Thomas Mann
La mort à Venise
(1912)

Luchino Visconti
Mort à Venise
(1971)





Thomas Mann (1875-1955) commence par publier des nouvelles en revues. Il rencontre le succès en 1901 avec Les Buddenbrook ; déclin d’une famille puis avec Tristan en 1903 et La mort à Venise en 1912. Il affiche des convictions nationalistes et conservatrices jusque dans les années vingt mais sous l’influence de son frère cadet, le romancier Heinrich Mann, il se prononce peu à peu pour la démocratie et dénonce le nazisme. Après la publication de La montagne magique en 1924, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1929. En 1933, il profite de conférences à l’étranger pour s’installer en Suisse. En 1938, il part pour les Etats-Unis dont il revient en 1952 pour résider à nouveau en Suisse jusqu’à sa mort en 1955.

Luchino Visconti (1906-1976) devient assistant de Jean Renoir en 1936 (Une partie de campagne, Les bas-fonds) et réalise son premier film, Les amants diaboliques en 1943. Parmi une longue filmographie, on peut citer La terre tremble (1948), Senso (1954), Rocco et ses frères (1960), Le Guépard (1963), Les damnés (1969), Ludwig (1973)…


Le livre

La mort à Venise est une nouvelle d’une centaine de pages construite en six chapitres.
Le premier chapitre se déroule à Munich vers 1910. L’écrivain Gustav Aschenbach (ou d’Aschenbach parce qu’il avait droit à la particule depuis son cinquantième anniversaire) fait une longue promenade qui l’a conduit jusqu’au cimetière du Nord où il attend le tramway. Pour se distraire, il déchiffre les inscriptions qui ornent le fronton de la chapelle des morts lorsque la vue d’un homme étrange le tire de sa rêverie. Un chapeau de Manille à grands bords droits lui donne l’air de venir d’un pays exotique. Aschenbach se détourne et oublie l’homme mais il ressent une forte impression qu’il parvient à analyser : « C’était envie de voyager, rien de plus ; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s’exaltant jusqu’à l’hallucination ».
Ensuite, nous faisons plus ample connaissance avec Aschenbach, son enfance, son parcours, son œuvre, ses conceptions artistiques. On y apprend aussi qu’il vit seul, que sa femme est morte très tôt, lui laissant une fille aujourd’hui mariée.

Au milieu du mois de mai, il prend le train pour Trieste et le bateau pour l’île de Pola, près de la côte d’Istrie. Mais il pleut, l’hôtel est peuplé par une petite bourgeoisie autrichienne fermée aux étrangers et il n’y a pas de plage de sable. « Où va-t-on quand on veut du jour au lendemain échapper à l’ordinaire, trouver l’incomparable, la fabuleuse merveille ? Il le savait. Que faisait-il ici ? Il s’était trompé. » Et sans plus attendre, il quitte Pola pour Venise.
Sur le bateau, son attention est attiré par « un faux jeune homme », un vieux beau fardé à outrance et il en est horrifié. Arrivé à Venise, un gondolier « étrange, sinistre et résolu » s’impose pour l’emmener sur l’île du Lido. Image de Charon, passeur des Enfers chargé de mener sur sa barque les âmes des morts jusqu’au royaume d’Hadès.

A l’hôtel, la société est plus diverse et plus ouverte qu’à Pola. Des Américains, des Russes, des Anglais, des Allemands, des Français… Des Polonais aussi, et parmi eux, « un adolescent aux cheveux longs qui pouvait avoir quatorze ans, d’une si parfaite beauté qu’Aschenbach en fut confondu ». A partir de cette minute, le romancier est obsédé par le jeune Tadzio. « Et son cœur était rempli et agité d’une tendresse paternelle, de l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède ».
Mais dès le lendemain, la chaleur est si lourde, l’air si épais et chargé d’émanations malodorantes, qu’il se sent très mal et décide de quitter Venise pour une petite plage située non loin de Trieste. Le jour suivant, il regrette déjà un peu sa décision et se demande s’il n’aurait pas dû espérer une adaptation au climat vénitien ou une amélioration du temps. Le hasard lui vient en aide. De l’hôtel, sa malle a été envoyée par erreur vers Côme. Il refuse de voyager sans bagage et se réinstalle au Lido pour attendre le retour de sa malle. « Une joie extravagante, une incroyable gaieté souleva sa poitrine et le secoua comme un spasme ». Il ne sait pas alors qu’il ne quittera plus jamais Venise ».

Les chapitres suivants décrivent avec précision les pensées et les promenades de l’écrivain. Il observe Tadzio sur la plage, il suit la famille polonaise qui visite les ruelles de Venise, il rêve… Mais il découvre aussi qu’on blanchit la ville au lait de chaux et que des rumeurs d’épidémie commencent à circuler. Depuis quelques années, le choléra asiatique avait fait son apparition dans plusieurs ports de la Méditerranée et cette année-là, il arrivait à Venise. Sans avoir jamais adressé la parole à Tadzio, Aschenbach ressent un irrépressible désir de plaire, de séduire. « En face de l’adolescent délicieux dont il s’était épris, son corps vieillissant le dégoûtait ; à voir ses cheveux gris, les traits marqués de son visage, il était pris de honte et de désespérance ». Il va s’abandonner aux soins du coiffeur de l’hôtel. Les cheveux noircis, les sourcils redessinés, les yeux agrandis au khôl, les rides effacées par le fond de teint, le visage blanchi et légèrement carminé, les lèvres colorées d’un ton framboise, « Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur ». Ainsi fardé il va suivre Tadzio dans les rues de la ville empoisonnée… Epuisé, il va acheter des fraises trop mûres et trop molles… Et peu à peu, il ressent les premiers malaises, les premiers vertiges. Quand la famille polonaise termine les préparatif de son départ, il s’installe dans une chaise longue sur la plage, regarde le bel adolescent profiter de son dernier bain et il meurt sur cette dernière vision.

