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Enora BAYEC, Le train de 18h18 Retour à la liste des textes inédits

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C’était un vendredi soir et Paul rentrait chez ses parents. Il avait pris le train de dix-huit heures dix-huit, quai numéro cinq à Rennes et il se trouvait actuellement assis dans le wagon quinze, en première classe. Sa carte 12-25 lui avait permis de bénéficier d’une réduction supérieure à celle octroyée sur une place en seconde classe. Et il en était ravi car le vendredi soir le train est souvent bondé. De plus, il pourrait plus facilement étaler ses longues jambes et relire ses cours tranquillement. Il venait d’ailleurs de disposer ses cahiers de maths sur la petite tablette et s’apprêtait – sans grande envie, il faut bien le dire – à réviser sérieusement car ses partiels avaient lieu le lundi suivant. Et s’il voulait réussir son année... Paul s’étira avec ferveur pour se donner de l’entrain mais alors que le bout de ses doigts se rejoignaient au-dessus de sa tête penchée, il entendit deux femmes derrière lui murmurer :
– Si je t’assure, le président est dans le train.
– Tu en es sûre ?
– Oui, j’ai vu le premier ministre tout à l’heure.
Puis leurs voix se perdirent en chuchotements et en gloussements. Comme d’habitude, se dit Paul. De vraies filles, ces deux-là, incapables de finir une conversation sans ricaner alors que leur voisin essaie désespérément de comprendre ce qu’elles disent. Le président ÉTAIT dans le même train que lui. Waouh ! Sans perdre une seconde, il envoya un texto à Camille, sa petite amie qui devait venir l’attendre à la gare : « Tu devineras jamais, je suis dans le même train que le président. Je pars à sa recherche. Je te tiens au courant » suivi de deux smileys.
Paul entendit alors la porte du wagon s’ouvrir. Il se retourna instinctivement. Ce n’était que le contrôleur. Lorsque ce dernier s’approcha, il tendit sa carte 12-25 et ne put s’empêcher de demander :
– Dites, il parait que...
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que le contrôleur répliqua d’un air entendu :
– Il y est.
Paul attrapa son portefeuille et son portable – peut-être qu’il pourrait prendre une photo du président, qui sait même, poser à ses côtés ! – et entreprit de traverser les compartiments jusqu’au wagon-bar. Il se tenait régulièrement aux sièges pour ne pas tomber et laissait son regard traîner de côté. Rien. Il arriva à sa destination, fit la queue devant le bar, regarda les propositions du jour et opta pour un café. Accoudé à l’une des tables, il trempait distraitement son stick de chocolat au gingembre dans sa tasse et se demandait où pouvait bien se trouver le président. Il ne voyageait quand même pas en seconde ?
Il refit le chemin inverse, encore plus concentré. Toujours rien. Il allait se rasseoir à sa place lorsque, pris d’une idée soudaine, il avança jusqu’au bout de son propre wagon. Il était là. Dans un carré. Tout au bout !
– Bonjour, dit-il, bafouillant, et il sentit qu’il devenait rouge pivoine.
– Bonjour, répondit le président levant brièvement les yeux du dossier qu’il étudiait. Les ministres qui l’entouraient, hochèrent la tête en souriant.
– Je... et pour se donner une contenance, Paul esquissa un sourire et poursuivit son déplacement jusqu’aux toilettes où il s’enferma.
– Allo, Camille, c’est Paul. Non, je ne peux pas parler plus fort. Je suis dans les toilettes juste à côté du président. J’ai été complétement ridicule. Je suis devenu tout rouge. Non, j’ai pas osé demander pour la photo. Je me suis grillé, je ne peux pas repasser devant lui et lui demander maintenant...
Soudain, Paul fut propulsé contre la porte. Le train s’arrêta dans un grand bruit de frein. Il ramassa son téléphone qui s’était éteint, se releva, secoua ses vêtements et, la main posée sur la porte vitrée le séparant de son wagon, il écouta le message délivré par le conducteur :
– Bonjour à tous, je suis le conducteur du train. Nous sommes actuellement arrêtés en pleine voie. Pour des raisons de sécurité, nous vous demandons de rester assis à vos places et de ne pas essayer de descendre sur les voies Le contrôleur va passer dans les wagons pour vous donner la marche à suivre. La SNCF et son équipe vous prient de les excuser pour la gêne occasionnée.
