage
Amphion
mon frère d’errance.
ensemble nous allons rue Emile-Richard,
les murs du cimetière du Montparnasse sont les remparts
où se cognent notre ivresse  
Tu ne devines pas, dans la tienne, la main offerte et chaude
de la petite Jeanne de France.
Sa paume est un corps nu, ses doigts, le mystère de ses caresses.
Il y a tant de lumière sur le viaduc de BIR-HAKEIM que tu baisses les paupières
comme tiré soudain d’un cachot
C’est sa voix qui te guide, son rire qui t’apaise
Je voudrais
Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jeanne de France.

© Encres Vagabondes & David Nahmias      



1 - Les passages en italique sont extraits de La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France de Blaise Cendrars, 1913.
2 - Zone in Alcools de Guillaume Apollinaire.
3 - Ibidem