Laurent Albarracin a déjà une uvre conséquente et
minutieuse derrière lui. Une dizaine de recueils ont vu le jour dans
des petites structures éditoriales (Myrddin, l'Atelier de l'Agneau, Ikko,
Le corridor bleu, Simili Sky, l'Umbo, L'oie de Cravan, Dernier télégramme).
Il faut noter aussi deux essais importants sur Louis-François Delisse
et Pierre Peuchmaurd aux Editions des Vanneaux, maison dont la volonté
est de renouer avec l'héritage de la collection "Poètes d'aujourd'hui".
La façon de titrer ses ouvrages antérieurs, Le feu brûle,
Le verre de l'eau, Explication de la lumière... nous donne de précieuses
indications pour aborder l'univers poétique de Laurent Albarracin. Certaines
pistes sont d'ores et déjà tracées et leur effet annonciateur
recoupe un territoire clairement défini. L'évidence, le glissement
de cette évidence, la nécessité de sa reformulation engendrent
une poétique à la fois philosophique, didactique et spatiale.
C'est donc une architecture du visible et de la visibilité qui se développe,
une matérialité du poème devenu chose, objet identifiable
que peuvent saisir facilement l'il et la main. Le poème à
l'instar d'une pomme, d'une chaise, se doit de prouver sa consistance.
Le Secret secret, titre liminaire d'un triptyque qui se poursuit avec
Les Armes découvertes et La Branche cachée n'échappe
pas à cela. Chaque chose a son poids et son existence et se révèle
à travers et à partir de son mutisme émerveillé.
D'abord il s'agit de prendre l'évidence comme une évidence :
"Si la roue évoluait
ce serait la fin de la roue
et de la perfection..."
Le monde n'a pas à être cherché, il s'impose de lui-même,
et sa première exaltation est de se confiner dans son apparente neutralité.
Son silence précède la parole qu'il tait. Il y a une jouissance
dans le fait d'apparaître et de disparaître, dans ce "presque
parlé" du monde qui devient l'unité contradictoire et la
forme la plus aiguë du réel. Nommer l'alentour équivaut à
caractériser son immédiateté patiente, cet incendie du
calme qui recouvre ce qui est et ce qui doit advenir.
Chez Laurent Albarracin, l'événement se situe en dehors de tout
événement, il se consacre dans la chose-même. L'immobilité
devient le plus fulgurant des voyages.
"Lorsqu'on franchit une porte
que fait-on sinon
ne pas franchir une porte
rester devant une porte
répéter ce geste
de ne pas franchir une porte
et ne jamais faire
qu'ouvrir un livre
dans un mur"
L'on comprend bien que la poésie reste le noyau dur du réel,
l'absolue nécessité pour que le réel joue au réel
ou déjoue – si l'on veut – ce que nous croyons savoir. Ainsi le bégaiement,
la répétition, le redoublement d'un terme cristallisent en un
même temps le reflet exact de la chose et son cheminement, réévaluent
sa permanence et sa métamorphose.
Le moindre objet est pris dans la durée et l'espace qu'il occupe, revitalise
l'ordinaire et l'extraordinaire, la compétence et l'incompétence
du monde. En effet, la pagaie, le nud, la porte, la pensée, la
goutte d'eau, le galet, une ampoule nue, la fougère... déclinent
à longueur de temps leur manière d'être, en empruntant chaque
fois une langue étrangère.
Leur présence est un étonnement de la matière, une métaphysique
élémentaire qui valident ce qu'ils sont depuis le départ.
En cela, on peut parler d'une tautologie ouverte démultipliant les qualités
de l'objet, le dévêtant et l'habillant de scories lumineuses, sorte
de petites vérités qui ne servent à dire que ce qu'il est
au moment-même où devant nos yeux il s'invente.
L'objet se déplace dans l'espace langagier et physique. Il s'affirme
objet de lui-même et c'est en cela qu'il se dédouble, qu'il retrouve
sa forme parfaite qui consisterait à ne pas entièrement coïncider
à lui-même.