Puis, il poussa résolument la porte et avança, droit, vers son siège. En passant, il jeta un coup d’œil à l’équipe présidentielle qui ne l’aperçut même pas. Elle semblait préoccupée par l’incident. La ministre de la justice -qui était vraiment aussi jolie que sur les photos -était penchée vers le premier ministre et lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Son escarpin à talons soulignait gracieusement sa cheville qu’elle avait très fine et ses cheveux détachés retombaient sur son tailleur gris. Paul baissa le regard vers ses propres chaussures maculées de terre et s’esquiva vers sa place.
Il ferma son cahier de maths et attendit. Peut-être qu’on les ferait descendre du train et là, pendant qu’ils attendaient, il pourrait subrepticement prendre une photo ou même, s’il en avait le courage, poser avec le président en plein champ... Une photo champêtre.
Il envoya un nouvel SMS à Camille. « On est arrêté en pleine voie. Je risque d’avoir du retard et de ne pas très bien capter. Je te tiens au courant. »
Le premier ministre passa devant lui et derrière la porte vitrée, Paul le vit discuter avec le contrôleur. Il prêta l’oreille pour surprendre leur conversation et pesta contre les deux péronnelles qui se trouvaient derrière lui et à coups de grands éclats de rires, commentaient l’enterrement de vie de garçon du mari de l’une d’elles... Mais quelle futilité, pensa Paul qui, lui, voulait s’immiscer dans le plus petit des secrets d’état. Qu’allait faire le président arrêté en pleine campagne ? Paul s’imaginait déjà qu’ils devraient évacuer le train. Il proposerait galamment son bras à la ministre de la justice afin qu’elle ne salisse pas ses escarpins en descendant puis, après tout, il connaissait bien la région, le scénario était envisageable, si l’attente devait durer, il proposerait au président de lui faire visiter les champs alentours. Dans la conversation, il lui glisserait ses réflexions sur les dégâts de la culture intensive, lui ferait deux ou trois propositions pour améliorer la situation de l’eau en Bretagne. Il savait se montrer convaincant et ses idées n’étaient pas si farfelues. Qui sait, peut-être qu’il parviendrait à le séduire et qu’il lui proposerait un poste dans son gouvernement ? Il saurait se montrer indispensable et bien vite, il deviendrait le symbole de la jeunesse volontaire et déterminée. Oui, enfin bon, pour cela, il faudrait d’abord qu’il parvienne à vaincre sa timidité, qu’il gagne en assurance. C’est ce qu’on inscrivait sur ses bulletins scolaires depuis qu’il était en CP. Il avait déjà participé à plusieurs stages de remédiation théâtrale comme on les appelait. Il apprenait à lancer sa voix comme un ballon de rugby, à se prendre pour un roi, à devenir une baleine qui sort de l’eau et pulvérise tout. Cela avait fonctionné un temps mais tout au fond de lui résidait la peur panique de devoir prendre la parole en public. Paul en était là de ses rêveries quand la voix du conducteur s’éleva de nouveau
– Mesdames et messieurs, l’équipe de la SNCF vous informe que nous allons devoir...
On se serait cru sur le quai du RER B à Châtelet-les Halles aux heures de pointe. C’était curieux dans un TGV. Autant les usagers du RER étaient habitués à ne saisir que partiellement les informations qu’on leur délivrait – elles étaient systématiquement interrompues par une défaillance technique ou le passage d’un autre train – autant les usagers du TGV avaient l’habitude d’entendre jusqu’au bout ce qui se disait. Un certain agacement parcourut d’ailleurs le wagon :
– Qu’est-ce qu’ils ont dit ? On en a pour combien de temps ? J’espère que je serai remboursé. C’est inadmissible le service public, toujours en retard...
La litanie des complaintes commençait. Paul essayait de percevoir les réactions du carré présidentiel mais en vain. De nouveau, la voix du conducteur s’éleva dans l’air confiné du wagon :
— Mesdames et messieurs, nous vous prions de nous excuser pour l’interruption du message précédent. Nous allons devoir patienter trois quarts d’heure environ le temps de vérifier les voies. Nous vous rappelons qu’un wagon bar est à votre disposition pour étancher les petites soifs et assouvir les grandes faims. Et cela fait toujours passer le temps...
