Raymond BOZIER

L'homme-ravin
suivi de
Lieu-dit

L'homme-ravin, premier volet d’un triptyque intitulé "Divagations", fait écho à "Paysages avant l’oubli" (Lieu-dit, Rocade, Fenêtres sur le monde), triptyque publié de 1997 à 2004. La réédition de Lieu-dit (Prix du Premier Roman 1997, Prix du livre Poitou-Charentes) dans ce volume, à la suite de L’homme-ravin, relève d'une volonté de l'auteur dans l'optique d'une mise en abyme de son travail.

Dans L'homme-ravin un homme, immobilisé dans une chambre d'hôpital, probablement un établissement psychiatrique, se raconte. On l'a trouvé dans un ravin à demi nu, quasi redevenu à l'état sauvage, muet et sans mémoire. Il parait plongé dans un état de grand dérangement mental, désaccordé avec le monde alentour. « Je voulais oublier ce que j'étais et d'où je venais, réduire mon corps à l'état d'une pierre enfoncée dans une terre ni choisie ni désirée. »

Face aux parents, aux amis qui lui rendent visite, tentent de lui faire recouvrer la mémoire, manifestent à son égard gentillesse, familiarité ou même intimité, il se mure dans le mutisme le plus complet, la peur et le rejet. À leurs interrogations, il consent parfois une réponse griffonnée sur une feuille mais celle-ci est lapidaire. Voir tous ces gens l'ennuie, il semble n'aspirer qu'à la solitude et à l'oubli. Inapte à toute concession avec la faune humaine, il ne veut pas faire le moindre effort pour retrouver le fil qui le relie à ceux-là et à son ancienne vie.

Son histoire n'appartient qu'à lui et le cahier que le médecin lui a remis sera son seul confident. Il y évoque ainsi l'accident de voiture en rase campagne qui a tout fait basculer «  Mieux que n'importe quel divertissement, la vitesse lui permettait de sortir de l'ennui et de jeter momentanément par-dessus bord son statut de voyageur représentant placier, s'usant à trimballer des catalogues à travers le pays, accumulant les kilomètres et les chambres d'hôtels, les contrats de vente, la fatigue, l'ennui... Grâce au défilement rapide et contrôlé du monde extérieur, il rompait enfin avec la médiocrité de son existence et basculait dans un état second. Il sortait de lui-même, devenait autre, c'était comme une sorte d'éjaculation dont il pouvait maîtriser le flux et qui lui assurait une forme inhabituelle de plénitude. [...] Dans un mélange contradictoire de ravissement et de panique, il entendit le couinement des pneus sur le bitume se surajouter à la musique ambiante, vit des silhouettes d'arbres bondir devant lui puis disparaître, comme affolées par l'éclat des phares, compris qu'il heurtait le talus, cogna de la nuque sur l'appuie-tête, lâcha une bordée de jurons, appuya de toutes ses forces sur la pédale de freins et contrebraqua, à tout hasard. »

Il décrit avec ferveur son étrange séjour au fond d’un ravin et la décision de se tenir désormais en marge du monde qui s'est imposée à lui. Vagabond ou chien errant survivant en pillant de nuit les réfrigérateurs des maisons isolées. « J'ai pris, c'est vrai, mais je ne vois vraiment pas ce qu'il y avait de mal à cela. Crever de faim me semble autrement plus grave. Surtout quand on sait ce qu'ils donnent à leur chien ou à leur chat. Des pleines gamelles pour les uns, du plomb pour les autres, merci bien ! [...] En plus, j'ai toujours été correct. J'ai toujours laissé quelque chose en échange de ce que j'avais mangé. Parfois un lézard, parfois un oiseau mort, des fourmis enfermées dans des feuilles, des papillons ligotés avec des brins d'herbe... » La nuit c'est dans les granges ou les fossés qu'il s'assoupit quelques heures.

