Gabriel DELMAS
(scénario)
&
Robin RECHT

(dessin)

Totendom
(Actes I et II)



On dit que tout a commencé au moment où le sorcier Eurynome franchit la porte de métal du Totendom. Les morts attendaient un miracle... ou peut-être une délivrance. On ne sut jamais ce qu'Eurynome entendit entre les colonnes du Temps...
Plongée, contre-plongée, image pleine page, puis longues cases étroites, rectangulaires, vents tempétueux que l'on voit souffler à travers les pans du manteau d'Eurynome, et au long de ces volutes de fumée torses qui envahissent le paysage tout de roches et d'abîmes... Et la nuit autour. Trois planches au plus fort du tourment puis, soudain, tout s'assagit : la mise en page reprend la disposition classique en cases cernées de marges blanches, où les dialogues s'inscrivent dans des bulles. Mais la couleur d'ensemble continue de se donner là, entre nuit, feu et sang – couleur au sens propre, aussi bien que métaphorique : l'histoire est sombre, ardente, sanglante.

A Aachen, capitale de l'empire d'Occident, en des âges barbares de guerres et de magie païenne qu'il est impossible de rapprocher précisément d'une période historique – armes, armures et forteresses semblent indiquer quelque époque proche de "notre" Xe siècle – Darius devient empereur, contrairement à ce qu'un oracle avait annoncé. Il doit son accession au trône impérial au sorcier Eurynome, qui l'a placé sous la protection de deux enfants, Dante et Jeanne, dont il lui confie la garde. Quinze ans plus tard, au prix de guerres incessantes, remportées avec éclat par Dante devenu général, et Jeanne, elle aussi guerrière accomplie, Darius se maintient au pouvoir. Mais les troupes du roi barbare Taurus menacent sur le front de l'est. Il faut encore se battre. Ce sera la dernière bataille de Jeanne ; avec elle meurt l'enfant de Dante qu'elle portait. Dante survit, mutilé. Plus que jamais, Eurynome guide sa destinée, lui qui sait la duplicité dont a fait preuve Darius.
Moi Eurynome, je lis et lie vos âmes
Dans l'acte II, on apprend qui sont Jeanne et Dante; on cerne mieux quel rôle joue Eurynome et ce que désigne "le dragon" – les liens de sang et de magie qui unissent Taurus et Darius apparaissent. L'on assiste à la lente transfiguration de Dante, opérée sous la houlette d'Eurynome : "le dragon" vit désormais en lui...
Tu es le nouveau soleil, tu es le métal, tu es le sang, unis pour brandir l'épée de la libération.

Soif de pouvoir, trahison, vengeance, parole non tenue, malédiction surnaturelle, enfants adoptés, couple incestueux... Les grands thèmes des mythes et des tragédies fondateurs, brodés ici sur fond de guerre permanente, sont nombreux. Cette richesse s'accompagne d'une profusion de références mythiques et historiques générées par les seuls noms qui, au premier abord, perturbe – d'autant que ces références renvoient à une multitude d'époques et de contrées diverses : le nom Eurynome, sans doute directement dérivé d'Eurynomé, fille d'Océan, s'apparente phonétiquement aux Erynnies, divinités de la vengeance. Darius emprunte son nom à des rois perses; dans l'acte II il épouse une certaine Messaline. Voilà pour la présence de l'Antiquité gréco-romaine, mythologie et histoire confondues. Le siège de l'Empire d'Occident est à Aachen – et nous voici au temps de Charlemagne. Quant à Dante, est-il besoin de préciser quelle figure historique se profile derrière le valeureux général d'armée ? Et Jeanne en armure, n'évoque-t-elle pas notre Pucelle nationale ? Derrière Eurynome prenant ses enfants à Taurus, ne voit-on pas planer l'ombre de Merlin emportant le fils du roi Uther Pendragon ? Mais à quoi bon continuer de traquer ces motifs évocateurs dont beaucoup encore parcourent probablement Totendom ? Remarquons simplement que ce brassage improbable fonctionne parfaitement et n'est à aucun moment pesant ni indigeste – c'en est presque miraculeux...
Est-ce parce que sur le plan visuel, l'univers déployé reste cohérent de bout en bout – on est, à l'évidence, dans une sorte de haut moyen âge où le paganisme et la sorcellerie n'ont pas encore cédé le pas au christianisme – et que les données religieuses, rituelles, magiques, restent discrètes, et anonymes les divinités, à l'exception du "dragon" ?

