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Patrick OTTAVIANI, Un raté peut en cacher un autre Retour à la liste des textes inédits

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Personnages

Un guichetier SNCF, la cinquantaine
Un voyageur, la cinquantaine

Décor

L’action se déroule dans une grande gare parisienne.
Un guichetier est en poste derrière son habitacle vitré.
Un voyageur s’approche pour acheter un billet de train.

 

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Le voyageur : Bonjour ! Je voudrais un aller Paris-Nice, s’il vous plaît.
Le guichetier considère le voyageur sans bouger.
Le voyageur : Le TGV B691 de 9 heures 25.
Le guichetier n’obtempère pas ; une ou deux personnes patientent derrière le voyageur.
Le voyageur : Monsieur ?
L’air indifférent, le guichetier jette des coups d’œil furtifs au voyageur.
Le voyageur : (se racle la gorge) : Monsieur, vous m’entendez ?
Silence.
Le voyageur : Votre hygiaphone a un problème ?
Silence.
Le voyageur : (voix douce et soucieuse) : Monsieur ! Monsieur ! Ouh ! Ouh !
Le guichetier : Oui ?
Le voyageur : (en articulant) : Ah ! J’ai cru qu’on était coupé. Voilà, je souhaiterais acheter un aller Paris-Nice.
Le guichetier : Je ne peux pas vous servir.
Le voyageur : (rire léger) : Pardon ?
Le guichetier : C’est relatif à votre tête monsieur !
Le voyageur : Vous vous fichez de moi.
Le guichetier : Approchez pour voir.
Le voyageur (perd patience) : Vous êtes insolent, monsieur !
Le guichetier dévisage le voyageur.
Le guichetier : A présent, j’en suis sûr.
Le voyageur se frotte machinalement le visage.
Le guichetier : C’est impossible !
Le voyageur : Impossible quoi !
Le guichetier : Votre tête ne correspond absolument pas au billet !
Le voyageur (exaspéré): C’est quoi ct’esbroufe ! (prend à parti les personnes qui s’agglutinent derrière lui) Vous avez entendu… vous êtes témoins !
Par l’hygiaphone, le guichetier lui fait passer un miroir.
Le guichetier : Tenez, regardez qui vous êtes !
Le voyageur refuse le miroir et sort sa carte bleue.
Le voyageur (nerveux) : Allez, mon billet… et vite !
Le guichetier (insistant): Juste un coup d’œil ! Ça ne vous prendra qu’une petite seconde.
Le voyageur (sidéré): Non mais quel manque de respect ! Votre attitude est insultante monsieur, appelez-moi votre chef !
Le guichetier : Y en n’a pas !
Le voyageur (à bout de nerfs): Ça vient mon Paris-Nice… dernière sommation avant que j’explose votre guérite ! (regarde sa montre) Et fissa ! Le train part dans 10 minutes.
Le guichetier : Désolé si c’est tombé sur vous, mais votre bobine est tout à fait signifiante.
Le voyageur : De quoi parlez-vous ? Je suis un voyageur, on est bien d’accord ! Je souhaite partir en vacances… me reposer… et pour ce faire, j’ai besoin d’un billet de train… pour me déplacer d’une ville à une autre ville.
Le guichetier : C’est fou votre bobine !… (il se tient le menton, réflexif) Ah ! Ça va me revenir ! Je savais que je devais vous faire rater votre train (triomphant, il consulte sa montre, se lève de son siège, compte sur ses doigts) Quatre, trois, deux, un, zéro… (se frotte les mains) Vous l’avez raté !
Le voyageur : Un cinglé ! Au-secours ! (prend les voyageurs à témoin) Un malade messieurs dames !
Le guichetier : Je suis vraiment désolé ! Si vous saviez comme j’ai la haine de mon travail, le même depuis 27 ans, 7 mois et douze jours… et la retraite (tend le bras) invisible à l’horizon.
Le voyageur (abasourdi) : Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?
Le guichetier (insistant) : Ecoutez voir monsieur ! Si je vous dressais un bilan de ma misère de solitaire, vous n’en reviendriez pas. Je suis un individu déboussolé ! Evidé de sa substance. On me demande à longueur de journée des Paris-Nice, des Paris-Nice et des Paris-Nice… et moi, derrière ce carreau (il tape dessus) Ce bon dieu de pare-brise ! (réfléchit) Vous voulez que je vous dise monsieur! J’ai des bouffées de bonheur à l’idée de vous avoir fait rater votre train. (il se lève, tourne sur lui-même dans l’habitacle). Je nage dans la joie… Et cette file derrière vous qui s’allonge (à part lui) Tu as osé ! (désigne les voyageurs à la queue-le-leu) Regardez-les ces petits soldats obéissants ! (ému) Ces citoyens bon enfant ! Pas de bruit, pas de vague, on respecte les consignes de la société dirigeante. (un grand soupir) Tout n’est qu’illusion monsieur !
