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Mathieu BELEZI

Les vieux fous


Revisitant une histoire qu'il a faite sienne, Albert Vandel nous raconte son combat pour l'Algérie française, l'ordre colonial et sa morale. Il a la nostalgie du temps des pionniers et des conquêtes quand, à la tête d'un bataillon de zéphyrs, il donnait son sang et son âme pour civiliser le peuple algérien. Un géant infatigable et insatiable qui a converti des contrées arides en riches exploitations agricoles, a sillonné tout le pays pour y bâtir des cités et y faire du commerce en tout genre. Un ogre qui a écumé tous les bordels des terres traversées, s'est marié plusieurs fois, s'est construit des palais magnifiques et serait encore un solide et lubrique vieillard à cent cinquante ans...

Armée de légionnaires, ouvriers à sa solde, servantes, banquiers, tous, toujours, ont été menés de main de fer. A sa botte ! L'odieux personnage, symbole vivant du colon qui se pense civilisateur et libérateur, se serait même pris un temps pour un guérisseur (pour un dieu ?). L'audace et l'argent lui ont conséquemment conféré un pouvoir et une splendeur tels qu'au plus fort de son ascension, présidents, ministres et autres dignitaires ont régulièrement honoré son hospitalité et sa table.

Une vie d'excès, de sang, de violence, de sexe, d'orgies, pour finir avec cent cinquante kilos dans un fauteuil roulant, entouré d'une cour de vieux colons qui, avec l'effondrement du règne colonial, perdent leurs fonctions et privilèges, tremblent de haine et de peur. Jusqu'au bout, lui, le grand Albert Vandel, qui a toujours su faire les alliances nécessaires à sa tranquillité et à sa puissance et faire plier ceux qui lui résistaient, est convaincu de son invulnérabilité. Il transforme son bordj majestueux en forteresse, y accueille avec largesse les grands colons que le pays en révolte rejette, se divertit avec sa jeune servante, dernière d'une longue lignée de maîtresses, saoule tout ce beau monde d'alcool et de souvenirs. Mais ce n'est plus qu'un vieux fou incapable de s'avouer vaincu, aveuglé par ses certitudes mégalomanes, qui s'accroche encore à d'improbables stratégies dans l'espoir d'inverser le cours des choses. Le roi désormais sans royaume n'est plus qu'un pitoyable pantin, un moribond grotesque. Dans un dernier sursaut d'énergie et de délire, il entraîne enfin les derniers complices ou légionnaires qui lui restent dans une fuite vers un ailleurs incertain, travesti par le seul pouvoir de son imagination et de son orgueil en quête d'un nouvel Éden.

À travers l'histoire de ce personnage fictif, caricatural et fortement symbolique, ce n'est pas la vie d'un colon que Mathieu Belezi met ici en scène mais la colonisation elle-même.
C'est toute l'histoire de l'Algérie française, de la conquête aux déchirements de la fratricide guerre d'indépendance, qui se déroule dans ce roman de plus de quatre cents pages, richement documenté et nourri de références. Mais, qu'on ne s'attende pas à une fresque historique réaliste ou à un pamphlet politique, le projet est ailleurs.

Tout d'abord parce que les événements nous sont narrés en toute subjectivité, selon le point de vue de ceux qui les ont vécus avec leur rêve démentiel de modeler ce pays à leur image pour l'exploiter à leur profit. C'est dans les méandres de leurs délires que, sans ménagement, l'auteur nous immerge. Jusqu'au dégoût. Il fouille les entrailles d'une mémoire obscène que certains préféreraient oublier, avec violence et provocation mais sans commentaires, ni morale.

Ensuite parce que l'auteur a choisi la forme singulière d'un roman épique. Les batailles y sont narrées avec force descriptions effrayantes comme dans les chansons de geste moyenâgeuses ou dans les toiles où Jérôme Bosch a peint l'enfer : on s'y pourfend de part en part, les têtes sont coupées, les cervelles giclent, des membres détachés du corps gisent sur le sol... Des images monstrueuses, hallucinées, violentes.
"Ils frappaient en sourd et en aveugle (…) piétinaient les cadavres (…) pataugeaient dans les entrailles et la cervelle des agonisants (…) le bruit était devenu infernal, le bruit de tout ce qui se déchirait, se renversait, se brisait, de tout ce qui hoquetait, gargouillait, rendait l'âme. (...) Je suis la colère de la France, sa juste et légitime colère qui vous punira jusqu'au dernier ! tempêtait le capitaine. Jusqu'au dernier, entendez-vous. Les têtes roulaient dans le sable, stoppées net par les museaux des sloughis qui se jetaient dessus. Jusqu'au dernier ! Et le perroquet perché sur un piquet de tente nourrissait l'espoir que les chiens rassasiés lui laissassent intacte une tête à becqueter."

Ici le rouge vif du sang répandu, là les effluves nauséabonds laissés par les corps en putréfaction sous la chaleur, rien ne nous est épargné pour rendre tangible l'horreur des massacres. Banquets pantagruéliques et orgies organisés par Albert Vandel nous écœurent tout autant par leurs débordements de nourriture, la densité de leurs goûts et leurs odeurs, leurs dérèglements et leurs excès. Jusqu'à la saturation.

Si tous les sens sont ici sollicités, c'est avec brutalité. Les mots employés par Mathieu Belezi pour parler du corps et du plaisir n'ont rien de sensuels, séduisants ou gourmands, mais sont crus, grossiers, dérangeants comme la scène et les protagonistes qu'il décrit.
Le roman y trouve un souffle de puissance et de colère qui l'habite totalement.

Le récit est découpé en treize chapitres. Tous commencent soit par "Je peux vous le dire, ils ne m'auront pas", soit par "C'est moi", deux formules récurrentes qui traduisent parfaitement la démesure du vieux fou. L'ensemble s'organise hors toute chronologie dans un désordre apparent qui fait écho à la tempête ambiante.

L'écriture impeccable et inspirée, joue sur l'alternance de longues phrases lyriques et de brèves interjections (notamment un "foutez-moi la paix, monsieur Albert, je dors" qu'Ourhia, la servante, oppose de façon systématique à son seigneur et maître à chaque fois qu' il sollicite son attention), tisse flamboyantes descriptions, dialogues resserrés et inépuisables fanfaronnades pour aboutir à une symphonie puissante.

On ressort de cette lecture grisé, balloté entre malaise et fascination, mais totalement conquis.
Un livre qui devrait légitimement émerger de la rentrée littéraire.

Dominique Baillon-Lalande 
(19/09/11)    



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Flammarion
(Août 2011)
432 pages - 22 €










Mathieu Belezi,

né à Limoges en 1953,
a fait des études de géographie et beaucoup voyagé. Plusieurs de ses romans ont été repris en collections de poche.