En ce qui regarde le graphisme, le trait est indéniablement figuratif et réaliste – les proportions intrinsèques des corps, des édifices, des paysages sont respectées, on reconnaît sans peine un cheval, un guerrier, un visage humain. Pourtant, le dessin semble davantage mû par l'intention de montrer l'aura symbolique des choses plutôt que leur seul aspect réel. Alors les rapports de taille sont parfois bousculés: le dessinateur les distord avec fougue pour accroître le symbolisme de son image – ainsi Dante devient-il immense face à Jeanne (p. 14 , acte I). Et sans doute est-ce une même impulsion qui le pousse à faire varier les dimensions de la bannière écarlate brandie par Jeanne, tantôt celles d'un modeste étendard et parfois atteignant celles d'une drapure immense qui envahit la case comme une crue sanglante.
Il faut, pour lire les images et tâcher de percevoir leur sens, adopter un regard pictural, considérer avec soin la distribution des couleurs, la répartition des zones claires et sombres, leurs formes, la façon dont elles se regardent, s'opposent ou s'interpénètrent... Les planches de Totendom ne relèvent pas tant que cela du dessin narratif – elles sont peinture de la Nuit et du jeu qu'elle entretient avec la clarté. L'on regrettera, ici, les encadrés brutaux des didascalies et les bulles envahissantes, rondes et flottant largement autour du texte, qui affichent trop crûment la narration. Pourquoi n'avoir pas, comme Druillet et Demuth l'on fait dans Yragaël ou la fin des temps par exemple, coulé les textes – aux périodes superbes, aux envolées sublimes, où circule un souffle grandiose... – dans des lettrages qui se seraient intégrés aux dessins et auraient, ainsi, parachevé la fusion entre les deux facettes, graphique et textuelle, de la poésie épique formalisée dans ces deux albums ?

Malgré cela, Totendom – nom aux résonnances aussi sombres et sourdes que les graphismes sont obscurs et fulligineux – demeure une fascinante geste graphique qui transpose visuellement les remous les plus tumultueux – et les moins avouables – de l'âme humaine en s'appuyant sur un scénario élevé au niveau du mythe grâce à une très habile recomposition des données historiques avec une part des connotations qu'elles ont acquises dans notre inconscient collectif. Que la forme a priori identifiable et, somme toute, classique, d’"albums de bande dessinée" ne trompe pas : ces deux actes de Totendom – ce n'est pas un hasard s'il est question d’"acte", comme au théâtre, et non de "tome", ou de "partie" – transportent au-delà du simple récit dessiné et nous font quitter le terrain d'une banale "histoire" aussi sûrement qu'une tragédie antique ou qu'une épopée.
L'acte II se termine en rouge et noir – rugissement chromatique splendide d'Aachen en feu dans la nuit, sous les yeux de Darius – et une nouvelle référence, mi-historique, mi-légendaire, de sauter aussitôt à l'esprit : l'image de Néron jouant de la lyre lors du grand incendie de Rome en 64... mais rien de surprenant à cela puisque l'on a croisé Messaline peu avant... A quoi ressemblera donc l'acte III et dernier ? Sera-t-il phénix émergeant des ruines d'Aachen, ou bien cendre plus que cendre et nuit plus noire que le feu des massacres ?

Isabelle Roche 
(25/06/07)    

Vous pouvez aussi lire régulièrement des articles d'Isabelle Roche sur le site www.lelitteraire.com


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Bandes dessinées




Totendom

Acte I

mai 2005
48 pages - 12,95 €

Acte II
février 2007
56 pages - 12,95 €

Editions
Les Humanoïdes Associés

www.humano.com




Gabriel Delmas

est né en 1973.
Après des études à l'Université de Lettres et à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, il débute comme illustrateur anatomique, et réalise des oeuvres multimédia. Admirateur de Corben, Aristophane, Bézian, Tardi, Druillet, il a à son actif plusieurs bandes dessinées de registres très différents : Le Psychopompe (Delcourt), Vampyr Draco Maleficus Imperator (Carabas), Ceux qui rampent - Tome 1 (Delcourt), Le Mouton-chien manchot (Carabas). En parallèle au triptyque Totendom, il réalise, avec Patrick Pion, Moloch Jupiter Superstar (Carabas).

Robin Recht
est né en 1974.
C'est aux Arts Décoratifs de Paris qu'il rencontre Gabriel Delmas et Gregory Maklès, avec qui il signera ses deux premiers albums de bande dessinée, après avoir hanté l'univers du jeu de rôles. Il dessine Le Dernier rituel pour Gregory Maklès (Soleil), illustre deux albums collectifs chez Carabas (Vampires) avant de signer les dessins de Totendom.