Parmi ses secrets confiés à la page blanche, la haine, aussi, de ces deux sœurs recluses qui l'ayant découvert malade, le soignèrent contre salaire en pratiques sexuelles partagées. « Quand elles étaient nues, il était impossible de les distinguer l'une de l'autre. Elles avaient les mêmes voix, mêmes expressions, mêmes manies. Estelle ou Denise, je ne savais jamais qui me faisait face. Le chien et l'enfant, eux, ignoraient ce genre de problème. Ils avaient l'air de s'y retrouver. [...] J'ai fini par être tellement dégoûté de me voir ravalé en permanence au rang d'objet qu'une nuit où elles m'avaient particulièrement sollicité, j'ai pris la décision de retourner dans le ravin. Là-bas, au moins, je savais qu'on me ficherait la paix. »

Plus noir encore, l'épisode de cette promeneuse paniquée qu’il dépouilla de sa « jolie robe à fleurs, soyeuse et agréable à porter » sans autre dessein que de s'en vêtir lui-même. « Ç'a été sans nul doute ma principale erreur : agir en fonction des circonstances, sans préméditation. [...] C'est quand elle s'est mise à crier que j'ai ramassé une pierre et que je l'ai frappée à la tempe. J'ai pas aimé ce bruit [...], encore moins de voir le sang couler sur sa joue, comme une larme interminable. »

A l'hôpital, physiquement remis d'aplomb mais sous surveillance psychologique et policière, ce rebelle mutique qui refuse ce qu'il a pu être et les siens, ce miraculé sorti indemne de la carcasse emboutie comme d’un autre ventre maternel, cherche à fuir cette chambre où il est enfermé, pour retrouver les parois protectrices de son ravin et marcher parmi les arbres. « Je peux dire que j'ai marché et que cela me démange encore, dans les jambes : divaguer, errer, m'égarer, marcher sans but, comme ça, pour occuper l'espace et m'éloigner du monde. » Devenu profondément rétif à la vie sociale, il n'aspire qu'à vagabonder dans la nature, sans autre but que de se sentir vivant dans l'instant. « D'ailleurs je me fichais de la Terre entière et de tout ce qui allait avec. J'étais comme ces lézards qui ont l'habitude de se chauffer sur des pierres ou à la verticale des murs. Ce qu'il y avait autour de moi, ce que je venais de vivre, ce que serait l'heure d'après, n'avait aucune importance, seule la chaleur du soleil et le bleu du ciel n'importaient. »

Lieu-dit raconte la non-vie du fils d'un couple aisé d'éleveurs de porcs, devenu muet suite à une chute de jeunesse, qui, devenu adulte, demeure seul, depuis la mort de ses parents, dans sa vieille ferme au cœur d'un village abandonné. Son père avait, lors des départs successifs ou des décès des villageois, racheté toutes les habitations dans le but d'éviter par un entretien sommaire leur dégradation progressive. Un arrêt sur image pour protéger ce rejeton fragile de l'avenir. Proche de la nature qu'il arpente depuis son enfance, ce rustre mal grandi qui n'a jusqu'ici cessé de se démener pour sauvegarder l'héritage familial et le hameau, décide d'arrêter cette lutte incessante contre le temps et de vivre pour lui. «  Je n'ai plus supporté de vivre comme le gardien du zoo d'un cirque disparu. » Dès lors, il passe ses journées au grand air, égaye ses soirées avec des écrans lumineux de télé qu'il a placés dans chacune des fenêtres de sa maison en un étrange spectacle, boit et écrit chaque soir sur un carnet ce qui lui sert de vie.
Mais un jour tout bascule. « Les frères sont venus plus tard, à l'automne. J'étais en train de brûler les herbes sur l'accotement de la route quand le fourgon a ralenti et s'est arrêté à ma hauteur. L'aîné conduisait. L'autre était assis à ses côtés, les pieds posés sur le tableau de bord. Il avait ce rictus détestable qui ne le quittait jamais et cette attitude de chien sournois qui ne mord [...] l'adversaire que lorsqu'il a le dos tourné. Son frère était différent. [...] il ressemblait plutôt à une grosse licoche faible et indécise crachant son mucus sur la pierre lisse de l'existence et s'adaptant aux aspérités du sol pour avancer, lentement, sans se retourner ni jamais regretter quoi que ce soit. » . Dans ce hameau, qu'outre l'éleveur de moutons qui profite de ses terres en bordure, il est seul à hanter, les deux nouveaux venus veulent louer une maison pour loger leur famille loin de l'agitation de la ville. Il leur faut insister, beaucoup, mais de guerre lasse, ils obtiennent gain de cause. Très vite, avec l'ennui, les deux hommes s'avèrent violents et querelleurs et "l'idiot du village" leur paraît constituer la cible idéale pour assouvir leurs bas instincts de persécution. Les deux femmes, Léa et Iris, mère et fille, sont plus discrètes et sans animosité déclarée. Quand Iris se retrouve enceinte, les frères évoquent l'idée d'un mariage avec le fermier arbitrairement jugé coupable. Une façon commode de ne pas payer le loyer et de mettre tout ce beau monde à l'abri du besoin. Lui, les sens troublés et la peur ancrée au ventre, se laisse malmener mais non berner. Il ne trouve finalement de chaleur humaine qu'auprès de Léa, qui « disait n'avoir plus goût à rien, sauf aux somnifères, aux cigarettes et à l'eau de vie » mais qui « savait prononcer les mots qu'il fallait ». « Depuis qu'ils m'avaient roué de coups, elle les surveillait. [...] Quand j'étais à courir dans les bois, elle m'apportait de la soupe, des parts de gâteau, des restes de nourriture. » Avec cette femme à la dérive, torturée par la culpabilité et les remords, par le truchement des confidences livrées à son journal intime, il partage aussi le secret de l'enfant incestueux mort-né.

