Jean-Noël BLANC

La petite piscine au fond de l'aquarium


Le narrateur s'appelle Pierre Lacroix « un nom mal cousu pour jouer aux matamores; quidam ne projetant pas autour de lui une grande ombre portée ; a su cependant séduire des femmes, quelquefois, autrefois ; n'ayant plus aujourd'hui de relation qu'avec une femme vivant dans une autre ville (amours en pointillés); approchant la limite d'âge, et pas plus savant pour autant. »

Il est cadre, directeur des achats dans une société en cours de restructuration à la suite d'un rachat par un grand groupe. Les employés, dans tous les étages, tremblent pour leur avenir, certains rampent, d'autres se cabrent ou fanfaronnent, d'autant plus que la nouvelle directrice est une femme. Pour lui qui aime le genre féminin et croit dur comme fer (comme un ancien comédien amateur jamais repenti) au pouvoir ravageur de son sourire « gérardphilipe », l'arrivée de la dame « Ongles soignés. Manucure. Bracelet d'argent. Tailleur gris. Colliers de perles. Maquillage très discret. Rides discrètes aussi, et assumées. Yeux gris. Une femme sûre de sa force » serait plutôt de bon augure.

L'homme a l'âge où, face aux petites trahisons du corps, il devient urgent de profiter des jours qui ne reviendront pas, d'aménager ses petits bonheurs et ses espoirs.
C'est un amateur de mots, un fin observateur, doté d'un flegme à toute épreuve. Au cœur de la tourmente qui ravage les bureaux, il s'essaye à surfer sur les vagues de restructuration avec humour.
« Ça ne va pas ?
Je ne sais pas, une saloperie. Je crains d'avoir attrapé la myxomatose.
Ça m'étonnerait, si c'était la myxomatose vous auriez les yeux rouges.
Alors c'est la vache folle.
Ne parlez pas de malheurs, on va être obligé d'abattre tout le troupeau 
»
« J'ai dit alors cette fois-ci on ne réforme plus au scalpel, ni même au rasoir, on passe directement au coupe-coupe ? J'étais en dessous de la réalité. On en était à la débroussailleuse. »

Mais la complicité du cadre facétieux avec la troublante dame de fer ou sa maîtrise à utiliser la distance comme protection ultime ne saurait suffire à changer le cours des choses.
«  A la boîte, l'atmosphère ne s'améliorait guère. Un avis de grand frais, mer agitée à forte, plombait notre météo interne, et le passage des œufs durs de l'audit n'avait rien arrangé. Ils avaient laissé derrière eux un climat de malaise et de suspicion. L'inquiétude régnait, les gens se dévisageaient avec des gueules de coin de rue, on se méfiait, on redoutait un sérieux tangage dans l'entrepont, on craignait l'avenir et le gros temps. »
« Mon remplaçant m'avait léchecuté sans vergogne, il avait voulu me vendre quelque chose que je ne voulais pas acheter, il avait la voix grasse et le verbe graisseux, il cocottait le sent-bon, il ne se prenait pas pour une merde : un fâcheux, un butor et un con. Et il s'était tripoté les couilles deux fois en ma présence. ».
Quand la machine implacable se met en marche que reste-t-il de l'humain ?

Heureusement, en contrepoint à la valse des chausse-trappes, de la compétition et des liquidations sournoises, il y a le Barnabé, avec son patron sympathique et l'étrange ivrogne qui fait profiter les clients de sa philosophie de comptoir, non exempte de bon sens et de charme, et les calembours échangés selon un rite bien établi avec le boucher du quartier. Un divertissement salutaire.
Ainsi va la vie. Pas toujours gaie mais souvent drôle.

Très vite, le lecteur, sous le charme, devient complice et partage les réflexions du narrateur avec intérêt. Les personnages secondaires, eux aussi, prennent corps et les tranches de vie qui nous sont livrées au détour du récit, l'air de rien, sans aucun commentaire, sans forcer le trait, sonnent justes, émeuvent et nous renvoient autrement, humainement, à ces situations statistiques et froides véhiculées par les médias : restructuration, liquidation, délocalisation et autres pathologies souvent mortelles pour ceux qui s'y trouvent confrontés.

L'auteur, parfois tendre et généreux, parfois caustique et amer, manie les digressions avec brio, joue avec virtuosité et vivacité sur les mots, les situations, les personnages, les dialogues, les histoires avec un pessimisme hilare et un désespoir élégant.
Un livre intelligent, brillant, sensible, jouissif à l'extrême, dont la légèreté apparente cache une vraie réflexion sur les relations hommes/femmes, le vieillissement, le rapport de l'homme au travail mais aussi sur le goût du pouvoir, la fascination de l'argent, l'aspect carnassier d'une société obnubilée par la compétitivité et la rentabilité. Un livre grave qui fait sourire. Un livre drôle qui fait réfléchir. Éblouissant et à lire de toute urgence.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/05/07)    



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Editions Joëlle Losfeld
243 pages - 18,50 €



http://www.gallimard.fr/
collections/losfeld.htm







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