Cent trente-deux ans… Maïssa Bey revient sur cent trente-deux années de colonisation dans son dernier livre, Pierre Sang Papier ou Cendre. L’Histoire y est évoquée avec une minutieuse précision. Pourtant il ne s’agit pas ici seulement d’Histoire. Un enfant y est le témoin de l’installation de « madame Lafrance » dans son pays. Il regarde ce que cette présence a de terrible, d’inhumain et d’humiliant. Les tragédies classiques respectaient l’unité de temps, de lieu et d’action et c’est bien à une tragédie que l’on pense en lisant ce texte si précisément documenté. L’enfant ne traverse qu’un seul temps, celui de la colonisation. Il ne vit qu’une seule action avec la cruauté de ceux qui agissent au nom de madame Lafrance, tuent, pillent et affament. Il ne connaît qu’un seul lieu, son pays occupé. Maïssa Bey montre comment tout le fonctionnement d’une société est systématiquement démantelé avec les expulsions, la fin des réunions traditionnelles, l’interdiction faite d’inviter plus d’un certain nombre de personnes… L’enfant va à l’école de madame Lafrance et lit dans ce qu’on lui enseigne tout le mépris voué à ceux qui sont des « arriérés », des êtres inférieurs. L’enfant marche dans ces rues où des « voleurs d’images » saisissent sans vergogne tout ce qui pourrait assouvir leur désir d’Orient. Il y a aussi ces phantasmes abjects que doivent servir celles qui sont devenues le repos du guerrier... L’enfant voit la spoliation dans les détails du paysage qui l’entoure avec les drapeaux qui s’exhibent. Il la ressent dans les bruits de la ville avec le son des cloches qui réduit au silence l’appel du muezzin. C’est un peuple exsangue qui brandit un drapeau algérien le 8 mai 1945, pour subir ensuite l’insoutenable. Ainsi le napalm se déverse et coule dans les ruelles d’un douar : « L’enfant court sur les chemins de poussière. Il trébuche sur les gravats. Il pleut des pointes de feu. Il pleut des éclats de lumière. Cours mon fils, cours ! » Au-delà de l’Algérie, ce sont tous les peuples colonisés que Maïssa Bey saisit dans le prisme de son écriture. À travers son pays, elle parle de tous les opprimés, qu’ils soient Algériens ou Kanaks exhibés lors de l’exposition coloniale de 1931. Par ce livre, elle grave sur la page les stigmates d’une mémoire qu’il faut à jamais protéger de l’oubli et du temps qui estompe et déforme. Il y a des textes qui semblent portés par un seul et même souffle, ininterrompu, un souffle qui reste suspendu jusqu’à atteindre son but. Un souffle qui porte la course éperdue d’un enfant à travers l’oppression et la guerre jusqu’à sa libération… Le souffle de Maïssa Bey prend les mots de la tragédie, de la poésie, des mots qui sont à la mesure de l’infiniment humain, à la fois hanté par la mémoire et habité par un indéfectible espoir. Cécile Oumhani (19/03/08) |
Sommaire Lectures Editions de l'Aube 208 pages - 16 €
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