Le voyageur (après un silence): Vous avez disjoncté ! Je ne vois pas autre chose. Vous êtes en train de nous faire un pétage de plomb.
A ces mots, le guichetier, hors de lui, ouvre la porte de son habitacle, sort dans le hall de la gare, avant de se mettre à hurler.
Le guichetier : Allez-vous faire foutre avec vos Paris-Nice. Qu’on me mette à la retraite pour pénibilité aggravée !
Le voyageur compatissant s’approche du guichetier, le prend chaleureusement par les épaules.
Le voyageur : Je vous comprends monsieur le guichetier. Votre travail n’est pas très valorisant et vous avez la misanthropie à vif… votre petit frère humain, vous le haïssez, dites-moi si je me trompe ! (le guichetier hoche la tête, les yeux humides) Oh, comme je vous comprends ! Zavez résisté au progrès de notre civilisation et à la horde de ses effets secondaires. Vous êtes un héros, monsieur, si je puis me permettre… Sans doute êtes-vous un alcoolique discret ? Et votre foie jongle avec la cirrhose (lui tapote le ventre)…Il faut bien s’auto-aider, n’est-ce pas ! Ou il vous faut le secours des cigarettes ? Une cadence de 80/jour. (prend la main du guichetier) Vos doigts sont jaune-noir ! (lui tapote la poitrine) Mais vos branchies ont résisté au goudron…
Il lui lève les bras en l’air en signe de triomphe, marque un temps, souriant. Vous voulez que je vous dise, monsieur : Vous êtes un raté magnifique !
Le guichetier : Moi?
Le voyageur : Oh, oui ! Vous.
Le guichetier (timide): J’en avais l’intuition.
Le voyageur (lui flatte les épaules) : Vous êtes un diamant ! Une perle. Un raté inclassable. Et si le guide Michelin des ratés existait, en paraphrasant un certain Audiard, vous afficheriez les 3 étoiles.
Le guichetier : Merci pour votre compassion !
Le voyageur (modeste): Oh, c’était votre chemin ! Vous n’y êtes pour rien. (s’adressant aux voyageurs qui piaffent d’impatience) On peut lui faire un tonnerre d’applaudissements, vous savez ! (complice, au guichetier) Regardez-moi ce troupeau de moutons ! Ces grégaires qui viennent vous claironner au creux de l’oreille des « Oh moi vous savez, je me suis adapté à la société mondialiste, on en tire des bénéfices… J’ai ma maison aujourd’hui. Mes traites sont payées et je prends des cours de peinture pour devenir artiste. C’est mon p’tit côté rebelle ! (haut et fort au guichetier) Et leur requête, quand ils viennent vous supplier, c’est quoi ?
Le guichetier :Des Paris-Nice !
Le voyageur : Eh oui, des Paris-Nice ! (un silence) Seulement vous ! (il prononce les mots lentement, avec insistance, en regardant le guichetier droit dans les yeux) Vous êtes un honnête homme. Comme un enfant maltraité, vous avez résisté… Combien d’années, m’avez-vous dit ?
Le guichetier : 27 ans, 7 mois et 12 jours.
Le voyageur (enthousiaste) : C’est de l’ordre de l’exploit olympique !
Le guichetier (modeste) : Je ne m’en suis pas rendu compte.
Le voyageur : Le temps use. Le temps vous a usé monsieur ! Le temps qui passe nous use à petit feu. Quel exploit, mon ami ! Presque trente ans derrière ce cloitre vitré. A les sentir venir jusqu’à vous, les yeux ivres de French Riviera (confident). L’espèce humaine est profondément égoïste monsieur.
Le guichetier : Vous croyez ?
Le voyageur (avec une énorme autorité) : Et elle a la trouille !
Le guichetier : Vous êtes sûr ?
Le voyageur : Certain !
Le guichetier : Alors ça !
Le voyageur (caresse l’épaule du guichetier) : Vous êtes un raté exceptionnel. Un champion du monde ou un extraterrestre ! Au choix. En tout cas, un raté qui a bossé dur pour y arriver et récolte les fruits de sa misère.
Le guichetier (dubitatif) : Vous ne vous moquez pas ?
Le voyageur (lui tapote amicalement les épaules) : C’est magnifique, non !
Le guichetier : Vous m’aviez deviné ?
Le voyageur : J’ai le flair de mon prochain.
Le guichetier (confident) : Vous voulez que je vous dise !
Silence.
Le guichetier (poliment, simplement) : Il m’arrive d’écrire des poèmes.
