Jeanne BENAMEUR

Présent ?


Un texte polyphonique sur un collège de banlieue, ordinaire, avec ses acteurs au quotidien. Les profs, les élèves, la documentaliste et la principale, quelques parents également, sont pris sur le vif le jour du conseil d’orientation de la classe de troisième. Loin de la description pointilleuse de ce lieu connu de tous ou du compte rendu administratif de cet épisode particulier ce qui est offert à nous c’est ce corps souffrant du collège mis à nu.

Derrière cette réalité prégnante qui abîme trop souvent les enseignants comme les enseignés, les symboliques occultées de ce microcosme de société sont débusquées.
« Au collège, la sonnerie délivre ou désespère. Elle surprend rarement. L’école est habituée à la cloche. [...] On sonne pour que les gens se mettent en marche, que ce soit vers l’église, l’usine ou le combat. La sonnerie du collège ne fait que préparer à la suite d’une vie. »

Les dysfonctionnements structurels sont pointés et les drames intimes révélés au détour d’un propos ou d’un monologue intime.
« Ce n’est pas qu’elle ne veut pas, qu’ils comprennent à la fin ! Elle ne peut pas ! [...] Elle n’en peut plus d’être toute seule, de ne pas savoir s’y prendre avec les élèves, de ne pas avoir d’autorité. [...] Elle sait des choses, plein, mais elle ne sait pas les intéresser ces élèves…elle est nulle, bonne à rien… elle se sent trahie [...] les élèves ils s’en foutent… tout le monde s’en fout… même elle, maintenant elle s’en fout ! Alors pourquoi elle est dans cette ville qu’elle n’aime pas, dans une vie qu’elle n’aime pas ? Pourquoi elle ne repart pas chez elle ? »
« Chez elle, elle ne dit rien. Pas plus qu’ici. Elle n’est pas forte pour les paroles. Elle, elle dessine. Beaucoup. Tout ce qui lui passe sous les yeux. Les profs pensent qu’elle écrit. Leurs regards l’absorbent avec les chaises, les murs. On ne la remarque pas. Mais aujourd’hui, elle a du mal. Elle est en troisième, ce soir c’est son conseil de classe. [...] Où va-t-on l’envoyer l’année prochaine ? Elle a peur. Depuis ce matin. Une peur qu’elle n’imaginait même pas. Comme si on allait lui dessiner une vie et qu’elle n’en aurait plus jamais d’autre. »

Une superbe galerie de portraits d’adultes, d’adolescents honnêtement croqués, avec respect et empathie. Une tentative courageuse, au-delà des mots dits par chacun, d’en comprendre l’arrière-plan d’interrogations, d’angoisses, de frustration ou de malaise, d’engagements aussi :
« Ne soyons pas raisonnable. Surtout pas. Quand il s’agit de choisir pour quoi on va se lever chaque matin, il ne faut pas être raisonnable, il faut être rêveur de sa vie. [...] Le conseiller d’orientation rumine. Ce soir, c’est le conseil. Non, il ne se laissera pas faire. On va se battre. Vraiment. Des débouchés, à entendre les informations quotidiennes, il n’y en a plus nulle part, à moins de partir faire petite main en Asie du sud-est où toutes les belles industries vont fabriquer. [...] On n’œuvre pas. On fabrique. En série et pas cher. Toujours plus. Pourquoi ? [...] Dans sa tête les pensées ne cessent d’affluer. Il est vivant comme jamais. Dans la colère. Présent. »