Le lecteur est ainsi confronté à deux textes hors convention, autour de deux hommes ravalés au rang de bêtes, rendus à la nature ou perdus en elle, qui survivent en marge du monde avec l'énergie vitale du désespoir.

Dans L'homme-ravin, la sortie de route s'avère à la fois réelle et symbolique. Le récit de cet homme sain d'esprit et que l'on prend pour fou, raconte la lassitude qui peut engloutir l'individu submergé par cette société de consommation convenue, déliquescente, insensée et destructrice. Il nous laisse aussi entrevoir dans le retour à la nature et l'exclusion volontaire, si ce n'est le salut, au moins une liberté et une authenticité retrouvée. Mais nous sommes ici loin du mythe romantique du retour à l'état sauvage. Sous la ramure des arbres, dans les champs ou au bord des routes, la survie est empreinte d'une brutalité plus terrible encore et les dangers sont multiples.

Symétriquement, le personnage de Lieu-dit, qui survit dans un hameau abandonné où la nature a repris ses droits, ploie sous le poids de l'ennui et la solitude. Avant l'arrivée dans sa vie de cette famille médiocre et hargneuse de laissés pour compte que cette société a néanmoins formatés, le demi-idiot ou demi-philosophe n'est confronté au monde extérieur que par les images lumineuses, et pour lui muettes, des fenêtres-TV qu'il a installées pour "animer" son existence et se relier de façon toute personnelle à la civilisation. Après le débarquement de ceux-là mêmes dont il paraît avoir espéré autant que craint la compagnie, ce sont la maltraitance et la méchanceté qui combleront le vide antérieur de son existence.

Pour l'auteur, quelles que soient les voies explorées, l'espoir de pouvoir vivre en harmonie avec soi-même et le monde, en sauvage ou en homme civilisé, semble définitivement perdu.
Seul recours pour nos deux protagonistes, les mots, tracés sur leurs carnets, unique traduction intelligible des signes du monde, réconfortants compagnons de solitude, balisent ce qui pourrait s'apparenter à une quête originelle et à une réconciliation avec soi-même.
Cette vision singulière et très noire du monde est nourrie par l’univers intérieur de personnages entiers, charnels, brutaux souvent, profondément seuls, délibérément dérangeants mais d'une authenticité qui trouble et émeut.

Raymond Bozier s’est longtemps consacré à la poésie avant de s'atteler au roman et son écriture en est magiquement nourrie. Ces récits d'un "ailleurs", prégnants, angoissants, presque hallucinés, aux frontières du fantastique, ces histoires d'errance éternelle et de quête, sont servis par une langue originale, riche et imagée, qui renforce l'étrangeté de l'atmosphère, l'outrance des caractères et des situations. L'auteur nous bouscule et nous enchante pour nous entraîner dans un monde de ronces, d'odeurs de terre mouillée, de sang, qui parle aux sens. Un livre curieux, à la fois dérangeant et séduisant, porté par de grandes qualités littéraires dont la lecture ne laisse pas indemne.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/05/08)    



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Editions Fayard
322 pages - 19 €









Raymond Bozier,

né en 1950, vit à la Rochelle. Il a publié des poèmes, des récits et animé la revue littéraire "Cargo". Il a obtenu le prix du premier roman en 1997 pour Lieu-dit, premier volet du triptyque "Paysages avant l'oubli" qui comprend aussi Rocade et
Fenêtres sur le monde.