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Emmanuel CARRÈRE

Limonov


Voilà un livre troublant parce qu'il évoque un personnage contesté en Europe de l'Ouest : Edouard Limonov, ex-dissident soviétique, familier de la Factory de Warhol, écrivain punk racontant sa vie dans des livres provocateurs, agitateur politique, proserbe et néostalinien, chef du parti national-bolchevik dans la Russie actuelle et opposant déclaré à Poutine.

C'est à la vie de ce personnage que s'est attelé Emmanuel Carrère. Pour ceux qui connaissent les origines russes de l'auteur de L'Adversaire, on ne s'étonnera pas d'un tel choix, même si en Occident, quand on parle des Russes, on s'en remet plutôt à des écrivains qui ont eu à cœur de sonder l'âme humaine, de Pouchkine à Gorki en passant par Gogol ou Boulgakov.

Limonov, lui, ne rentre pas dans ce cadre consensuel : aux dissidents comme Soljenitsyne ou Brodsky, il préfère les délinquants de sa jeunesse, ceux qui lui ont appris à boire sec, à tirer au pistolet et à n'avoir peur de rien. Limonov cherche l'aventure, un peu comme un héros de Corto Maltese, sauf qu'il se trouve rarement du côté du Bien ; on comprend qu'un lecteur français puisse se sentir mal à l'aise devant un individu qui se réclame aussi bien de Lénine et de Staline (celui de la grande guerre patriotique) que de Drieu La Rochelle (pour le côté viril) et du baron balte Ungern von Sternberg, russe blanc et bouddhiste qui aura tenté en vain de soulever des masses asiatiques contre l'Armée rouge.

En fait, Limonov est un paradoxe permanent. Il n'est jamais là où on l'attend. Il n'aime pas la contrainte. Il préfère s'inventer un personnage. Tout cela, Carrère le démontre avec brio, mais pris en même temps aux paradoxes de son propre projet. Limonov, un salaud ? Limonov, un héros ? Carrère ne tranche pas, sans doute parce qu'il voit dans ce personnage peu fréquentable quelque chose de typique de la mentalité russe, où la générosité le dispute à la violence, l'abjection à l'amour. C'est aussi l'occasion, pour Carrère, de faire défiler soixante ans d'histoire soviétique, de la déstalinisation aux décennies poutiniennes où le pouvoir du fric, et la corruption qui va avec, a fini par tuer tout idéal, de gauche comme de droite.

Limonov, en quelque sorte, appartient à une autre époque. Et on sent poindre chez lui une nostalgie, qui ne va pas sans grincements de dents pour le lecteur français habitué à penser les choses d'une façon binaire. Fils d'un médiocre agent du NKVD, poète génial, pas antisémite pour un kopeck, mais aussi amoureux fou, adepte de l'AK-47, soûlographe endurant, Limonov est tout cela à la fois et bien d'autres choses. Bref, une énigme. Un personnage de roman bien vivant, disciple de Tintin et de Curzio Malaparte.

Limonov, qui était pressenti pour le Goncourt en 2011, a obtenu le prix Renaudot. Pour une fois, on ne chipotera pas : voilà un prix mérité pour un livre qui nous permet de découvrir bien des choses sur la Russie moderne et contemporaine, un pays fou et attachant à la fois, à l'image de son héros éponyme.

Pascal Hérault 
(03/05/12)    



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Lectures








Éditions P.O.L.

(Septembre 2011)
496 pages - 20 €

Prix Renaudot 2011





Emmanuel Carrère,
né à Paris en 1957, est l'auteur de douze livres qui ont obtenu une dizaine de prix littéraires (dont le Femina et le Renaudot).