Chez Laurent Albarracin, la langue propose des solutions phoniques, des courts-circuits,
des outils qu'il faut considérer autant dans leur légèreté
joyeuse que dans le sens authentique qu'ils promettent. Ainsi, le jeu de langage
favorise une certaine spontanéité de l'image à condition
que celle-ci réponde à une exigence authentique. Le hasard ne
va pas au hasard. Il réunit en son sein des signes improbables et lucides.
"La branche cachée est le vrai tronc commun
Sur elle se blottissent
tous les oiseaux de l'évidence inaperçue
Les appeler soudain
par leur nom les éparpille"
Il ne s'agit donc pas d'images surréalistes à proprement parler
mais plutôt d'images "surréalisantes" car le devoir du
poème est de s'approprier un objet auparavant défini, de s'approcher
d'un tout venant accessible. Si l'on peut apprécier cette liberté
que nous accorde l'image, elle doit rester attachée à la découverte
sensitive d'une chose, un verre ou une rose si l'on veut. Dès lors,
c'est l'essence de ce verre et de cette rose qui sera recherchée et,
à travers cette essence, leur puissance d'être au monde.
Il semblerait qu'il existe une méthode pour appréhender l'existence
réelle : chaque chose tremble, se dénude après avoir essayé
de multiples définitions, d'ailleurs toutes satisfaisantes. Le verre
et la rose, si nous gardons cet exemple, s'éclairent en se débarrassant
des milliers de vérités comme un chien qui s'ébroue. Habiller
l'objet d'expériences nouvelles pour en démontrer sa nudité
constitue un des axes primordiaux de la poésie albarracinnienne.
L'auteur du Secret secret nous montre que la forme est un rapport et
une chose, et que la modification et l'émergence visuelle d'un objet
proviennent autant de son essence que du traitement de l'évènement
qui le modifie. Voir, sentir, éprouver véritablement et sensuellement
le monde, c'est encore une fois l'habiller de sa propre nudité.
Sa poésie porte donc son attention sur une réalité coutumière.
Elle réhabilite le merveilleux dans le banal, autrement dit les possibilités
qu'il engrange dans chaque état des choses.
"L'eau est l'eau parce que l'eau
en permanence vient humecter l'eau
et passe une langue malicieuse
sur des lèvres délicieuses"
La clarté se trouble pour redevenir la clarté. Ce voyage métaphysique
qui va de l'objet à l'objet reconstruit ce que la réalité
ne donne pas immédiatement. Seule la réalité questionnée
provoque une amorce du réel et réinstalle l'objet dans sa fonction
interrogative. Cependant cette approche phénoménologique installe
un cadre à l'intérieur duquel il va falloir apporter des touches,
des nuances, de nouvelles perspectives. Certains des poèmes semblent
dépasser le bornage dans lequel ils sont inscrits :
"L'eau allongée
a sur la cuisse un rêve.
Quand les loups pullulent
les loups se mettent à pelucher.
L'eau accroupie
pisse un cheval de trait.
Le chemin
est le plus court cheval.
Le bord des yeux
est la plus pure aisselle."
Ici le jeu des transmutations entre l'eau, le cheval et peut-être une
femme non nommée – comme cette jeune fille qui descend d'un carrosse
et trousse haut ses jupes pour uriner sous les yeux stupéfaits d'un enfant
dans le court roman Le roi du bois de Michon – rebat les cartes du réel.
Quelque chose s'édifie en recomposant des éléments épars,
presque volatiles, en dehors d'un sujet de prédilection unique. Le corps
du sujet est composé d'autres corps, amalgame qui réunirait des
qualités extérieures avant que l'objet ne soit construit. Des
correspondances entre les choses non implicites suffiraient pour modeler une
réalité tangible. Le réel a besoin de l'hallucination concrète
du réel pour assurer sa permanence et la surprise réitérée
de cette permanence. La durée est un étonnement de la durée
et elle passe d'un objet à un autre ou du cheval à l'eau comme
si elle était une structure rêveuse et perméable des choses
entre elles.
Laurent Albarracin nous offre un livre d'alchimiste parce qu'il nous convainc
qu'il n'y a rien de pareil au pareil et qu'une paille est un os dans
l'or.
Christian Viguié
(23/06/12)