Tiens, il innove se dit Paul qui décidément ne se concentrait pas beaucoup sur ses révisions. Il vit arriver un groupe de jeunes gens qui discutaient bruyamment et lançaient des coups d’œil vers tous les sièges.
– C’est bien dans le wagon 15 ?
– Oui, oui, avance.
Une pointe de jalousie le transperça. L’info avait circulé. Tout le monde savait que le président était là et ils allaient profiter de l’arrêt du train pour venir poser avec lui.
— Bonjour monsieur le président, nous sommes ravis de vous rencontrer. Est-ce que vous pensez qu’il serait possible de poser avec vous pour une petite photo ?
— Mais avec grand plaisir.
Tout sourire, le président s’était levé et prenait la pose. Deux jeunes filles, collées à lui, le tenaient par la taille – si sa femme voyait cela ! – puis celui qui prenait les photos déclencha le retardateur, posa l’appareil en équilibre sur l’un des accoudoirs et vint prestement rejoindre le groupe. Ils lui serrèrent la main avant de repartir.
Il faudrait que je me lance. Je ferme les yeux, je compte jusqu’à cinquante et à cinquante, j’y vais. Paul en était à quarante-sept lorsqu’un couple enlacé s’avança en chuchotant.
– C’est lui, je le vois.
Mais c’est pas vrai !
– Je serais très honoré si vous vouliez bien poser avec ma femme demanda l’homme dans une quasi révérence.
– Mais certainement.
– Et si vous pouviez me dédicacer ce petit morceau de papier aussi.
Paul cacha son visage dans ses mains. Mais pourquoi n’osait-il pas ?
Après le couple enlacé, ce fut une grand-mère avec ses deux petits-enfants.
– C’est l’anniversaire de ma fille la semaine prochaine. Elle vous aime beaucoup, elle a voté pour vous. Elle sera tellement surprise, j’ai hâte de lui montrer la photo. Ils s’appellent Charles et Élise, ajouta-t-elle en poussant les enfants dans les jambes du président qui leur tapota la tête et s’installa pour une troisième photo.
C’est décidé, le cinquième, ce sera moi ! Et pour entériner sa décision, Paul envoya un texto à Camille. Ses doigts dessinaient des figures géométriques sur le clavier de son téléphone portable et instantanément, la machine reconnaissait les mots qu’il voulait employer – avec quelques ratés cependant, il dut corriger Camille devenue camée. Il appuya sur la touche envoyer. Puis il attendit en classant distraitement ses cours de maths. Et si personne d’autre ne venait ? Il ne pourrait jamais être le cinquième. Peut-être qu’il devrait y aller tout de suite ? Non, sa décision s’était arrêtée sur le chiffre cinq, il n’avait plus qu’à être patient.
Enfin, un vieil homme, l’air distingué et érudit, s’avança. Contrairement aux autres, il chuchotait et Paul, même penché et l’oreille aux aguets, ne parvint pas à entendre ce qui se disait. Il resta un certain temps dans le carré du président puis il repartit.
C’est à moi, ça y est ! Le cœur de Paul palpitait, il avait les mains moites. Il humecta le coin de son mouchoir et entreprit de nettoyer rapidement ses chaussures poussiéreuses. Il hésitait. Était-il préférable qu’il rentre sa chemise dans son pantalon ou pouvait-il la laisser ainsi sur son jean ? Il décida de ne rien changer. Rapidement, il répéta ce qu’il dirait et se leva avant de ne plus en avoir le courage. Il compta ses pas, il y en avait quinze jusqu’au président. Il était face à lui.
– Bonjour Monsieur le président, je voulais savoir...
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Ce ne fut pas le conducteur qui l’interrompit mais le président lui-même.
– Mais putain, c’est pas possible, ils ont tous décidé de me faire chier aujourd’hui, éructa-t-il dans un grand fracas de dossier. Dans le wagon, le silence se fit. L’entourage du président observait, incrédule :
– Ce que le président voulait dire, c’est qu’il est un peu occupé pour le moment...
C’est à cet instant précis que le train redémarra. Lentement, Paul fit demi-tour. Tout le monde le regardait. L’état de grâce venait de s’achever.


© Encres Vagabondes & Enora Bayec