La genèse de cette nouvelle

Lors d’une rencontre en 1951, Thomas Mann a expliqué à Luchino Visconti que ce texte était très autobiographique.
« Rien n’est inventé, le voyageur dans le cimetière de Munich, le sombre bateau pour venir de l’Ile de Pola, le vieux dandy, le gondolier suspect, Tadzio et sa famille, le départ manqué à cause des bagages égarés, le choléra, l’employé du bureau de voyages qui avoua la vérité, le saltimbanque, méchant, que sais-je… Tout était vrai... L’histoire est essentiellement une histoire de mort, mort considérée comme une force de séduction et d’immortalité, une histoire sur le désir de la mort. Cependant le problème qui m’intéressait surtout était celui de l’ambiguïté de l’artiste, la tragédie de la maîtrise de son Art. La passion comme désordre et dégradation était le vrai sujet de ma fiction. Ce que je voulais raconter à l’origine n’avait rien d’homosexuel ; c’était l’histoire du dernier amour de Goethe à soixante dix ans, pour une jeune fille de Marienbad : une histoire méchante, belle, grotesque, dérangeante qui est devenue "La Mort à Venise". A cela s’est ajoutée l’expérience de ce voyage lyrique et personnel qui m’a décidé à pousser les. choses à l’extrême en introduisant le thème de l’amour interdit. Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise, à la fois sensuelle et spirituelle. Stefan George a dit que dans "La Mort à Venise" tout ce qu’il y de plus haut est abaissé à devenir décadent et il a raison ».

Un personnage prénommé Gustav…
Thomas Mann admirait beaucoup Gustav Malher, compositeur et chef d’orchestre exigeant et rigoureux. L’écrivain a été très affecté par la mort du musicien le 18 mai 1911. Il a effectué son voyage à Venise une semaine plus tard, du 26 mai au 2 juin, et s’est plongé dans l’écriture de La mort à Venise en juillet 1911 pour l’achever un an plus tard. Dans la nouvelle, Gustav Malher est devenu Gustav Aschenbach, romancier.


Le film

C’est vingt ans après sa rencontre avec Thomas Mann que Visconti entreprend l’adaptation de la nouvelle.
Les pensées et rêveries d’un écrivain sont difficiles à rendre en images sauf à abuser à l’extrême de la voix off. Pour résoudre ce problème, le réalisateur procède à plusieurs modifications, toujours au plus proche des conceptions de l’auteur, et introduit des flash-back.
Il revient notamment aux sources du texte et Aschenbach redevient musicien. Le film est accompagné par l’adagietto de la cinquième symphonie du compositeur. Mahler avait éprouvé la douleur de perdre sa fille, victime très jeune du typhus. Des flash-back évoquent la mort de la fillette et le petit cercueil blanc.
Pour faciliter l’expression des conceptions du romancier sur l’art et la beauté, Visconti emprunte au Docteur Faustus (1947) de Thomas Mann. Un autre musicien, Schönberg, prend les traits d’Alfred et donne la réplique à Aschenbach dans plusieurs flash-back.
Pour le reste, le film reste plutôt fidèle aux chapitre III à VI de la nouvelle.

En 1970, pour trouver le garçon blond susceptible d’interpréter Tadzio, Visconti a prévu un périple par la Suède, la Finlande et la Pologne. Dès son passage à Stockholm, il a repéré Bjorn Andresen mais il a poursuivi le voyage comme prévu et n’a donné son avis définitif qu’à la fin de toutes les auditions de garçons blonds. Ce voyage se terminait à Venise pour des repérages dans l’Hôtel des Bains en hiver et a donné lieu à un documentaire de trente minutes, A la recherche de Tadzio, réalisé pas Visconti pour la télévision italienne.

Les bonus du DVD

Le DVD bonus (Warner Bross, édition collector, un DVD film et un DVD bonus) offre une heure de documents très intéressants.

Aux sources de Mort à Venise (20 mn) : Un entretien avec le scénariste, Nicola Badalucco, qui a rencontré Visconti pour Les damnés et qui explique le travail d’adaptation de la nouvelle de Thomas Mann, l’origine et les raisons des divers changements entre l’œuvre écrite et l’œuvre filmée.

L’emprise du carnavalesque (20 mn) : Une analyse assez technique de la construction du film, des cadrages, des plans, des travellings… par Suzanne Liandrat-Guigues.

Un entretien (18 mn) avec le costumier, Pierro Tozzi qui raconte, entre autres, comment Silvana Mangano s’est retrouvée dans la distribution. Une autre comédienne avait été contactée mais à la lecture du scénario, elle a découvert qu’il s’agissait d’un rôle sans dialogue et elle a refusé. En l’apprenant, Silvana Mangano a proposé d’interpréter gratuitement le rôle de la mère de Tadzio. Un beau cadeau pour Visconti qui tenait beaucoup à ce personnage très proche de sa propre mère.

Serge Cabrol 

Une bonne adresse pour en savoir plus sur Luchino Visconti :
http://emmanuel.denis.free.fr/visconti.html


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Le livre / Le film




Thomas Mann
(1875-1955)
Prix Nobel 1929




Luchino Visconti
(1906-1976)












Gustav Aschenbach
(Dirk Bogarde)




Tadzio
(Bjorn Andresen)




La mère de Tadzio
(Silvana Mangano)




Gustav Mahler
(1860-1911)




Arnold Schönberg
(1874-1951)