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Antoine CHOPLIN

La Manifestation


Une histoire simple, très courte. Monsieur Bobbie, homme gentil et discret, éternellement condamné à l’enfance, est logé dans un vieux bâtiment en brique abrité dans un parc hors de la vue et du bruit du monde. La présence de gardiens en blanc attentifs à tout mouvement évoque une maison de convalescence, de retraite ou un asile.
Chaque jour ou presque, l’homme fantasme sa promenade dans les rues de la ville avant d'accomplir les mêmes déplacements répétitifs : faire le tour du pâté de maisons, croiser les mêmes passants, s’arrêter devant les mêmes boutiques, sourire et dire quelques mots à la belle et aimable Adèle, perchée sur ses talons trop hauts quand par chance elle n’est pas en main. Un rituel qu’il savoure lentement et avec toujours la même attention aux aguets. Mais cet ordre des choses immuable va se trouver brusquement bousculé par la ville elle-même.

Un jour, il va croiser le cortège bruyant d’une manifestation, cette foule solidairement compacte criant d’une seule voix des slogans pour revendiquer la dignité humaine. Après avoir résisté quelques instants à contre marche au mouvement de la foule, il se laissera porter par ce flux de vie qui l’enchante. «  Qu’on existe et qu’on va crever, qu’on veut de la liberté, dans la rue et tout, ça le transporte monsieur Bobbie. C’est bien ce genre de choses qu’il se répète tous les jours monsieur Bobbie. Il y a des centaines, sûrement des milliers de personnes qui reprennent ça en chœur. Exister, crever, liberté, rue. Ça sonne sacrément. » Et il crie comme les autres monsieur Bobbie. Il s’infiltre, titubant comme un homme ivre, rejeté avec agacement par certains manifestants qui ne se reconnaissent pas en lui, au devant du cortège où on l’entendra hurler plus fort que tout le monde « Exister, crever, liberté ».

Pour notre petit homme, qui parle de lui à la troisième personne, c’est l’occasion inespérée de se sentir au cœur du monde en marche, l'illusion d'un retour à la vie, d'une acceptation par les autres. Ni les coups de matraque, ni le réveil douloureux dans les locaux du commissariat n’y pourrons rien changer. «  Il y a quelque chose qui lui plait drôlement dans tout ça, à monsieur Bobbie. Il y a comme un bon petit bonheur qui lui tient au corps. Qui lui donne une belle confiance. C’est important de rester debout. Pas de raison de se coller la tête dans les mains comme eux. »

En cinquante pages à peine, l’aventure intérieure de ce vieil homme touchant de candeur et de fierté qui répète comme un hymne joyeux qu’avant de crever il s’agit d’exister, émeut parce qu'il incarne à la fois la fragilité et la ferveur. L'homme maladroit, au geste lent et à l'esprit simple, mis au ban de la société qui s’agite sans lui et lui jette ordinairement, au mieux, un regard condescendant, est celui qui incarne de la façon la plus authentique à cet instant le désir du bonheur pour tous, le rêve d’un jour « couleur d’orange, (…) un jour d’épaules nues où les gens s’aimeront, un jour comme un oiseau sur la plus haute branche » (Aragon). Et c’est tout simplement beau.

La Manifestation est un texte rare à déguster en prenant son temps. Il faut savoir tendre l’oreille pour en percevoir la mélodie poétique, savourer chaque phrase, chaque mot choisi avec soin, chaque silence. Quand le lecteur à regret abandonne monsieur Bobbie à sa sombre bâtisse, il se sent encore nimbé de la lumière d’un rêve heureux.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/11/06)    



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Editions La Dragonne

48 pages, 10 €






Antoine Choplin
est né en 1962.
Il vit près de Grenoble,
où il concilie son travail d'auteur, ses activités culturelles et sa passion pour la marche en montagne.
Il a publié plusieurs livres, dont Radeau (La fosse aux ours 2003 et Pocket,
prix des librairies Initiales),
Léger fracas du monde
(La fosse aux ours 2005)
et L'impasse (La fosse aux ours 2006).




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