« Une élève de sixième, maquillée, habillée comme une femme, lui a lancé ce matin, en le regardant droit dans les yeux : Mais moi je ne suis pas payée pour venir ! Dès le début de l’année, elle l’a mis mal à l’aise. Une adulte modèle réduit. Pas une Lolita comme il y en a tant. Une petite femme amère. Maintenant il la connaît mieux. Pas plus effrontée qu’une autre. Juste une de ces enfants qui n’ont jamais vu leurs parents se lever pour travailler. Génération des parents chômeurs à la maison. Il sait qu’elle se lève seule, qu’elle prépare son petit déjeuner seule, qu’elle part, seule, avec le sentiment profond d’injustice qui creuse chacun de ses pas sur le chemin du collège. [...] La petite le regardait toujours, sans baisser les yeux. Qu’est-ce qu’elle attendait de lui ? La claque qui lui avait démangé la main dans un premier sursaut ? La claque qui ne servirait à rien sinon à faire de lui un prof qui a battu une élève ? Bon sang ! Tiens, ça ferait marcher l’assurance qu’on leur propose en début d’année ! [...] Il lui fallait une vraie réponse, à cette gamine. La réponse que personne ne lui donnait jamais, il le sentait. [...] Il s’était levé, avait marché jusqu’à elle : Eh bien, est-ce que tu sais qu’il n’y a encore pas si longtemps il fallait payer pour aller à l’école ? Tu vois non seulement on n’était pas payé mais on payait pour y aller. Eh oui, on payait pour venir. Il n’y avait que les enfants de bourgeois qui pouvaient apprendre. Payer pour apprendre ! Ça paraissait fou. Ils avaient écouté. La petite sixième écoutait aussi, immobile, la bouche ouverte comme une enfant à qui on raconte une histoire. »

Ne pas juger mais analyser chaque cellule dans sa singularité mais aussi dans son rapport aux autres et à l’établissement.
« L’école, ils y sont allés aussi. On leur avait dit qu’en travaillant on arrivait à quelque chose dans la vie. Ils y ont cru. [...] Ce n’était pas la fortune qu’ils cherchaient alors, juste la dignité d’appartenir au monde commun. Ils se sont levés et sont allés travailler, même quand ils n‘avaient envie que de rester au lit avec leur amour, leurs enfants, et d’avoir une journée libre. On les a jetés un jour comme des tickets perdants qui foisonnent devant le bar-tabac, qu’il faudrait balayer pour rendre le trottoir propre. On leur a dit qu’il fallait comprendre. C’était l’économie.[...] Ceux-là ne savent plus rien dire à leurs enfants pour les pousser au travail. Ils auraient l’impression de continuer le grand mensonge et n‘ont pas les mots pour dire leur colère ».

« Dans la poitrine du professeur de lettres l’enfance vient de souffler. Oui il voulait que les livres lui montent jusqu’aux yeux, lui révèlent le monde. Oui, il était sûr que la lecture d’un vrai texte change le regard de celui qui le lit. Sa force à lui, elle est là, dans les livres.[...] S’il ne peut pas lire à ces gars et à ces filles un texte auquel il croit, alors, autant démissionner, merde ! Pourquoi a-t-il chois ce métier, hein ? Pour transmettre : cette force qui a pris forme comme cela et pas autrement, dans les mots ; ces textes qui parlent de la vie, de la mort, de l’absurdité et de la beauté de ce qui nous fait tenir sur deux pattes. [...] Il sait aussi que le seul programme qui vaille c’est celui qui va leur entrer dans la peau, faire battre leur sang, leur faire éprouver que la vie d’un être humain, c’est fort et que c’est dans les textes. C’est ça la littérature. »

Mettre en mots, côte à côte, les souffrances engendrées par le système pour tenter de comprendre, accepter l’autre et, peut-être, en cela, désamorcer les agressivités, les rancœurs et continuer ensemble d’avancer. Diagnostiquer la maladie pour sauver le malade.

Ce livre intelligent et différent sur le collège, est riche, nourri d’expériences personnelles (Jeanne Benameur a été prof de français pendant vingt ans et nomade de l’écriture et de l’enseignement "autrement" depuis 2001) mais éloigné du documentaire par l’empathie qu’il sait tisser entre tous ces autres, et nous. Le récit est en effet porté et habité par de vrais personnages, jeune dessinatrice, prof de français, d’histoire, parents à la dérive ou campés dans leurs certitudes, qui parfois nous ressemblent et dont on partage les errances et les interrogations. Avec cette superbe plaidoirie en faveur de l’enseignement public, incisive, engagée, généreuse et salutaire, l’auteur nous offre un livre authentique et indispensable à qui veut mieux comprendre le collège, ses rapports avec la société actuelle et les enjeux qui en découlent. Deux cents pages foisonnantes à mettre entre les mains des adolescents, des parents et des enseignants. Pour tenter de comprendre, cesser de critiquer en boucle et peut-être se battre mieux pour défendre l’essentiel.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/08/06)    



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Editions Denoël
224 pages
16 €





















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