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Brigitte AUBONNET Pricilia, habillée de son éternel jean et d'un large pull informe, est une adolescente de dix-sept ans mal dans sa peau. Elle n'est pas bête, elle le sait mais elle se sent tellement nulle par moments. Elle se trouve moche, trop grosse, trop grande, trop ronde de visage, trop brune, une accumulation de "trops" à son goût. C'est une solitaire. Sa chambre est un havre. Son lit, un bateau d'évasion. Elle en a dévoré des livres, des histoires. Parfois, elle est incapable d'abandonner les personnages, elle continue une partie de la nuit. Les bruits ont peut-être évolué autour d'elle mais dans son silence, elle se sent préservée. Une adolescente semblable à beaucoup d'autres. Presque seulement car la jeune fille est appareillée et doit lire sur les lèvres. Atteinte de surdité, elle est différente mais ressemble à tout le monde. C'est son problème. Un fauteuil roulant ça se voit. Elle, scolarisée dans le circuit classique avec de jeunes entendants, fait tout pour s'intégrer mais sa vie est remplie de malentendus et cela est difficile, voire épuisant. Une adolescente sourde doit être parfaite. Elle doit toujours avoir la moyenne ou changer d'établissement. Elle doit toujours écouter et mettre ses appareils. C'est elle qui doit penser au micro HF et le donner au professeur au début de chaque cours. Si elle ne s'en occupe pas c'est qu'elle ne veut rien faire. Elle doit toujours apprendre ses leçons ou abandonner les études. Elle doit toujours faire des efforts ou accepter d'être à l'écart. Au collège, dans la classe plusieurs élèves avaient beaucoup plus de problèmes qu'elle. (...) Tout juste si on ne la considérait pas comme une privilégiée qui volait des heures qui auraient dû revenir à d'autres. Même si ses parents sont aimants, qu'elle s'est habituée à l'étrangeté de son frère qui vit sur une autre planète, il lui arrive, souvent, de pleurer le soir dans son lit. Les autres lui font peur et elle ne peut s'empêcher d'envier ces jeunes "normaux" qui peuvent écouter de la musique ou aller au cinéma avec leur bande d'amis. Une innocente, condamnée à vie à rester de l'autre côté du miroir, qui s'est réfugiée dans le monde virtuel de son écran et des réseaux sociaux. Par chance, au lycée, elle rencontre Sandrine, vite devenue une amie véritable comme elle n'en a plus eu depuis ses huit ans. Énergique et attentive, celle qui lui répète sans cesse que ce qui lui arrive n'a rien à voir avec sa surdité, qu'elle est une adolescente comme une autre avec les problèmes et les déconvenues de tout le monde, sait la protéger et la comprendre mais aussi la bousculer quand elle s'enterre dans une position de victime. Cette amitié qui la rassure et la fait sortir peu à peu de sa coquille lui donne l'audace de tenter de nouvelles aventures : découvrir le monde des sourds "signants", suivre un cours de théâtre, ce qui n'est pas évident quand répéter ce que l'on entend ou croit entendre sans sortir des inepties est un exercice de haute voltige. Prendre un torchon pour un cochon, pisser pour tisser... De grands pas qui l'aideront à se révéler à elle-même et aux autres, à s'accepter, à grandir, et à prendre confiance au point d'avoir son bac, de s'inscrire à la fac, de se lier avec des garçons... "Exister c'est insister" comme le dit la phrase de Ben Salem Himmich citée par l'auteur en exergue. Ce roman est effectivement, au-delà de l'histoire restituée de façon sensible de la difficulté à vivre et assumer son handicap et le regard de l'autre sur sa différence, un récit d'initiation et de lutte. La souffrance, la communication, la vie s'y apprivoisent, dans le partage, la tolérance mais aussi avec détermination et combativité. Le récit se déroule harmonieusement, avec un rythme régulier
mais certain qui embarque sans faillir le lecteur dans le bateau de Pricilia
de la classe de seconde à l'université, de l'adolescence à
l'âge adulte, de l'enfermement dans sa surdité à l'ouverture au
monde et aux autres. Si rien n'est occulté des angoisses, des révoltes,
des errances, de la souffrance et des phases d'abattement du personnage, c'est
sur l'espoir que ce livre se termine. Quand Pricilia acquiert la conviction
d'être enfin capable de se faire une place dans le monde des "entendants"
et d'exister par elle-même, c'est tout un avenir possible qui se profile
devant elle. Ce livre dit aussi, en filigrane, l'amour de la lecture et de la littérature
(référence au recueil de Joëlle Ecormier, Je t'écris
du pont, pages 81 à 83). Face aux mots qui, comme des ennemis, se
dérobent à l'héroïne quand elle doit les saisir sur
les lèvres ou s'exprimer, il y a ceux, écrits, qui étonnent,
réjouissent, émeuvent sur le papier du dictionnaire ou les pages
imprimées des livres. Des mots pour soi, à soi. Dominique Baillon-Lalande (23/07/11) |
Sommaire Lectures Le bruit des autres 216 pages, 18 € En couverture, une peinture de Max Eyrolle
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