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Revisitant une histoire qu'il a faite sienne, Albert Vandel nous raconte son combat
pour l'Algérie française, l'ordre colonial et sa morale. Il a la
nostalgie du temps des pionniers et des conquêtes quand, à la tête
d'un bataillon de zéphyrs, il donnait son sang et son âme pour civiliser
le peuple algérien. Un géant infatigable et insatiable qui a converti
des contrées arides en riches exploitations agricoles, a sillonné
tout le pays pour y bâtir des cités et y faire du commerce en tout
genre. Un ogre qui a écumé tous les bordels des terres traversées,
s'est marié plusieurs fois, s'est construit des palais magnifiques et serait
encore un solide et lubrique vieillard à cent cinquante ans...
Armée de légionnaires, ouvriers à sa solde, servantes,
banquiers, tous, toujours, ont été menés de main de fer.
A sa botte ! L'odieux personnage, symbole vivant du colon qui se pense civilisateur
et libérateur, se serait même pris un temps pour un guérisseur
(pour un dieu ?). L'audace et l'argent lui ont conséquemment conféré
un pouvoir et une splendeur tels qu'au plus fort de son ascension, présidents,
ministres et autres dignitaires ont régulièrement honoré
son hospitalité et sa table. Une vie d'excès, de sang, de violence, de sexe, d'orgies, pour finir
avec cent cinquante kilos dans un fauteuil roulant, entouré d'une cour
de vieux colons qui, avec l'effondrement du règne colonial, perdent leurs
fonctions et privilèges, tremblent de haine et de peur. Jusqu'au bout,
lui, le grand Albert Vandel, qui a toujours su faire les alliances nécessaires
à sa tranquillité et à sa puissance et faire plier ceux
qui lui résistaient, est convaincu de son invulnérabilité.
Il transforme son bordj majestueux en forteresse, y accueille avec largesse
les grands colons que le pays en révolte rejette, se divertit avec sa
jeune servante, dernière d'une longue lignée de maîtresses,
saoule tout ce beau monde d'alcool et de souvenirs. Mais ce n'est plus qu'un
vieux fou incapable de s'avouer vaincu, aveuglé par ses certitudes mégalomanes,
qui s'accroche encore à d'improbables stratégies dans l'espoir
d'inverser le cours des choses. Le roi désormais sans royaume n'est plus
qu'un pitoyable pantin, un moribond grotesque. Dans un dernier sursaut d'énergie
et de délire, il entraîne enfin les derniers complices ou légionnaires
qui lui restent dans une fuite vers un ailleurs incertain, travesti par le seul
pouvoir de son imagination et de son orgueil en quête d'un nouvel Éden.
À travers l'histoire de ce personnage fictif, caricatural et fortement
symbolique, ce n'est pas la vie d'un colon que Mathieu Belezi met ici en scène
mais la colonisation elle-même. Tout d'abord parce que les événements nous sont narrés
en toute subjectivité, selon le point de vue de ceux qui les ont vécus
avec leur rêve démentiel de modeler ce pays à leur image
pour l'exploiter à leur profit. C'est dans les méandres de leurs
délires que, sans ménagement, l'auteur nous immerge. Jusqu'au
dégoût. Il fouille les entrailles d'une mémoire obscène
que certains préféreraient oublier, avec violence et provocation
mais sans commentaires, ni morale. Ensuite parce que l'auteur a choisi la forme singulière d'un roman épique.
Les batailles y sont narrées avec force descriptions effrayantes comme
dans les chansons de geste moyenâgeuses ou dans les toiles où Jérôme
Bosch a peint l'enfer : on s'y pourfend de part en part, les têtes sont
coupées, les cervelles giclent, des membres détachés du
corps gisent sur le sol... Des images monstrueuses, hallucinées, violentes.
Ici le rouge vif du sang répandu, là les effluves nauséabonds
laissés par les corps en putréfaction sous la chaleur, rien ne
nous est épargné pour rendre tangible l'horreur des massacres.
Banquets pantagruéliques et orgies organisés par Albert Vandel
nous écurent tout autant par leurs débordements de nourriture,
la densité de leurs goûts et leurs odeurs, leurs dérèglements
et leurs excès. Jusqu'à la saturation. Si tous les sens sont ici sollicités, c'est avec brutalité. Les
mots employés par Mathieu Belezi pour parler du corps et du plaisir n'ont
rien de sensuels, séduisants ou gourmands, mais sont crus, grossiers,
dérangeants comme la scène et les protagonistes qu'il décrit.
Le récit est découpé en treize chapitres. Tous commencent
soit par "Je peux vous le dire, ils ne m'auront pas", soit
par "C'est moi", deux formules récurrentes qui traduisent
parfaitement la démesure du vieux fou. L'ensemble s'organise hors toute
chronologie dans un désordre apparent qui fait écho à la
tempête ambiante. L'écriture impeccable et inspirée, joue sur l'alternance de longues
phrases lyriques et de brèves interjections (notamment un "foutez-moi
la paix, monsieur Albert, je dors" qu'Ourhia, la servante, oppose de
façon systématique à son seigneur et maître à
chaque fois qu' il sollicite son attention), tisse flamboyantes descriptions,
dialogues resserrés et inépuisables fanfaronnades pour aboutir
à une symphonie puissante. On ressort de cette lecture grisé, balloté entre malaise et fascination,
mais totalement conquis. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Flammarion (Août 2011) 432 pages - 22 €
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