Le voyageur (malicieux): Non !
Le guichetier : Si ! Comme Baudelaire et Apollinaire, mes deux poètes préférés.
Le voyageur : Vous les écrivez le soir, après la télé.
Le guichetier (fier de lui) : Tout juste ! Des poèmes, à partir de mes rêves où les TGV Paris-Nice déraillent.
Le voyageur (réfléchit longuement) : Confidence pour confidence, vous savez qui je suis ?
Le guichetier (interloqué): Un voyageur qui partait pour Nice !
Le voyageur (soudain exaspéré) : Ecoutez ! Je suis un moniteur d’auto-école monsieur (s’énerve, défonce sa valise à grands coups de pieds, rugit comme un fauve) Et j’en ai marre ! Marre de répéter chaque jour à des nuls, « Tournez à droite… Non on ne klaxonne plus en ville, loi du 18 avril 1971… Au rond-point, vous mettez votre clignotant… A quoi faut-il penser quand on arrive à un STOP… »  Moi ça fait 31 ans, 3 mois et deux jours que c’est l’enfer monsieur… et c’est pour cette raison que j’allais, entre guillemets, me ressourcer à Nice.
Silence. Les deux hommes se regardent.
Le voyageur (doctoral et exaspéré, le doigt en l’air) : Temporairement parlant, je suis un plus grand raté que vous. (plus calme) Et merci de m’avoir fait manquer mon train ;
Le guichetier (compatissant): Je vous avais pressenti tout à l’heure devant le guichet… J’avais flairé un trèfle à quatre feuilles, un type dans mon genre, se débattant dans le grouillement du genre humain.
Le voyageur : Vous m’avez sauvé !
Le guichetier : Quand on peut aider.
Le voyageur (dégoûté, effrayé) : Vous savez ! Je serais allé à Nice poser mon cul sur ma rituelle plage de galets. J’aurais joué au vacancier heureux. Pensez donc ! Le sable, la mer turquoise, le soleil bleu-Klein. Je me serais protégé des rayons UV à l’aide d’une crème solaire. Chaque jour, je me serais tourné et retourné, en transpirant, sur ma serviette de bain, à touche-touche, pour élaborer un bronzage futé.
Le guichetier (compréhensif): Hum ! Avez-vous avez essayé de lire, allongé sur votre serviette, un roman épais ?
Le voyageur : Je n’aime pas lire.
Le guichetier : Ah, c’est ballot !
Le voyageur (persévérant): De ma serviette, je serais allé au bord de l’eau me tremper les doigts de pieds.
Le guichetier : Vous aimez nager.
Le voyageur : J’ai horreur de ça!
Le guichetier (futile) : Vous êtes plutôt bronzage.
Le voyageur : (un peu perdu) : Je ne vous ai pas tout dit. Lors de ma première nuit à Nice, c’est recta, je fais mon rêve récurrent d’auto-école. Alors que je suis en train de donner une leçon de conduite, je lâche inexplicablement les doubles commandes et Boum ! Mon élève percute un mur comme Ayrton Senna.
Le guichetier (explicatif) : Vous faites ce que l’on appelle un rêve de transition.
Le voyageur : Je ne vois pas.
Le guichetier (introverti) : Je me suis renseigné à propos des rêves… J’ai les livres qu’il faut, en 27 ans, sept mois…
Le voyageur (le coupe) : Oui, oui, je sais !
Le guichetier : Eh bien moi, du 14 juillet au 7 août, chaque année, je vais en vacances à Concarneau.
Le voyageur : Toujours à la même date !
Le guichetier : La même… d’année en année… et dans la nuit du 14 au 15, je fais mon rêve de TGV qui déraille.
Le voyageur : C’est ça !
Le guichetier : Absolument !
Les voyageurs se sont regroupés autour d’eux.
Le guichetier : (las) : J’ai moi aussi ma petite plage (l’air pincé, écœuré) avec toute cette cochonnerie de varech… ce temps breton pluvieux, leur Fest-noz, leur drapeau noir et blanc… Le troisième jour, j’attrape un rhume. Et tous ces vacanciers assoiffés de goémon et de coquillages. (Aux voyageurs regroupés autour d’eux) : Ecartez-vous !
Le voyageur (féroce) : Laissez-nous respirer !
Le guichetier : De l’air ! De l’air !
Ils se mettent à rire.
Le guichetier : Oh, je crois que je suis en train de me gondoler.
Le voyageur : On n’a pas l’habitude… Hi ! hi ! hi ! hi ! Moi aussi.
Le guichetier : Ça ne vous fait pas mal aux mâchoires ?
Le voyageur : Ah, ça fouette !
Le guichetier : On s’est trouvés tous les deux, mine de rien. (Malicieux) C’est votre guide Michelin des ratés qui m’a mis la puce à l’oreille.
Le voyageur (exalté) : Un raté peut en cacher un autre, vous ne trouvez pas !

 

© Encres Vagabondes & Patrick Ottaviani