Retour à l'accueil






Nadeem ASLAM


La vaine attente



Dans la maison de Marcus Caldwell, les livres sont tous cloués au plafond. C’est le moyen qu’avait trouvé son épouse Quatrina, alors que chancelait sa raison, pour soustraire leur bibliothèque aux talibans. Depuis, Quatrina est morte lapidée, parce que leur mariage, célébré par une femme, était considéré comme un adultère. Les talibans sont partis, mais les livres sont restés à la place qu’elle avait choisie pour eux.

Nous sommes en 2005, en Afghanistan. Marcus, vieux médecin britannique, converti à l’islam et ancien distillateur de parfums, a accueilli la Russe Lara, qui est à la recherche de son frère porté disparu lors de l’invasion soviétique. Les rejoignent bientôt David, ancien agent de la CIA, et le jeune Casa, orphelin endoctriné par les islamistes. Autrefois David a aimé Zameen, la fille de Marcus elle aussi disparue. Après avoir enquêté pour découvrir les circonstances exactes de sa mort, il recherche maintenant le fils de la jeune femme. Le roman entrelace étroitement les destinées de ces personnages d’origine diverse, et noue entre eux des liens dont ils ne sont pas toujours conscients. Bouleversant la chronologie des événements, il fait alterner le présent et différentes strates du passé, permettant ainsi au lecteur de reconstituer l’histoire des protagonistes et celle d’un pays dévasté par des guerres successives qui ont banalisé les pires atrocités.

Située au bord d’un lac, la maison de Marcus apparaît comme un havre de paix toujours menacé par l’extérieur dont la sauvagerie peut faire irruption à tout moment. C’est un lieu où subsiste, infiniment fragile, le miracle de la culture, de l’art et de la beauté tel qu’il pouvait s’épanouir avant la guerre. Beauté de la nature, au cœur du verger fleuri qui cerne la maison ; beauté des fresques qui en décorent les pièces, dont chacune célèbre un des cinq sens. Le romancier oppose cette sensualité, ce raffinement, aux horreurs brutales des conflits successifs. De même, Marcus incarne la tolérance et la compassion dans un monde ravagé par la haine et le fanatisme. Cette tolérance, cette compassion, le romancier les étend à tous ses personnages, même s’il ne les excuse pas. Tous ont une complexité humaine qui les éloigne des stéréotypes, et des motivations que nous pouvons comprendre, lors même que nous ne les partageons pas : si David a pu commettre des actes révoltants lorsqu’il était agent de la CIA, c’est parce qu’il les croyait justifiés par un intérêt supérieur, et si Casa compte pour rien la vie humaine, c’est qu’il a été conditionné dès son plus jeune âge à désirer le martyre pour lui-même, et la destruction pour les ennemis de sa foi.

La vaine attente montre crûment l’horreur : « Casa est étendu sur le dos, par terre au milieu de la pièce, les jambes maintenues par un Afghan, la poitrine clouée au sol par les genoux d’un Américain, qui lui tient aussi les mains. Un autre Américain, penché sur le visage de Casa, dirige le jet bleu de son chalumeau directement sur son œil gauche.(… ) La bouche de Casa déformée par la douleur est ouverte sur un cri silencieux, et de son œil jaillit un sang noir. » Mais l’écriture peut également se faire d’une délicatesse extrême pour évoquer les parfums, les sons, les couleurs et les « petits miracles inattendus de l’existence », tel ce spectacle offert par une capucine sous la pluie : « Il vit que sur chaque feuille les minuscules particules d’humidité s’enchaînaient pour former une goutte luisante qui restait un instant en équilibre parfait au centre de la feuille circulaire. En quelques secondes, celle-ci se faisait si lourde que la tige de la feuille ne pouvait plus la porter et se mettait à osciller pour finalement faire basculer la perle d’eau vers le sol, avant de se redresser, prête à répéter le processus. »

Voilà donc un livre qui apprend beaucoup au lecteur occidental, mais dont l’intérêt va bien au-delà de sa valeur documentaire. Il s’agit d’une composition littéraire très élaborée, où la poésie se mêle au tragique et où l’art du romancier s’épanouit dans toute sa plénitude.

Sylvie Huguet 
(07/01/10)    



Retour
Sommaire
Lectures









Editions du Seuil


388 pages – 22 €

Traduit de l'anglais
par Claude Demanuelli





Nadeem Aslam

est né en 1966 au Pakistan. Sa famille se réfugie dans le nord de l'Angleterre lorsqu’il a 14 ans. Son premier roman traduit en français, La Cité des amants perdus, a paru au Seuil en 2006.



Le seuil, 2006
Points, 2007



Vous pouvez visiter
sa page sur
Wikipédia